« Modernisation » de l'Etat : rupture ou révolution culturelle à la chinoise ?

vendredi 23 avril 2010

La réforme de l’Etat constitue l’un des axes de la présidence de Nicolas Sarkozy. Elle est activement conduite par l’Elysée sous le nom de code RGPP : Revue générale des politiques publiques. La méthode est simple : on change tout, on lance tous les chantiers en même temps. C’est la rupture, pilotée par les grands corps de l’Etat, qui se placent par la même occasion hors de portée du séisme qu’ils provoquent chez les autres.

Le bouleversement est en effet considérable : fusion progressive des grands corps techniques et des services déconcentrés de l’Etat, fusion des services d’assiette et de recouvrement de l’impôt, modifications statutaires tous azimuts, externalisations, réforme des concours administratifs « pour plus de diversité », suppressions d’emplois, recrutements de contractuels à tous les niveaux etc.…

Le tout, conduit à un rythme d’enfer : les audits, les réformes, les réorganisations se succèdent. De quoi faire apparaître la révolution culturelle chinoise comme une paisible transformation.

Révolution culturelle imposée d’en haut

Car il s’agit bien d’une révolution culturelle, imposée d’en haut au modèle français de la gestion publique.

Les préconisations de la RGPP ont un dénominateur commun : prendre le contre-pied des principes et des modes de fonctionnement qui ont caractérisé l’Etat et la fonction publique en France depuis au moins 200 ans, d’une part. Imposer la mise en œuvre des recettes censées expliquer la supériorité des entreprises anglo-saxonnes d’autre part.

Concentration et non séparation des pouvoirs

Quelques exemples : nos ancêtres jugeaient prudent, à la suite de Montesquieu, de séparer les pouvoirs et les fonctions. La « rupture » s’efforce donc aujourd’hui de tout concentrer, si possible dans les mains des amis du pouvoir : voici la Gendarmerie de plus en plus alignée sur la Police et rattachée au ministre de l’Intérieur. Voici que l’on crée une super administration fiscale qui rassemble dans une même main le pouvoir de réglementer, d’établir, de contrôler et de recouvrer l’impôt. Au plan déconcentré on fusionne les services pour les placer dans les mains des préfets, les nouveaux chouchous du pouvoir. Les directeurs départementaux interministériels seront désormais nommés par le Premier ministre.

La mise en cause de la tradition méritocratique d’indépendance

L’administration française était construite sur une tradition méritocratique d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, bien que soumise constitutionnellement à son autorité. La « rupture » consiste donc à détruire progressivement les concours au profit de techniques de recrutement en usage dans le secteur privé. Symboliquement, on a supprimé le classement de sortie à l’ENA, remplacé par une sélection sur dossier : une façon de frapper le système à la tête en quelque sorte. On s’efforce de remplacer le statut par le contrat, au nom de la modernité. L’administration française verse progressivement dans un « système des dépouilles » à l’américaine, à des niveaux jamais vus jusqu’à présent.

Privatisation de l’État

L’Etat se trouve également sommé de mettre de plus en plus en œuvre des règles de « gouvernance » en usage dans les entreprises privées : application de la comptabilité générale, certification des comptes, mise en place de comités des risques, indicateurs de résultats (1), achat de progiciels de gestion intégrés etc. La modernisation de l’Etat, c’est en effet avant tout sa privatisation croissante, pour le plus grand bénéfice de certains : les cabinets d’audit qui ont pris pied durablement dans les ministères, les vendeurs de progiciels qui voient s’ouvrir de fructueux marchés, les acheteurs (et parfois revendeurs avec un gros bénéfice comme l’a montré l’affaire de l’immeuble de l’Imprimerie Nationale à Paris) du patrimoine immobilier de l’Etat que l’on vend à la découpe, comme hier les « biens nationaux ». La RGPP c’est la revanche du bourgeois gentilhomme contre l’Intendant, celle du MEDEF contre l’ENA.

Certaines réformes, prises isolément, sont parfois bienvenues. Mais leurs bénéfices sont dilapidés par la dynamique d’ensemble de « la réforme de l’Etat » : car le parti pris de tout changer en même temps, crée le chaos. La RGPP ne débouche pas sur l’efficience mais sur une gabegie contagieuse.

Les talibans de la réforme de l’État

En trois ans, les réformes incessantes ont désorganisé le fonctionnement des principaux services publics. Le pilotage de ces réformes a conduit à constituer des administrations centrales pléthoriques. Mais comme il faut supprimer des emplois publics, on a donc trouvé commode de réduire ceux des services déconcentrés : c’est-à-dire chez ceux qui, sur le terrain, sont en contact avec le reste de la population. Résultat, les Fançais constatent évidemment une dégradation du service rendu (2).

Le fossé – à l’image de la société tout entière - se creuse ainsi entre la fonction publique « d’en haut » et celle « d’en bas » : d’un côté les talibans de la réforme de l’Etat, qui hantent les allées du pouvoir et qui brillent dans les colloques consacrés à la modernisation. De l’autre, tous ceux à qui incombe la charge concrète de tenter de faire fonctionner les idées géniales des précédents et qui s’efforcent de rendre les services qu’attendent leurs concitoyens. Leur moral est aussi… au plus bas (3).

D’autant que si les économies dégagées par la RGPP sont marginales à l’aune des déficits publics, les coûts et les dégâts sont par contre bien réels. Comme celui par exemple de la mise en place d’un progiciel SAP pour la gestion budgétaire et comptable de l’Etat : un projet pharaonique, sans précédent par sa taille dans le monde occidental. Les gains pour la communauté nationale sont, eux, plus que ténus.

Révolutionner les structures les moins… résistantes et non les plus nocives

Car la RGPP est un tigre de papier : elle se garde bien en effet d’investir les forteresses du mal français : elle ne s’attaque ni au mammouth de l’Education nationale, ni aux coûts de l’immigration, ni à la politique de la ville, ni au pouvoir des juges. Elle se borne à révolutionner les structures les moins résistantes.

La destruction du modèle français

Le plus extraordinaire est que cette déconstruction du modèle français s’est faite jusqu’à présent dans un silence assourdissant. Comme le soulignait ironiquement Alain MINC, les syndicats ont adopté un comportement responsable (4) : entendez, ils ont bien collaboré. Les associations professionnelles et les associations d’anciens élèves également, que l’on n’a pas entendu élever la voix : sans doute dans l’espoir naïf d’être bien vus de la nouvelle classe dirigeante ! Car la peur est devenue un puissant levier de soumission dans la haute fonction publique, au fur et à mesure que les protections statutaires vont en se réduisant et que le management « au profil » - en clair l’arbitraire - se développe.

Ce n’est pas le marché, c’est l’Etat qui a fait la France

Pourtant, cette destruction programmée du modèle français de l’Etat n’est pas neutre. Car c’est l’Etat, sous ses différentes dénominations historiques, qui a fait la France. Les plus belles réalisations qui font que la France est ce qu’elle est – qu’elles soient culturelles, artistiques ou techniques – n’émanent pas de la main invisible du marché mais de la fonction souveraine. Les millions de touristes qui visitent notre pays chaque année pour ses paysages, ses villes, ses cathédrales, ses châteaux, ses musées ou sa gastronomie, admirent en réalité ce qui a été commandité et organisé au cours des siècles par des prélats, des princes, des intendants ou des administrateurs. Même s’ils ont été parfois financés par des marchands et des bourgeois.

Les talibans de la rupture ne lèguent, eux, que des décombres. Ils ne sèment que l’inquiétude et le découragement. La révolte aussi.

Car le décalage entre le discours sur la modernisation de l’Etat et la réalité quotidienne des services est devenu tel, que de plus en plus de fonctionnaires pensent – et commencent à dire tout haut - qu’on ne peut plus continuer ainsi. En trois ans l’hyper-président et les talibans de la RGPP ont ainsi réussi à ébranler l’Etat : une nouvelle « rupture » emblématique de bien d’autres : car elle est sans aucun profit pour la nation.

Michel Geoffroy

12/04/2010

Voir aussi : La modernisation de l'Etat : rupture ou illusion financière ? (« La Polémia » du 29/09/2009) http://www.polemia.com/article.php?id=2482

Notes :

(1) « La sphère publique croule sous les indicateurs », écrit François Cornut-Gentille, député de la Haute-Marne : « il en a produit 1178 dans le cadre du Budget 2009 »,  Le Monde du 4/3/2010

(2) 57 % des Français ont le sentiment d’une dégradation de la qualité des services publics selon un sondage IPSOS réalisé en février 2010 ; 80% des fonctionnaires ressentent une surcharge de travail sans en percevoir l’intérêt, ni pour eux ni pour le public selon le sondage IFOP Les Echos publié en décembre 2009.

(3) « Je constate qu’au printemps leur sens de l’intérêt général a été impressionnant pour canaliser le mécontentement . L’automne a été d’un calme absolu. Je dis chapeau bas aux syndicats» Alain Minc, interview au Parisien Dimanche du 27/12/2009, cité par Le Bulletin Quotidien du 28/12/2009

Image : Le film RGPP

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