Les impasses de la « modernisation » : l'Etat n'est pas une entreprise !

mardi 18 mai 2010

Le discours sur la « modernisation » de l’Etat repose sur un postulat implicite : l’Etat doit se réformer sur le modèle de l’entreprise. Cette politique n’a pas jusqu’ici permis de réduire le déficit public ; déficit dû d’abord aux pratiques clientélistes. En revanche, elle met en cause les fondements mêmes de l’Etat régalien. C’est en tout cas le point de vue de l’essayiste Roland Hureaux dans un texte intitulé  Les impasses du modèle entrepreneurial dans la gestion publique.  Polémia en donne ici des extraits à ses lecteurs qui pourront se reporter au texte complet en version PDF.

Polémia

 

« Il y longtemps (…) que la réforme de l’Etat est à l’ordre du jour. Beaucoup doutent pourtant qu’il s’en porte vraiment mieux. En témoigne l’incapacité persistante à maîtriser un déficit inférieur à 4 % du PIB (*) (avant même les effets de la crise de 2008 NDLR). Personne ne pense non plus sérieusement que l’Etat en quelque domaine que ce soit ait gagné en efficacité, ni que les procédures aient été simplifiées, au contraire.

Le placage abusif du modèle entrepreneurial

Une des raisons qui peuvent expliquer cet échec chronique : le placage abusif sur des réalités de l’administration publique de ce que nous appellerons le modèle entrepreneurial.

Beaucoup, sinon toutes les réformes entreprises au cours de cette période sont guidées par un présupposé rarement exprimé de manière ouverte mais qui inspire de fait à peu près tous les dispositifs adoptés : l’idée que les entreprises du secteur privé sont plus efficaces que l’Etat et que donc si on veut rendre l’Etat efficace, il faut gérer les administrations « comme des entreprises. »

D’emblée nous relèverons ce qu’a de fallacieux cette référence.

Le critère du profit, spécificité du privé

A condition d’oublier la scandaleuse manière dont ont été dirigées ces dernières années les banques des deux côtés de l’Atlantique ou des échecs retentissants comme Enron ou Vivendi, on peut admettre certes que l’entreprise privée fonctionnant dans une économie de marché demeure globalement efficace et sans doute plus que beaucoup d’administrations publiques, collectivités locales comprises.

Mais les entreprises privées ont une spécificité qui permet d’atteindre ce résultat : une finalité immédiate qui a l’avantage d’être simple c’est-à-dire le profit. Sans nier d’autres finalités telles que l’épanouissement d’une communauté de travail ou la mise à disposition du public de biens et services de qualité, le profit est pour une entreprise une question de vie et de mort.

Le profit est non seulement une finalité simple mais encore un indicateur de la bonne santé et de l’efficacité de l’organisme, pouvant être suivi presque au jour le jour. La précarité des entreprises privées, toujours exposées à l’échec, exige et assure un retour d’expérience immédiat.

Les finalités complexes des institutions publiques

Les collectivités publiques ont au contraire des finalités complexes : aucune administration ne peut se targuer d’en avoir une seule et d’ailleurs c’est très bien ainsi. Elles ont aussi une grande difficulté à mesurer leur propre efficacité (il est de bon ton aujourd’hui de parler plutôt d’efficience, ce qui veut dire le rapport de l’efficacité aux moyens.) Aucun des moyens de contrôle : corps d’inspection, contrôle externe – par la Cour des Comptes par exemple -, contrôle parlementaire, presse, n’a l’efficacité ni l’immédiateté du critère du profit. Les dysfonctionnements font l’objet d’un feed-back décalé dans le temps et ne sont généralement mis au jour qu’à l’occasion de crises.

Singer le privé ne peut pas être couronné de succès dans le …public

Ces différences dans le mode de fonctionnement du public et du privé sont plus décisives que la différence d’objet que les juristes, théoriciens du service public, mettent en avant : après tout un boulanger n’a-t-il pas autant qu’un gendarme une mission de service public ?

Ce sont ces différences de fonctionnement que les réformes successives de l’Etat se sont attachées à réduire : simplifier les finalités, trouver des indicateurs chiffrés d’activité tenant lieu d’ersatz au profit, accroître la responsabilité individuelle. Mais les réformes se sont avérées largement fallacieuses car entre une administration publique et une entreprise privée subsistera toujours une différence intrinsèque. Vouloir s’inspirer de la seconde pour réformer la première en ignorant cette différence ne peut conduire qu’à des déconvenues. On peut singer la gestion privée, on ne transplantera pas avec succès ses méthodes hors de leur vivier naturel. »

Et Roland Hureaux d’argumenter sur « la gestion calamiteuse des collectivités locales », « la fonction hospitalière réduite à une machinerie comptable », « les fusions-acquisitions d’administrations contre-productives », « la culture du résultat (…) qui ne porte remède à aucun problème et au contraire en crée beaucoup », le tout débouchant sur « un Gosplan à la française ».

Roland Hureaux conclut :

« Erreur totale de conception, ignorance profonde de la spécificité de l’organisation de l’Etat et de la culture propre à la fonction publique française, inefficacité par rapport au principal objectif qu’une politique authentiquement libérale devrait d’abord s’assigner, la diminution de la charge fiscale : tels sont les ressorts de la dérive à laquelle nous assistons depuis plusieurs années. Tous les penseurs libéraux ont dit que l’économie de marché exige un Etat sobre mais solide garantissant au moindre coût les règles du jeu. C’est en sens inverse que l’on va : un Etat mou et démotivé, toujours obèse et de moins en moins efficace. Voilà à quoi mène le pseudo-libéralisme brouillon de nos élites politico-administratives. »

Roland Hureaux

10/05/2010

L’intégralité de l’article de Roland Hureaux à découvrir sur :

http://polemia.com/pdf/REFETAT.pdf

Voir aussi :

Modernisation de l’Etat : rupture ou révolution culturelle à la chinoise

Modernisation de l’Etat : rupture ou illusion financière (Polémia de septembre 2009)

Note : (*) Et encore, les recettes de privatisation étant prises en compte dans le calcul, le déficit réel est en réalité supérieur.

Image : Les juges coûtent trop cher… On n’a qu’à s’en passer !

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