OCS et OCI : les discrètes coopérations aux frontières de l’Europe

mercredi 7 juillet 2004
Parfaitement au fait des contorsions européennes autour de la future constitution, du nouveau président de la Commission ou de tous autres développements passionnants qui agitent une Union Européenne fessée par le scrutin du 13 juin et en pleine crise d’identité, l’observateur européen reste peu informé par ses médias sur les diverses instances de coopération internationale.

Tout au plus connaît-il l’ONU, dont on ne sait plus que penser si ce n’est qu’on ne voit pas comment la réformer et probablement l’OTAN, instrument de l’arrogance américaine pour les uns et nid douillet du bonheur européen pour MM. Lellouche, Madelin et quelques autres.

Il est pourtant des coopérations internationales du plus grand intérêt et qu’on devrait suivre plus en détail car leurs contenus révèlent les contours stratégiques des ambitions des autres grandes puissances de la planète. Deux d’entre elles sont particulièrement intéressantes à suivre car elles intègrent notamment la Russie, c’est-à-dire notre grande fenêtre européenne vers l’est.

L’OCS tout d’abord est l’Organisation de coopération de Shanghai. Elle est la formalisation toute récente du « groupe de Shanghai », créé en 1996 qui rassemble la Russie, la Chine et les pays centrasiatiques (Kazakhstan, Kirghizie, Tadjikistan et Ouzbékistan). Il s’agit donc bien d’une coopération régionale, même si ce qui ressemble ces pays dépasse la simple proximité géographique, qu’il s’agisse des aires de circulation du pétrole, du trafic de drogue, du terrorisme ou de l’influence américaine en plein essor.

Réunie pour la première fois le 17 juin à Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan, après des séries de rencontres extraordinaires, l’OCS a signé sa première réalisation en inaugurant officiellement une structure antiterroriste régionale en en entérinant son règlement intérieur, lequel prévoit précisément le statut d’observateur auprès de cette organisation.

Le prochain sommet des chefs d’états, prévu pour l’automne prochain, prévoit un ordre du jour chargé avec d’une part une dimensions économique avec des annonces conjointes de projets de développement (couloirs de transport, coopérations énergétiques, …) et d’autre part des travaux consacrés aux éléments de la philosophie politique de l’OCS.

Ces travaux ont déjà été initiés par la partie russe, désireuse de donner un contenu et une vision politique à cette coopération dans une des régions les plus prometteuses du globe. Pour Dimitri Kossyrev, commentateur politique de RIA-Novosti, on peut se référer a l’époque macédonienne d’Alexandre le Grand, qui a trouvé en ces terres des civilisations déjà intégrées les unes aux autres. Les peuples des pays regroupés dans l’OCS représentant un mélange complexe de nombreuses religions (christianisme, islam, bouddhisme), on peut également imaginer que l’OCS puisse donner un exemple de sagesse politique au monde. Là est en effet une des volontés clairement affichée de l’OCS : montrer au monde que l’on peut construire un avenir commun et prospère qui assure la prospérité et le développement de six pays aux traditions bien diverses. En ce sens, l’OCS peut être perçue comme une réponse différente à l’idée d’évolution impérative contenue dans le concept américain du Grand Proche Orient théorisé avec force au G8 de Sea Island.

On pourra d’ailleurs féliciter les initiateurs de l’OCS d’oser, pour donner du sens politique, se référer à Alexandre le Grand – lequel n’hésita pas, si l’occasion s’en faisait sentir, à envoyer ad patres des cohortes de barbares – à l’heure précise où les Européens bannissent Thucydide du préambule de leur constitution au prétexte que le dangereux auteur frayait avec Périclès, tyran d’une cité où les femmes et les métèques (et bien évidemment les esclaves) n’étaient pas égaux aux citoyens. On pourra également retenir avec pertinence que l’OCS se préoccupe d’abord de sa philosophie politique et de sa vision du monde avant de se préoccuper d’abolir des barrières douanières, d’instaurer des quotas ou d’élire un parlement. Là encore, contrairement aux Européens, les peuples de l’OCS auront eu la chance d’avoir des gouvernants qui se mettent d’accord sur le « pourquoi ? » avant de s’abîmer en querelles byzantines sur le « comment ? ».

L’OCI est, quant à elle, plus ancienne que l’OCS puisqu’elle est l’Organisation de la Conférence Islamique. Elle n’est pas de même nature que la précédente puisque les territoires des pays adhérents s’étendent des sables du Maghreb aux îlots indonésiens. Elle est plutôt un club politique où s’affirment des tendances et se nouent des réseaux.

Depuis la résurrection de la diplomatie russe initiée par Vladimir Poutine et menée par ses ministres successifs, Igor Ivanov puis aujourd’hui Sergueï Lavrov, la Russie a émis le vœu de renforcer sa coopération avec l’OCI jusqu’à en devenir membre associé. De ce fait, le ministre Lavrov a participé en temps qu’invité au dernier jour de la récente session de l’OCI qui s’est tenue à Istanbul du 14 au 16 juin derniers.

La Russie a plusieurs raisons à amplifier sa coopération avec l’OCI. D’abord, cela lui permet de défendre ses intérêts politiques et économiques en Asie Centrale et dans le Caucase. Ces régions, actuellement soumises à fortes pressions américaines pour les raisons géostratégiques que l’on connaît, sont tiraillées entre les bénéfices des deux influences : la pression du quotidien et le poids de l’histoire. Les cas de l’Ouzbékistan mais surtout actuellement de la Géorgie sont les plus évidents.

Ensuite, la Russie peut utiliser cette organisation comme relais de sa participation au processus de paix au Proche Orient. Membre du « camp occidental » mais partenaire de l’OCI, membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, la Russie peut jouer un rôle de médiateur apprécié entre les pays islamiques et le reste du monde. Sa venue à l’OCI arrive à point nommé pour relayer la Turquie dans ce rôle. Car en effet, si les Turcs pouvaient jouer ce rôle de médiateur du fait de leur double appartenance à l’OTAN et à l’OCI, ils ne disposent pas de siège permanent à l’ONU. Mais surtout, le fait est que de nombreux pays islamiques rechignent à leur confier d’importantes missions de médiation à cause de ses liens directs avec les Etats-Unis ou Israël.

Un autre point tient à la nature même de la Russie, qui se trouve par sa composition dans une situation tout à fait particulière. Car la grande majorité des musulmans russes vivent dans le pays en paix et autour d’équilibres institutionnels locaux tout à fait préservés. Pas plus qu’il n’y a d’irrédentisme islamique, il n’y a de déséquilibre ou de tension entre les communautés religieuses monothéistes. En revanche, comme on le sait, la Russie continue de se battre avec le cancer tchétchène, alimenté essentiellement par des militants et des capitaux extérieurs tant à la Tchétchénie qu’aux autres républiques russes ou caucasiennes. Sur ce sujet, les efforts de la Russie ont porté leurs fruits. En démontrant les réelles volontés et capacités russes à normaliser la situation et en intégrant la situation tchétchène dans la guerre mondiale contre le terrorisme djihadiste, Moscou a obtenu des partenaires inattendus, tels que les Emirats Arabes Unis qui ont, depuis 2000, fourni à la reconstruction en Tchétchénie la somme d’environ un million de dollars US.

Enfin, les accointances favorables entre l’OCI et la Russie tiennent sans aucun doute à la vision originale que la Russie développe du fameux « choc des civilisations » abondamment commenté et souvent simplifié.

Pour la Russie, l’une des causes majeures de la déstabilisation de la région est que la plupart des pays de l’Orient musulman n’ont pas été capables de faire leurs propres révolutions industrielles ni de sentir qu’elles auraient un impact inéluctable via les processus de mondialisation, aujourd’hui exacerbés. La faute en incombe à bien des égards à l’Occident qui, s’engouffrant dans la brèche que sa supériorité technologique lui a conférée, a cherché à imposer de manière agressive ses valeurs dans une partie du monde qui lui était étrangère. Bien entendu, la faute est abondamment partagée par la grande majorité des dirigeants locaux qui n’ont pas su adapter leurs pays aux réalités contemporaines et se sont complu à engranger les dividendes perçus - souvent personnellement - dans la relation de sujétion aux puissances occidentales. L’Arabie saoudite est, à cet égard, l’exemple le plus flagrant.

A l’heure de le mondialisation des échanges et des expériences, de la guerre à l’image que manie aussi bien la société de l’information américaine que les djihadistes les plus chevronnés, l’assistance financière et morale, qui cherche à produire des systèmes politico-économiques clés en main, n’est plus perçue que comme doublement perverse : soit elle prolonge la dépendance, soit elle réveille les humiliés en commençant par les plus extrémistes qui découvrent là un cadre tout trouvé pour leurs actions de futurs martyrs.

En ce sens, la Russie a au moins autant besoin que d’autres pays du camp occidental de la stabilisation du monde arabo-musulman. Rien ne serait pire qu’une importation sur le sol russe de cette déstabilisation. La Tchétchénie a déjà donné un premier « terrain de jeu », mais sa naissance est davantage artificielle et due à la complaisance américaine originelle et à la faiblesse du pouvoir central russe de l’époque.

Comme les pays musulmans eux-mêmes, la Russie a intérêt à ce que l’amalgame entre terrorisme et islamisme cesse rapidement, dans les faits comme dans les consciences. L’expérience russe pourrait-elle servir l’Europe occidentale, à commencer par la France, qui découvre, effrayée et désarmée, l’urgence d’avoir à traiter des problèmes d’essences islamiques sur son propre sol ?

L’activisme diplomatique russe sur ces deux aires, islamique et centrasiatique, répond à une vision du monde bien précise, développée de longue date par le Kremlin et rappelée à chaque occasion par son locataire du moment. Lors de l’ouverture de la conférence internationale « Eurasie au XXIe siècle, dialogue des cultures et des civilisations » qui s’est tenue à Bichkek au début du mois, Vladimir Poutine a adressé aux participants le message suivant : « Notre réponse (aux conflits actuels) doit consister à former un espace culturel, scientifique (…) unique dans le cadre de la civilisation eurasiatique (…) pour préserver l’identité nationale et culturelle des peuples d’Eurasie ».

Intéressant concept que celui de l’Eurasie, ainsi cité mais pas explicitement défini. Ces différents exemples montrent en tout cas que le maillage du globe terrestre par tout un ensemble de coopérations internationales et régionales est encore récent. Parallèlement à son entrée dans l’OMC et à sa montée en puissance au sein du G8, de concert avec le resserrement très sensible de ses liens politiques et économiques en Europe, tant avec l’UE qu’avec les états les plus significatifs (France, Allemagne, Italie, …), la Russie couvre son flanc oriental et méridional d’alliances et de coopérations pragmatiques. A ce titre, elle mérite toute l’attention des leaders européens.

Sa pratique de la coopération à la carte, elle-même, pourrait inspirer les plus courageux ou les plus visionnaires des dirigeants européens, lassés de la cacophonie vide de sens d’une UE à 25 qui aurait pu incarner avec splendeur la nécessaire réunification du continent et risque, a contrario, d’assister au naufrage de cette forme-là de cette si belle idée.


Philippe Christele
8/07/2004
POLEMIA
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