Afghanistan : privatisation de la logistique de l'armée américaine et financement de l'insurrection

lundi 14 février 2011

Dans sa livraison du mois de janvier 2011 (n° 66), la revue DSI (Défense & Sécurité Internationale) a publié un article montrant de quelle façon le recours à des sociétés privées pour l’approvisionnement de l’armée américaine en Afghanistan conduit à financer les insurgés qu’elle combat.

D’une manière générale, cette revue est une bonne source d’informations quant à l’analyse théorique des types de conflits, l’étude de certains d’entre eux et l’évolution des techniques et des matériels.

Le paradigme Watan

L’article qui nous occupe a pour intitulé : Le paradigme Watan - Comment l'externalisation de la logistique américaine en Afghanistan finance l'insurrection. Son auteur est M. Georges-Henri Bricet des Vallons. Il décrit le cheminement qui aboutit, à partir d’un contrat initial entre les autorités américaines et des prestataires, à financer des milices locales Afghanes mais aussi l'insurrection dans des proportions supérieures à l'aide fournie aux "moudjahidines", par les Etats-Unis, durant l'intervention soviétique.

A l’origine, en application d’une politique de transfert au secteur privé du convoyage du ravitaillement des forces armées, décidée en 2001, le Pentagone a conclu un contrat dit HNT (Host Nation Trucking), d’un montant global de 2,16 milliards de dollars (1) avec huit sociétés privées, pour l’acheminement vers la zone des combats d’une part essentielle (70%) des fournitures nécessaires. Deux des sociétés bénéficiaires sont des multinationales, l’une ayant son siège social aux Etats-Unis, l’autre à Dubaï. Quatre autres ont été créées communément par des sociétés britanniques et afghanes selon la formule dite de « joint-venture ». Les deux dernières sont totalement contrôlées par des afghans. Seules celles-ci et la société de Dubaï disposent d’une expérience dans l’activité visée par le contrat.

Les sociétés privées et les seigneurs de guerre

Dans la mise en pratique, les huit sociétés contractantes ordonnent la prestation entre divers acteurs qui la réalisent effectivement, soient les entreprises en charge du transport et celles assurant sa sécurité. L’auteur présente cette succession d’interventions sous forme de cinq cercles concentriques dont les cocontractants du département de la défense américain constituent le noyau central, puis viennent les sociétés de transport, puis les sociétés de sécurité, lesquelles s’accordent pour la protection effective avec les « seigneurs de guerre » à la tête de milices, jalonnant les parcours. Ces seigneurs et leurs milices sont souvent en liens avec les mouvements insurrectionnels, avant tout, selon les intérêts financiers respectifs des parties.

Cet enchaînement est l’occasion d’une vaste entreprise de corruption mêlant des intérêts familiaux, tribaux ou claniques. Les sociétés de transport sont afghanes, souvent la propriété de chefs de tribus. Les sociétés de sécurité, les plus importantes, sont proches du président Afghan et des principaux dirigeants du pays. Ces sociétés de sécurité disposent de parcs de véhicules dotés de mitrailleuses, de lance roquettes… Les mêmes personnes, à l’occasion, peuvent diriger des sociétés de transport et des sociétés de sécurité tout en exerçant des fonctions officielles, dans la police, par exemple.

Au regard d’un système qui bénéficie, certes, à ses proches mais aussi à certains de ses adversaires tels Gulbuddin Hekmatyar (2) vétéran de la guerre contre l’armée Rouge et chef du parti Hezb-e-Islam, rallié aux talibans ou Haqqani, autre allié des talibans, Ahmed Karzaï, sous prétexte de transparence et de lutte contre la corruption, a décidé, en août 2010, de dissoudre ou d’exclure les sociétés militaires privées opérant en Afghanistan. En substitution serait créée une structure contrôlée par le ministère de l’Intérieur, la « Kandahar Security Force ». La direction en serait confiée à un « seigneur de la guerre » de la province du Helmand, proche des milieux gouvernementaux. C’est par la province du Helmand qui jouxte le Pakistan que les talibans infiltrent l’Afghanistan. Dans les faits, la décision présidentielle renforce la part prise par les sociétés locales affiliées aux milieux dirigeants.

10% à 20% du montant des contrats financent l’insurrection

Selon l’auteur, de 10% à 20% du montant des contrats conclus par l’administration américaine au titre du HNT seraient ainsi versés à l’insurrection soit des sommes supérieures à celles allouées pendant l’occupation soviétique.

En soulignant l’étonnement de parlementaires américains lorsqu’ils furent informés d’une telle situation, l’auteur remarque qu’elle répond, pour les Etats-Unis, à un double objectif : d’une part, limiter les effectifs présents sur le théâtre d’opérations et concentrer ceux-ci sur leurs missions essentielles ; d’autre part, en assurant, par ce biais, la subsistance de populations locales, la détourner, ainsi, de l’insurrection. Ce second objectif expliquerait, pour une même durée du conflit, neuf années, les pertes limitées de la coalition (2 200 tués) par rapport à celles des troupes soviétiques (15 000 tués).

Logique privée, logique courtermiste

Pour autant, l’article souligne la logique à court terme des Etats-Unis puisque les sommes dont bénéficient ces insurgés leur servent à s’organiser et à s’armer en vue du retrait des armées occidentales.

Au vu de cet article, et en dépassant le cas particulier de l’Afghanistan, il faut s’interroger sur les conséquences d’un abandon par les Etats de fonctions régaliennes aussi primordiales que celles touchant à la défense de la nation et de ses intérêts.

Heur et malheur du complexe militaro-industriel

Dans son discours de fin de mandat, le 17 janvier 1961, le président Eisenhower mettait en garde ses compatriotes contre la conjonction entre l’administration militaire et l’importante industrie privée de l’armement (le complexe « militaro-industriel »). Sans la justifier, il faut convenir que cette collusion supposée n’a pas été sans incidence positive pour l’économie et sa croissance. Le développement de matériels dits de haute technologie, nécessite des programmes de recherche aux applications civiles dans les domaines de l’informatique, de l’aéronautique, de l’espace, des techniques de communication... Il en résulte, aussi, des exportations à haute valeur unitaire. Certes, cette appréciation nécessite une nuance. Au temps de la guerre froide, l’association des intérêts réciproques de l’armée et de son industrie nationale, si elle a contribué à la croissance du budget militaire afin de produire un armement complexe censé apporter une supériorité décisive, elle n’a pas provoqué de conflit direct avec l’adversaire désigné. Cependant, l’époque révolue, les Etats-Unis, ont prolongé cet effort militaire. Une supériorité technique sans égale, due à une industrie en pointe, les a conduits à considérer, au travers de la Révolution dans les Affaires Militaires (RMA) (3) qu’ils étaient en mesure de soumettre, du seul fait de cette supériorité, la plupart des adversaires possibles. Cette approche, fondée sur la seule prééminence technique, est l’un des facteurs qui explique les déboires rencontrés, par l’Amérique, dans ses interventions militaires de la première décennie de ce millénaire.

Le profit préfère le compromis au conflit

Tout autre est le jugement qui peut être porté sur le recours à des sociétés privées pour effectuer des tâches relevant auparavant de la seule autorité militaire. Les prestations assurées n’engendrent aucun bénéfice scientifique ou industriel et elles requièrent, par essence, le conflit. L’engagement de celui-ci et sa prolongation sont les conditions nécessaires à l’existence de ces activités mercantiles. Il en résulte un risque de confusion entre la décision politique qui doit être dictée par le seul intérêt collectif et l’escompte de profits par des entrepreneurs privés.

Sur le théâtre même des opérations, lorsque le prestataire exerce sa mission dans des zones d’insécurité, comme le montre l’exemple de l’Afghanistan, il recourt à la compromission financière dans le seul but de fournir le service attendu. La conduite du conflit ne peut donc pas répondre à une action d’ensemble, cohérente. Dans un tel contexte, la question de l’objectif poursuivie est donc posée.

Michel Leblay
10/02/2011

Voir aussi : Irak, terre mercenaire de Georges-Henri Bricet des Vallons

Notes:

  1. Ce montant correspondrait à 16% du PIB Afghan.
  2. Gulbuddin Hekmatyar chef du part islamiste Hezb-i-islam est un vétéran de la guerre menée contre l’armée soviétique, période pendant laquelle il bénéficia de l’appui de la CIA. Premier ministre de juin 1993 à juin 1994 puis durant les trois mois qui précédèrent la prise de Kaboul par les talibans en 1996. Rallié à eux, maintenant, il est considéré parmi les plus dangereux chefs terroristes. Il a revendiqué l’embuscade de Surobi du 18 août 2008 contre un détachement français.
  3. La révolution dans les affaires militaires relève d’une réflexion stratégique menée aux Etats-Unis dans les années quatre vingt dix. Elle repose, entre autres, sur la maîtrise des techniques de traitement et de transmission de l’information, intégrées à des systèmes d’armes assurant la domination sur le champ de bataille.

Correspondance Polémia – 14/02/2011

Image : Armée françaisele 1er Régiment de chasseurs parachutistes en Afghanistan

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