F-16 polonais : histoire secrète d’un contrat

mardi 21 janvier 2003
L’achat, rendu public le 27 décembre dernier, de 48 avions de combats F-16 par la Pologne pour remplacer ses vieux Mig soviétiques, a fait l’effet d’une douche froide en Europe. Quelques jours après le sommet de Copenhague confirmant l’entrée prochaine de ce pays au sein de l’UE, cette annonce donne l’impression désagréable que « les aides financières européennes à la Pologne vont servir à la prospérité des entreprises américaines d'armement » et que finalement « l'élargissement de l'Europe, c'est l'élargissement des Etats-Unis en Europe » (Philippe de Villiers).
Cette affaire est d’autant plus choquante que la Pologne est le « pays candidat » qui a le plus âprement négocié son entrée dans l’UE, réclamant, et obtenant, des aides financières considérables, notamment dans le domaine agricole.

Mais encore moins que toute chose, les relations internationales, a fortiori dans le domaine commercial et militaro-industriel, ne relèvent de la morale : ce qui est en jeu, ce sont bien des rapports de force et des stratégies de puissance.

L’histoire des négociations secrètes ayant abouti à la signature de ce contrat de 3,5 milliards de dollars s’inscrit en effet dans la guerre économique, totale, que livrent les Etats-Unis à la « vieille Europe ».

Elle illustre parfaitement l’efficacité des méthodes américaines à l’export, basée à la fois sur le chantage politique, économique et financier, et sur l’espionnage direct offert non seulement par Washington mais également par les Polonais eux-mêmes.

Tout s’est joué depuis l’ambassade des Etats-Unis à Varsovie. L’ambassadeur américain, Christopher R. Hill, est un ancien du National Security Council qui a été constamment en poste dans la région balkanique (Yougoslavie, Albanie, ambassadeur en Macédoine, envoyé spécial au Kosovo) et en Europe centrale (Senior Country Officer for Polish Affairs au département d’Etat). Il parle le polonais, le serbo-croate, le macédonien et maîtrise l’albanais. Il aurait personnellement participé à toutes les réunions rassemblant militaires, industriels et politiques américains en vue de l’obtention de ce contrat : dans un entretien au Dallas Morning News (octobre 2002), il a reconnu qu’il travaillait chaque jour avec les équipes de Lockheed-Martin pour discuter de la stratégie sur le contrat des F-16. Rien d’étonnant à ce que, dans un communiqué de presse en date du 27 décembre dernier, le responsable Pologne de la firme de Fort Worth, George Standridge, déclare : « I would also like to add my personal thanks to the U.S. Embassy in Warsaw for its very strong support and guidance during this campaign effort, and the excellent teamwork of U.S. government agencies in Washington (…)...”

Il est vrai que l’on connaît désormais parfaitement le déroulement des événements.

Une mécanique américaine bien huilée

- En août 2001, dans une réunion à l’Ambassade, deux consultants travaillant pour le ministère des Affaires étrangères polonais reconnaissent que les bureaux de Dassault (concurrent direct des Américains avec son Mirage 2000-5) seraient sujets à l’espionnage électronique. Une initiative, selon toute vraisemblance, d’origine conjointe américano-polonaise.

- En janvier 2002, une équipe de l’Ambassade américaine - dont l’attaché militaire - rencontre le Colonel Nowak, du département d’acquisition polonais, pour discuter du Request for Proposal, encore confidentiel à ce stade, et de la façon dont Lockheed-Martin pourrait revoir son programme de transfert de technologies (fondé sur l’achat plutôt que sur la location des avions de combat).

- En mai 2002, l’Ambassade discute des moyens d’affaiblir la présence de deux sociétés polonaises (ETC-PZL et WZL-2), membres du consortium concurrent suédo-britannique Gripen.

- En juin de la même année, une équipe du Department of Defense (DoD) s’entretient discrètement au ministère de la Défense des possibilités de disposer, une fois soumis au gouvernement polonais, des documents confidentiels des offres potentiellement gagnantes (Dassaut ou le consortium Gripen).

- Fin juillet 2002, un officier de la Defense Intelligence Agency visite la base aérienne de Minsk Mazowiecki pour discuter confidentiellement avec un colonel de l’armée de l’air polonaise des performances techniques du Mirage 2000-5, donné gagnant aux Etats-Unis.

- En août 2002, les équipes de l’Ambassade obtiennent du ministère des Affaires étrangères US de disposer en temps réel de tous les noms et visas des équipes rivales de Dassault et du Gripen entrant en Pologne.

- En septembre 2002, lors d’une réunion entre le secrétaire d’Etat polonais, deux de ses conseillers techniques et les équipes de Lockheed-Martin, le ministre polonais révèle qu’il a accepté les conditions pour le prêt concernant les télécommunications et qu’il ferait pression sur le gouvernement pour que LM soit gagnant. La partie américaine avait déclaré que le prêt ne pouvait se concevoir sans le contrat des F-16. On apprendra plus tard que les Etats-Unis s’étaient engagés à investir jusqu’à 9,8 milliards de $ en projets annexes en Pologne…

- Le même mois, la visite de Donald Rumsfeld permet de faire la synthèse de ces lobbyings intenses. Des réunions informelles entre le DoD, le général Piatas et Towpik, représentant polonais à l’OTAN, font clairement comprendre aux Polonais que la perte du contrat F-16 signifierait une diminution des activités polonaises au sein de l’OTAN, qui pourraient aller jusqu’à l’exclusion des Polonais des comités secrets de l’Alliance.

- En octobre, des représentants du ministère de l’Economie déclarent que si LM n’obtenait pas le contrat, les Etats-Unis bloqueraient ou réduiraient substantiellement les prêts que la Banque Mondiale pourrait accorder à la Pologne (1,4 milliard de $ sur la période 2003-2005).

- En décembre 2002, le DoD annonce froidement que si LM n’obtient pas le contrat des avions de combat, les modernisations des frégates de la classe Perry seront purement et simplement annulées.

- Enfin, deux semaines avant l’annonce officielle du contrat, plusieurs représentants de l’Ambassade ont tenu des réunions d’information devant leurs homologues polonais pour les prévenir une dernière fois des représailles américaines en cas de victoire européenne (suédoise ou française).

La France et l’Europe au risque de la « préférence américaine »

Au fond, ces développements ne surprendront pas les observateurs attentifs des marchés des avions de combat depuis cinq ans : la Grèce, puis la Corée du Sud avaient été d’âpres batailles. Car ce type de marché est hautement stratégique : il lie deux Etats pendant plus de trente ans dans le domaine-clé de la guerre actuelle, à savoir la supériorité aérienne. Les Etats-Unis l’ont bien compris. Il semble qu’ils soient les seuls…

Côté américain, cette victoire est autant commerciale que politique.
La victoire de la firme de Fort Worth en Pologne confirme l’efficacité des méthodes US, à la fois agressives et « totales », et l’emprise progressive de l’hyperpuissance sur la défense européenne. En effet, cinq pays européens (Italie, Danemark, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Norvège) s’étaient déjà ralliés au programme de l’avion de chasse du futur américain F-35, au risque d’étrangler l’industrie aéronautique européenne. Avec le contrat polonais, les avions mais aussi les systèmes d’armes et les équipements américains s’installent durablement en Europe orientale : la Roumanie et la Bulgarie devraient être les prochains clients des F-16…

Mais si les Etats-Unis ont une conscience précise, pugnace voire agressive de leurs intérêts pétroliers, économiques et politiques, l’Europe n’en a pas la moindre. Car comment concevoir une « Europe de la défense » sans industries de défense ? La convention européenne aurait pu imposer un « buy european act », non seulement pour les pays actuels, mais aussi pour les futurs membres de l’Union, le financement de la PAC pouvant servir utilement de marge de négociation.
Pour l’Europe, cet échec patent souligne donc son impasse actuelle, que plus d’Europe ne pourra combler, car les futurs adhérents comme la plupart des Etats membres ayant fait une summa divisio : l’Europe apporte la prospérité ; les Etats-Unis, la sécurité.

Pour la France en particulier, le coup est rude. Mais il n’est pas encore fatal. Si ce contrat perdu incite les pouvoirs publics à rompre avec leur angélisme et à revoir un dispositif export de toute évidence insuffisamment agressif.


G.T.
© POLEMIA
21 janvier2003
SOURCES : http://cryptome.org/plf16fix.htm
http://www.lockheedmartin.com/
http://www.usinfo.pl/
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