Philosophie du risque et principe de précaution

lundi 2 février 2004
Ilya Prigogine, philosophe, lauréat du prix Nobel de chimie en 1977, est décédé le 28 mai 2003 à Bruxelles à l’âge de 86 ans. Pendant l’été de cette année 2003, ce sont 15.000 décès qui ont été attribués à de fortes chaleurs qui ne s’étaient pas produites en Europe depuis plusieurs années. Pourquoi établir un rapport entre ces deux événements à la dimension médiatique disproportionnée ? Simplement parce que la polémique suscitée par la surmortalité imputée à la chaleur exprime une conception du risque et de la sinistralité que les travaux de I. Prigogine subsument. Cette polémique suscitée par le décès des personnes âgées à l’occasion de la canicule cristallise le refus généralisé du risque et du sinistre dans nos sociétés. Ceux-ci sont perçus comme des facteurs de déstructuration de nos organisations sociales. La conséquence est que le couple risque/sinistre est vu comme une anomalie de fonctionnement des écosystèmes dans lesquels nous évoluons.

Or, les travaux développés dans le cadre de la thermodynamique des systèmes vivants montrent que loin d’être des facteurs déstructurants, les sinistres participent à leur structuration et à leur évolution. Aussi, la thèse avancée par cet article, à contre courant d’un refus du risque généralisé aujourd’hui, est qu’une société doit accepter un certain niveau de sinistralité, car le sinistre accidentel est un élément fondamental de l’évolution des systèmes vivants. Le contenir dans des limites déraisonnables obère par conséquent les potentialités d’évolution de ceux-ci. C’est donc l’acceptabilité sociale du sinistre comme facteur d’évolution des écosystèmes artificiels que cet article interroge.

Histoire du risque

Les historiens distinguent généralement trois étapes dans l'histoire du risque.

La première est la période religieuse. Toutes les manifestations cataclysmiques de la nature ou de la politique sont l’expression divine d’une réprobation d’actes commis par l’homme.

Pendant le dix-huitième siècle, la controverse due au tremblement de terre de Lisbonne de 1755 marque le passage de l’état religieux à l’état positiviste. Les philosophes s’affrontent sur les causes de cette catastrophe. Là où Voltaire imagine un châtiment, Rousseau oppose une erreur d’urbanisme. C’est la seconde étape.

La troisième étape est celle que nous vivons aujourd’hui. Elle a plusieurs qualificatifs: société du risque nul, société sans risques, société assurantielle, Etat-Providence, etc. Elle se caractérise par des politiques de diminution de l'exposition aux risques et par d'indemnisation des victimes à l'origine d'un véritable droit du non-risque.

Droit du non risque

Origine ou conséquence de la philosophie dominante du rapport au risque et au sinistre, le droit depuis une trentaine d’années poursuit un but bien exprimé par Yves Jouhaud, ancien Président de la Première chambre civile de la Cour de cassation dans une tentative de synthèse écrite en 1992: “la seconde condition de fiabilité du droit de la responsabilité était le rétablissement effectif de l’équilibre rompu et, par conséquent, l’indemnisation de la victime. La victime, le tiers lésé, est dans le contrat d’assurance de responsabilité, le partenaire invisible mais devenu tout puissant. Cette situation relève de la philosophie générale de notre époque selon laquelle tout dommage doit être réparé”.

Les juristes considèrent que cette tendance a comme origine le développement de l’assurance dont la place dans le traitement des sinistres va bouleverser les règles d’indemnisation fondées sur le Code civil et la jurisprudence antérieure à l’arrêt Desmares du 21 juillet 1982. Deux victimes d’accident de la circulation avaient été indemnisées de leur préjudice en contravention avec la jurisprudence au motif que le conducteur du véhicule incriminé était assuré.

La loi 85-677 de 1985, dite “loi Badinter”, vint initier ce nouveau droit de l'indemnisation. Elle a comme buts l’amélioration de la situation des victimes et l’accélération des procédures d’indemnisation. Son objectif principal est de parvenir à l’indemnisation quasi-automatique de certaines catégories de victimes dans de très brefs délais .

Puis un contentieux concernant l’assurance construction aboutit à une position de la Cour de cassation exprimée par sept arrêts datés du 19 décembre 1990 annulant la clause de réclamation que les assureurs intégraient dans les contrats garantissant la responsabilité civile . Cette position a été adoptée depuis par le Conseil d’Etat (CE, 29 décembre 2000). Encadrant la temporalité de l'indemnisation due au titre du contrat d'assurance, les juges avaient trouvé cette clause trop favorable aux assureurs.

Réactions des assureurs

Confrontés à ces évolutions menaçant l’équilibre économique de la gestion des risques, et donc de leur métier, les assureurs ont à plusieurs reprises alerté les pouvoirs publics. Le Livre blanc sur la responsabilité civile publié en septembre 2000 par la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA) en est la pierre angulaire. Les auteurs du texte soulignent que “Depuis ces quinze dernières années, force est de constater une évolution sans précédent du risque de responsabilité d’un point de vue technique, juridique ou social avec un fort impact sur l’économie de la branche Responsabilité Civile (...).

D’un point de vue juridique, parce qu’on a vu émerger la notion de droit à réparation dont les contours sont particulièrement flous, parce qu’on a vu s’étendre les cas de responsabilité objective ou élargir la notion de faute au gré de l’idée qui est faite de l’application même du droit à réparation.
D’un point de vue social ou plutôt socio-comportemental, parce que la société se veut postmoderne et que la post-modernité implique des risques dont on entend que les dommages soient nécessairement réparés par ceux qui en sont à l’origine.
L’ensemble de ces questions a amené peu à peu l’assurance de responsabilité aux confins de ses limites économiques (...)”.

Cette volonté d’alerter les autorités du pays s’est aussi portée vers les plus hautes autorités de la Justice. Ainsi Yves Canivet, premier Président de la Cour de cassation a répondu à des assureurs l’interrogeant sur la stabilité de la jurisprudence que celle-ci n’était pas un principe autonome de droit et qu’elle n’avait qu’une portée très relative face à des juges soucieux de s’adapter à la demande sociale . Ce sont donc tous les principes d’indemnisation qui sont malmenés par cette politique.
Entendant les interrogations des assureurs sur l’évolution de la jurisprudence, le législateur est intervenu en promulguant la loi n° 2003-706 du 1 août 2003 qualifiée de “loi de sécurité financière” dont l’objet, entre autres, est de renforcer la sécurité des assurés et d’accroître la protection des particuliers en améliorant leur indemnisation.
Première manifestation d’une prise de conscience ou artifice pour apaiser une profession, l’avenir dira si cette loi marque une rupture ou si elle entretient le phénomène.

Enfin, le dernier développement de cette philosophie du risque a trouvé un aboutissement avec l’émergence du principe de précaution, élément fondamental du projet de Charte de l’environnement’ de la commission Coppens mentionné à l’article 5 dans le projet de loi constitutionnelle qui en est issu.

Le principe de précaution en question

Objet de toutes les controverses, Dominique Bourg, membre de la Commission, dans “Le nouvel âge de l’écologie” le définit comme : ”un principe d’action qui nous incite, face à des dommages potentiels graves, voire gravissimes, et ce dans un contexte d’incertitude scientifique, à prévenir le danger sans attendre d’avoir levé cette incertitude”.
Cette position suscite deux types de réactions antagonistes. Ainsi, Olivier Godard remarque que pour les uns, la marque de la précaution permet une plus grande maîtrise collective des risques du développement technologique permettant de réaliser un développement durable ou soutenable. Au contraire, les autres en soulignent les dangers en portant un coup sévère au développement de la recherche fondamentale et aux démarches d’innovations technologiques.

Qu’en est-il en fin de compte ?

Répondre à cette interrogation suppose de connaître les circonstances de l’apparition de cette notion, d’analyser les premières utilisations que les juristes en firent et enfin de le soumettre à une critique épistémologique pour évaluer les présupposés qui aliment les discours des principaux protagonistes. Ce dernier aspect sera traité à la fin de cet article.

Traditionnellement, il est d’usage de citer deux dates pour établir une chronologie de l’apparition du principe de précaution.
La première est la Déclaration ministérielle de la deuxième conférence internationale sur la protection de la mer du Nord de 1987.
La seconde est sa mention dans la loi 95-101, dite loi Barnier, sur le renforcement de la protection de l’environnement de 1995. Il y est ainsi formulé: “l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable”.

Parallèlement à son introduction dans la législation française, le principe de précaution avait déjà fait l’objet de nombreux rapports et d’une utilisation judiciaire. Marceau Long, vice-président honoraire du Conseil d’Etat à l’époque, mentionnait dans la préface du livre édité par O. Godard trois arrêts d’assemblée plénière du 26 mai 1995 concernant la transfusion de produits sanguins. La responsabilité de centres de transfusion sanguine avait été engagée: “eu égard aux risques que présente la fourniture de produits sanguins, les centres de transfusion sont responsables même en l’absence de faute des conséquences dommageables dues à la mauvaise qualité des produits fournis”.

Une année avant ces arrêts, en 1994, Marceau Long écrivait dans le rapport de la Fondation nationale “Entreprises et performances” sur le thème “Responsabilité individuelle et garanties collectives” que les auteurs avaient souhaité apporter une simplification radicale de la pratique judiciaire pour répondre à l’une de recherches prioritaires de notre temps: la sécurité.

Cela obligeait à:
- dissocier la recherche de la réparation de celle de la responsabilité: tout fait générateur de dommage doit donner lieu à réparation;
- substituer à la faute et au risque une “obligation de sécurité” qui devient la mesure de l’atteinte portée à autrui;
- garantir l’essentiel par un système d’assurance, avec la protection d’un fonds de garantie financière sur crédits publics.

Marceau Long conclut son texte en notant que selon lui le principe de précaution n’est qu’un principe politique et non pas une règle de droit. Le risque est le fondement de la responsabilité: “l’une des étapes les plus marquantes du progrès social fait peser la charge de l’aléa et de l’incertitude sur ceux qui, par des initiatives dont ils tirent en général profit, introduisent un risque dans le corps social, plutôt que sur ceux qui en subissent les conséquences”.

Avec l'émergence du principe de précaution, ce sont tous les porteurs de responsabilité, donc de risques et de sinistres, qui sont concernés par l’évolution du droit.

Trois arguments permettent de soutenir la thèse sur le rôle des sinistres accidentels dans la structuration des écosystèmes:

- l’analyse coûts-avantages montre que dans la sphère de l’économie monétaire, l’optimisation du coût de traitement d’un risque suppose d’accepter un certain niveau de dommages, donc de sinistres.

- le rôle du feu dans la structuration des écosystèmes naturels qui aboutit à la politique des grands parcs naturels américains de ne pas s’opposer à ces incendies : “Laissez flamber. L’incendie fait partie de la nature".

- le troisième argument porte sur le rôle de la fluctuation thermodynamique dans la structuration des systèmes dissipatifs. Il mérite un bref développement.

Thermodynamique et sinistre

L’émergence d’une physique des phénomènes dissipatifs permet désormais de développer des grilles de lecture sur le fonctionnement des écosystèmes en phase avec celles développées par les écologues. Celles-ci montrent le rôle du désordre et des fluctuations thermodynamiques dans la structuration des systèmes ouverts, au sens de la physique.

Les écosystèmes, qu’ils soient naturels ou artificiels, sont des systèmes ouverts, c’est à dire des structures dissipant des flux d’énergie, de matières et d’informations. L'étude de ces structures a induit une idée au cœur de l'œuvre de I. Prigogine : “l’ordre par la fluctuation”.
Ces travaux ont voulu résoudre la problématique née du paradoxe opposant le second principe de la thermodynamique sur la croissance irréversible de l'entropie au constat que la complexité des organismes vivants et des écosystèmes croît au cours des âges.

Après que Ludwig Boltzmann (1844-1906) eût assimilé l’entropie, concept physique, au désordre du sens commun, la conclusion qui s’imposa au mode savant fut que notre monde tendait vers un niveau de désordre croissant. Voila le paradoxe que les philosophes de la fin du XIX siècle eurent à résoudre.

La physique mécaniste et le formalisme mathématique qui lui est consubstantiel participèrent à l’élaboration d’un paradigme que les épistémologues, selon les auteurs ou les circonstances, qualifient de classique, de mécaniste ou de laplacien. Ce paradigme est vite devenu le cadre épistémologique de référence dans lequel s’élaborent toutes nos connaissances. La science s’est développée dans ce paradigme mécaniste, ainsi que des disciplines relevant antérieurement des sciences de l’homme comme l’économie. Or, c’est aussi de ce cadre qu’est issu le second principe de la thermodynamique ou principe d’entropie maximum. Pourquoi alors des structures nouvelles apparaissent-elles, se complexifient et se développent ? L’alternative était alors la suivante. Soit le second principe de la thermodynamique est faux et donc la science émet des connaissances incertaines, soit nous sommes condamnés à sombrer dans le désordre que nous annonce ce principe.
C’est ce paradoxe que les physiciens eurent à relever en s’intéressant à la thermodynamique du vivant . Pour cela, ils inventèrent l’expression de "structure dissipative" pour qualifier les systèmes résultant de la dissipation de flux et l’éviction d’entropie.

Quelle est la conclusion majeure à laquelle arrivèrent de nombreux philosophes et notamment ceux de l’Ecole de Bruxelles dont I. Prigogine est la figure emblématique ?

Simplement que le désordre participe à la structuration des systèmes quels qu’ils soient et que, c’est une hypothèse de travail, la complexification des structures dissipatives est une réponse écosystémique aux conséquences du second principe de la thermodynamique.

Quelles sont alors les assimilations phénoménologiques qu’il est possible de réaliser à partir de cette physique contemporaine ?

La thermodynamique des phénomènes irréversibles repose sur l’idée que les systèmes dissipatifs sont confrontés à deux exigences: être alimentés de flux, pouvoir exporter leur entropie. Le désordre paradoxalement leur permet de satisfaire à ces contraintes énergétiques en générant des aléas, des fluctuations thermodynamiques à l’origine de nouveaux comportements. Les physiciens qualifient cette caractéristique des systèmes par l’expression: “exploration de l’espace des phases des systèmes”, c’est à dire l’espace multidimensionnel où le système optimise ses contraintes déterminées par sa propre existence et celles de son... environnement.

Aussi, la fluctuation thermodynamique assimilée au sinistre apparaît être un facteur de structuration évolutive des écosystèmes. D’un point de vue physique, elle est l’élément fondamental permettant au système d’explorer l’espace des phases et de s'équilibrer dans l’espace où il optimise ses contraintes énergétiques dans un état stationnaire. Ce désordre, cette croissance de l’entropie, cette irréversibilité sont les éléments qui permettent de repousser les conséquences du second principe que sont l’équilibre thermodynamique pour les physiciens, la mort thermique pour les philosophes du XIX siècle, la mort pour chacun d’entre nous. L’ordre naît du désordre.

Les modèles imaginés par les physiciens ont permis, depuis, d’affiner les modèles développés par les écologues. Ainsi, les différentes constitutions d’un écosystème sont pensées comme des bassins d’attraction accessibles autour de l’état d’équilibre du système. L’écosystème est alors considéré comme un système auquel sont accessibles de multiples états stables, mais qui peuvent se révéler inadaptés à des modifications de l’environnement. La catastrophe permet alors au système d’évoluer vers un état plus adapté aux contraintes auxquels il est soumis , comme le climat par exemple.

Discussion et conclusion

Une mise en perspective de la philosophie du risque qui domine aujourd’hui et du principe de précaution qui en est l’aboutissement ultime oblige à inscrire la réflexion dans un espace normé par les axes suivants.

Le premier va porter sur l’attitude morale à adopter face au sinistre; le second sur la conception que nous en avons, conception elle-même forgée à partir de choix épistémologiques; le troisième va s’intéresser à la dimension politique de sa gestion.

L’aspect moral est le plus délicat à traiter dans la mesure où il fait aujourd’hui l’objet d’un consensus qui s’exprime par l’évolution du droit. Doit-on ou non transférer des connaissances provenant des sciences de la nature à nos pratiques sociales ? C’est la question qui est posée par cet article.
Sans mise en perspective philosophique, la réponse est fragile. Celle-ci suppose de mettre en opposition deux paradigmes et de considérer que l’un d’entre eux est dominant actuellement: le paradigme classique. C'est le deuxième axe.

Issu de l’étude du mouvement des planètes, celui-ci s’est développé en recourant à un formalisme mathématique, lui-même expression des choix épistémologiques qui le structurent.
Parmi ceux-ci, l’idée que l’ordre et l’harmonie sont consubstantiels à la matière et que par conséquent le désordre et le chaos sont des anomalies de la nature. Or, dans le paradigme écosystémique qui s’élabore actuellement dans le prolongement des acquis de l’écologie et de la thermodynamique des structures dissipatives, ceux-ci sont aussi consubstantiels à cette matière et en assurent la pérennité dans ses expressions vivantes.
Ainsi, dans le paradigme classique, la conception du sinistre est négative. C’est l’évènement qui va briser l’harmonie. Au contraire, dans le paradigme écosystémique, ce sinistre est un des facteurs de structuration et d’évolution des écosystèmes, qu’ils soient naturels ou artificiels.

Ces positionnements épistémologiques induisent alors les présupposés qui fondent les politiques publiques de gestion des risques: le troisième axe.

Un des points forts des polémiques actuelles concernant le principe de précaution est l’incompréhension opposant le monde anglo-saxon représenté par les Etats-Unis et l’espace européen continental conduit par la France.
Pour les américains, l’élaboration d’une connaissance est indissociable d’une expérience dont la fonction est bien supérieure à toutes les philosophies spéculatives. Au contraire, dans une tradition philosophique française qui a forgé le paradigme classique, ce sont ces projections spéculatives qui fournissent, a priori, l’essentiel des connaissances, l’expérience ne servant qu’à valider les succès ou à corriger les déductions de ces spéculations.
Pour les premiers, le principe de précaution et toutes les autres attitudes cognitives fondées sur des spéculations philosophiques, fussent-elles scientifiques, vont restreindre la fonction de l’expérience dans l’acquisition de connaissances surtout dans les situations d’incertitude qui caractérisent la gestion de risques. Les refuser est par conséquent cohérent avec une tradition intellectuelle fondée sur l’empirisme, héritière des réflexions des grands philosophes anglais que sont Locke (1632-1704), Hume (1711-1776), Berkeley (1685-1753), etc.
Pour les autres, ne pas s’engager dans cette attitude spéculative est une faute qui donc engage la responsabilité de celui qui l’a commise. C’est le principe de la responsabilité délictuelle, quasi-délictuelle définie par les articles 1382 et suivants du Code civil.

Codifiée par le Code civil de 1804, le principe d’une indemnisation à l’occasion d’une faute générant un dommage concernait essentiellement l’espace privé. Il est à l’origine d’une pratique juridique fondée sur la propriété, garante d’une démocratie dont le fondement est la réalisation d’intérêts privés rendant indispensables la liberté d’agir et de faire. L’Etat est le garant de la permanence de cette pratique sociale, chaque citoyen lui abandonnant son droit inaliénable à la vengeance quand il subit un dommage ou une injure. Toute déviance ne relevant pas de sanctions pénales est caractérisée par la notion de faute au sens juridique du terme. La référence pour la caractériser est celle du comportement d’un bon père de famille..., c'est-à-dire les règles communément admises. Toute transgression est donc génératrice de risque. C’est par conséquent une faute susceptible d’engager la responsabilité civile de l'auteur du fait dommageable, donc l'obligation de réparation, mais dans la sphère privée.

Initialement, le rôle de l’Etat était de garantir le bon fonctionnement de ces principes issus de la Révolution française. Puis la conception étatiste de la société aboutit à des interventions croissantes de l’Etat dans la sphère privée. Cependant, à la différence des protagonistes traditionnels, la puissance publique était protégée de recours selon le vieil adage “le Roi ne peut mal faire”. Ce principe fut ébranlé par l’arrêt Blanco de 1873 qui marqua le point de départ d’une responsabilité administrative, identique dans l’esprit à la responsabilité civile du Code civil.

A quoi assistons-nous alors avec l’introduction du principe de précaution comme principe fondateur de la constitution ? Tout simplement à l’extension à l’espace public des pratiques sociales valables, dans l’esprit des créateurs du Code civil de 1804, uniquement dans l’espace privé. L’Etat doit donc désormais lui aussi gérer comme un bon père de famille. Le débat sur le principe de précaution s’inscrit donc dans deux plans. Le premier porte sur le rôle de l’expérience dans l’acquisition de connaissances; le sinistre dans le paradigme écosystémique est porteur de connaissance. Le second concerne le rôle du sinistre dans la structuration des écosystèmes.

Intuitivement les principaux opposants au principe de précaution craignent dans la consolidation de celui-ci la fossilisation de pratiques sociales fondées sur l’innovation et, position rarement exprimée, sur le sinistre comme vecteur de connaissance.
L’Etat comme porteur d’innovations est directement concerné par cette évolution. Dans les sociétés démocratiques, ce dernier est sensé être l’expression de la volonté collective. Or, celle-ci refuse le sinistre. Les attitudes générées par les conséquences de la canicule de l’été 2003 en sont une parfaite illustration.

Ce sont donc toutes les organisations sociales porteuses de risques qui sont concernées par cette attitude.

La conclusion à laquelle nous avons abouti à la fin de la deuxième partie de cet article est que le sinistre accidentel est un élément fondamental de la structuration et de l’évolution des écosystèmes, y compris de nos écosystèmes artificiels. Dans la mesure où le principe de précaution étend à l’ensemble du corps social les principes de réparations issus du code civil, mais dédiés initialement à l’espace privé des personnes physiques, la question est de déterminer qui doit assumer désormais la fonction d’expérimentation sociale que l’Etat assume pour les risques majeurs ?


Frédéric Malaval
23/01/2004
© POLEMIA


(1) Georges-Yves Kerven, “Eléments fondamentaux des Cyndiniques”, Economica, 1995.
(2) “Evolution de la jurisprudence en matière d’assurance”, Risques n° 10, Avril 1992.
(3) Recueil d’instructions pratiques, Winterthur, 1988.
(4) La première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que « le versement des primes pour la période qui se situe entre la prise d'effet du contrat et son expiration a pour contrepartie nécessaire la garantie des dommages qui trouvent leur origine dans le fait qui s'est produit pendant cette période. La stipulation de la police, selon laquelle le dommage n'est garanti que si la réclamation de la victime, nécessaire à la mise en œuvre de l'assurance de responsabilité, a été formulée au cours de la période de validité du contrat, aboutit à priver l'assuré du bénéfice de l'assurance en raison d'un fait qui ne lui est pas imputable ». Une telle clause conduit à créer un avantage illicite, comme dépourvu de cause, au profit du seul assureur, qui aurait alors perçu les primes sans contrepartie et, par suite, cette stipulation est réputée non écrite (Cour de cassation 1er chambre civile, 19 décembre 1990.
(5) Les entretiens de l’assurance 2002, séance plénière (Compte-rendu consultable sur www.ffsa.org).
(6) “Principe de précaution, mode d’emploi”, dans “Le nouvel âge de l’écologie”, Descartes & Cie, 2003.
(7) Sous la direction de Olivier Godard, “Le principe de précaution”, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1997.
(8) « Une approche de précaution s’impose afin de protéger la mer du Nord des effets dommageables éventuels des substances les plus dangereuses. Elle peut requérir l’adoption de mesures de contrôle des émissions de ces substances avant même qu’un lien de cause à effet soit formellement établi sur le plan scientifique (...) ».
(9) En août 1988, au nom de ce principe, 3000 km2 de forêts ont brûlé dans le parc du Yellowstone. Romme W.H. and D.G. Despain. 1989. “Historical perspective on the Yellowstone Fires of 1988”. Biosciences 39(10): 696-699).
(10) http://www.america-dreamz.com/wyoming/paysages/yellowstone_national_park.php
(11) Actes du colloque “Synergie et cohérence dans les systèmes biologiques”, Paris VII, 1985.
(12) L’entropie est aujourd’hui un mot récupéré par de nombreuses disciplines. Aussi, nous précisons que nous utilisons ce mot dans le sens que les thermodynamiciens tentent de lui donner. Prigogine Ilya, Dilip Kondepudi, « Des moteurs thermiques aux structures dissipatives », Ed. Odile Jacob, 1999
(13) Ilya Prigogine, “La thermodynamique de la vie”, La Recherche, juin 1972. (14) Charles Perrings, Brian Walter, “Biodiversity, resilience and the control of ecological-economic systems: the case of fire-driven rangelands, Ecological Economics 22.
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