La guerre cognitive : l’arme de la connaissance

mardi 16 mars 2004
Au commencement était l’action, et donc la guerre. Elle a façonné plus que toute autre activité humaine le devenir des peuples et des civilisations, et notamment leur emprise sur un espace - physique ou symbolique - déterminé. Mais rien n’est immuable : au cours des âges, les espaces dont la maîtrise assurait la domination d’un protagoniste sur un autre ont changé. Le terrain au sens topologique du terme a ainsi longtemps constitué le substrat du pouvoir militaire : points hauts, passages obligés et autres moyens de déplacements terrestres les plus rapides donnaient à celui qui les maîtrisait un avantage décisif. Puis l’artillerie a diminué la pertinence des places fortes, et la mécanisation a augmenté celle des voies carrossables. Avec l’arrivée à maturité de l’aviation militaire, au cours de la nouvelle « guerre de Trente ans » européenne de 1914/1945, c’est l’espace aérien qui a pris la relève en permettant la projection de forces en s’affranchissant de l’espace géographique. En ce sens, l’espace extra atmosphérique comme champ d’une hypothétique « guerre des étoiles » ne constitue qu’un prolongement de cette évolution technique.

Parallèlement à cette économie des moyens s’est développée la maîtrise de l’espace psychologique. Depuis « l’Art de la Guerre » de Sun Tzu mais aussi - ce que l’on oublie trop souvent - depuis la Mètis grecque et les « Stratagèmes » du consul romain Frontinus, affaiblir la volonté ennemie tout en renforçant la volonté amie, tromper l’ennemi en évitant de l’être, susciter des dissensions chez lui et la cohésion chez soi constituent autant de moyens de maîtriser cet espace. Et avec l’avènement puis le développement fulgurant de la Technique, et tout particulièrement des NTIC, un ultime espace s’est dessiné dans le champ de l’éternelle recherche de puissance : l’espace électromagnétique, où transite désormais l’essentiel des « informations » et où se focalise donc, avec l’avènement de l’« infoguerre », l’essentiel des actes de belligérance (corruption des données, destruction des structures, intoxication des hommes, etc.). Dans cet espace, l’information est à la fois cible et vecteur de la conflictualité, mais c’est finalement la connaissance, en tant que perception et appropriation à des fins de re-diffusion de l’information, qui constitue le véritable enjeu. Le but n’est plus seulement le renseignement, offensif ou défensif, mais l’ascendant définitif sur l’adversaire : le but ultime, c’est la maîtrise totale de l’infosphère, et donc le formatage de la « noosphère » (1). En ce sens, on peut estimer que la guerre cognitive constitue le « stade ultime » de l’infoguerre. Et elle ne se limite plus au seul domaine militaire, mais déborde, avec la guerre économique mondiale en cours et le développement des stratégies d’influence qui accompagne la mondialisation, tous les champs de l’activité humaine stratégique.

A la fois guerre psychologique et guerre électronique, la guerre cognitive se livre chaque jour, en tous lieux. Les auteurs de cet ouvrage passionnant en livrent un panorama relativement exhaustif, riche d’informations précises, d’illustrations convaincantes et d’analyses lucides. La problématique tient en deux questions : Quels sont les objectifs et les moyens des Etats-Unis d'Amérique ? Quels sont nos moyens de défense et de riposte ?

La nouvelle « guerre totale » américaine

Les nouveaux conflits ébranlent non seulement la vision clausewitzienne de la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens » (la politique ne constituant qu’une facette de la conflictualité générale, mondiale et permanente), mais également la dichotomie ami/ennemi chère à Carl Schmitt (les « coopétiteurs » étant tout aussi bien des adversaires que des alliés). Les nouvelles guerres sont donc par nature indirectes, systématiquement asymétriques : « L’exploitation intensive de l’information permet de conduire une guerre d’effets à la différence d’une guerre de masse. La guerre de l’information doit produire un effet de levier dans le but de disloquer plutôt que de détruire, de perturber et de neutraliser plutôt que d’écraser, tout en mettant hors d’état de nuire et de résister » (Nicolas Moinet) - tout en neutralisant au passage ses propres alliés (2).

Dans la droite ligne du concept d’information dominance issue de la première Guerre du Golfe et de la Révolution dans les Affaires Militaires (RMA) est ainsi née la doctrine américaine du « Perception Management », à savoir l’ensemble des « actions consistant à fournir ou au contraire camoufler une information sélectionnée et des indices à des audiences étrangères de façon à influencer leurs émotions, leurs motivations et leurs raisonnements objectifs. Pour les organismes de renseignement et les décideurs de tous niveaux, ces actions consistent à influencer les évaluations officielles pour parvenir in fine à rendre les comportements et les agissements officiels étrangers favorables aux objectifs de l’émetteur ». Avec cette « stratégie de la persuasion » tendant à modifier les principes de représentation mentale des individus, selon l’assertion désormais officielle « Shapping the world », les Etats-Unis pensent avoir élaboré une doctrine de maîtrise des mécanismes psychologiques adaptée aux exigences de la société de l’information. Ce que résument John Arquilla et David Rundfeldt par la formule désormais célèbre : « Ce n’est plus celui qui a la plus grosse bombe qui l’emportera dans les conflits de demain, mais celui qui racontera la meilleure histoire ». Les difficultés éprouvées par la Maison Blanche sur les différents théâtres d’engagement (militaires comme en Irak ou commerciaux dans le cadre des négociations avec l’Union européenne) démontrent que l’outil, même aux mains de l’hyperpuissance mondiale, est loin d’être totalement opérationnel.

Mais l’essentiel est ailleurs. En développant une stratégie de ce type, les Etats-Unis contribuent à ouvrir un nouveau champ de conflictualité dans le domaine civil de la puissance économique, obligeant les autres acteurs à s’adapter ou à subir - donc à disparaître. Ce faisant, ils renforcent chez ces derniers la nécessité du renseignement dans ses formes les plus offensives, et par voie de conséquence la mise en œuvre de véritables politiques d’intelligence économique, qui réhabilitent la « primauté de l’analyse prévisionnelle » (Michel Klen), la notion d’anticipation des crises et des menaces, bref le temps historique et la quête de sens face à « la victoire de la chronologie de l’urgence, l’hypostase de l’instant (et) cette fausse transparence du temps instantané » imposées par la « société de l’information ».

Le nécessaire sursaut euro-français

En ce sens, les Européens et tout particulièrement les Français sont théoriquement bien armés pour faire face efficacement à cette « stratégie globale » étatsunienne. Si celle-ci est très bien décortiquée, jusque dans ses limites, par les auteurs de « La guerre cognitive », l’élaboration d’une contre-stratégie opérationnelle reste pour une grande part à inventer. François-Bernard Huyghe et Didier Lucas notamment s’y appliquent en ne cachant pas que le sursaut passe par une nécessaire « révolution culturelle » basée sur la ré-appropriation du conflit : « Nous savions l’importance de ce qu’il est convenu d’appeler les « zones grises » (entre politique et économique, guerre et paix, crime et géostratégie, privé et public, etc.) ; nous réalisons que nous entrons aussi dans l’ère des « stratégies grises » (entre violence et communication, hégémonie et chaos, déstabilisation et contrôle, concurrence et conflit » (F.-B. Huyghe).

Les aspects technologiques liés à la protection et à la sécurisation des systèmes d’information ne constituent donc qu’un aspect, somme toute secondaire, de la question. Une « doctrine européenne de sécurité de l’information » (D. Lucas) qui ne serait que défensive serait irrémédiablement vouée à l’échec. Une « contre-dominance » euro-française, au service de la préservation des intérêts de puissance de la « Vieille Europe », a ses points de passage obligés : une prise de conscience de l’élargissement des types de risques d’abord, une mobilisation continue des institutions concernées - publiques et privées - ensuite, l’articulation effective des aspects offensifs et défensifs des stratégies d’influence enfin. Et cela ne concerne pas que les Etats et les grandes firmes internationales, mais tous les acteurs du nouvel échiquier mondial, où les PME innovantes et en fait n’importe quel individu connecté à Internet constituent autant de pièces - et donc de cibles mais aussi de combattants doués d’initiative.

Dans la lignée des enseignements et travaux de l’Ecole de guerre économique initiée par Christian Harbulot (3), c’est donc à nouvelle stratégie « du faible au fort » à l’égard de l’hyperpuissance que nous convient les auteurs de « La guerre cognitive ». Véritable manuel de guerre subversive à l’ère des médias, des puces et des électrons, il constitue une lecture utile parce qu’au-delà de l’analyse, il démontre que la suprématie américaine, qu’elle soit « matérielle ou idéelle » (Jean-Michel Valantin), n’est en rien une fatalité.


G.T.
13/03/2004
© POLEMIA

(1) du grec noos : psyché (âme, esprit, pensée conscience).
(2) Dès le mois de novembre 2001, le Pentagone a mis en place un éphémère « Bureau de l’influence stratégique » (Office of Strategic Influence) chargé de concevoir « des plans visant à fournir des informations biaisées, voire fausses, à des organes de presses dans des pays ennemis amis aussi amis des Etats-Unis », comprenant des campagnes agressives, sous couverture, appliquées à des nations alliées et non plus seulement à des pays jugés hostiles. C’est ni plus ni moins que l’extension de la vieille doctrine dite du « Mushroom treatment » conçue par la CIA à l’égard des journalistes : « Keep them in the dark and feed them with sheet »… Dénoncé par la presse, ce Bureau militaire a officiellement été fermé, mais les méthodes demeurent très certainement.
(3) Laboratoire de recherche de l’école de guerre économique : http://www.ege.eslsca.fr/index.php?option=content&task=view&id=13&Itemid=27


« La guerre cognitive, l’arme de la connaissance », sous la direction de Christian Harbulot et Didier Lucas, Lavauzelle, 2002, 250 p., 22 €.
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