Géopolitique : constantes et changements dans l’histoire

lundi 1 septembre 2003
« Dévoiler, sans complaisance ni jugement de valeur, les enjeux et les intérêts des Etats et des acteurs internationaux » : tel est l’objectif principal de cet ouvrage aussi dense que riche ; telle est d’ailleurs la raison d’être de la géopolitique. Science longtemps occultée en raison de sa réputation sulfureuse, liée à son utilisation par différents gouvernements en vue de justifier des fins expansionnistes, la géopolitique est aujourd’hui heureusement sortie de son long purgatoire : les faits, têtus, lui ont en effet donné raison, la chute du Mur de Berlin puis les attentats islamistes du 11 septembre 2001 assurant visiblement le retour de l’Histoire sur l’échiquier mondial.

Elève de François Thual, docteur ès sciences politiques, chargé de cours à Paris I et directeur des études du Collège Interarmées de Défense (ex-Ecole de Guerre), Aymeric Chauprade est sans conteste l’auteur le plus en vue de « l’école géopolitique française » en gestation, laquelle s’affiche « réaliste », et se distingue donc autant de l’Ecole du Chaos (Jean-Christophe Rufin, Martin Van Creveld) que des idéalistes qui inspirent encore trop souvent les commentaires des gros médias (Yves Lacoste, Maurice Bertrand…)(1). Renvoyant pour ainsi dire dos à dos un Pascal Boniface et un Samuel Huntington, A. Chauprade a le mérite de refuser toutes les explications mono-causales par trop simplistes et l’audace de dépoussiérer la géopolitique de ses gangues idéologiques - notamment « droits-de-l’hommistes » - pour se colleter avec le réel, lequel n’est jamais le fruit du hasard, ni même de la seule volonté, mais bien plus souvent celui de la nécessité. Il affiche, et démontre sans difficulté, l’influence de la géographie physique et humaine sur les traits sociologiques et politiques des sociétés et donc des Etats. Il associe l’ensemble des facteurs identitaires, autant que « la quête des ressources » (matières premières, pétrole, eau…), à sa « grille de lecture » des relations internationales. Bref, en intégrant à sa démarche aussi bien la géographie que la sociologie politique, la démographie, l’économie ou encore l’ethnologie, il rend à la géopolitique ses lettres de noblesse, et plus encore sa nature intrinsèque : l’illustration de « la force du réel, des forces profondes de l’histoire, dont l’existence même donne sens au génie propre que l’homme oppose à la persistance des déterminismes » (p. 12).

« Géopolitique, constantes et changements dans l’histoire » est un manuel qui se lit comme un roman, présentant de façon exhaustive et vivante les constantes de la géopolitique et des relations internationales, ce qui les définit, les détermine, mais aussi les modifie et les fait évoluer. Après une première partie consacrée à l'histoire des idées géopolitiques, l'ouvrage s'attache à éclairer les grandes permanences de l'histoire : la dualité centre-périphérie, l'opposition terre-mer, l'enclavement, l'insularité, l'ethnie, la langue, les catégories socio-économiques... L'ouvrage s'achève sur une analyse des évolutions de la géopolitique : les grandes révolutions géographiques et la remise en cause du concept d'État-nation par la mondialisation, la régionalisation ou encore la montée en force des acteurs transnationaux. Sur ce dernier point, l’auteur affiche à juste titre son « déterminisme chaotique » : l’aspect déterministe inspire l’étude des facteurs permanents (« les forces profondes de l’histoire » chères à Duroselle), tandis que l’aspect chaotique prend en compte la « turbulence » (Rosenau) provoquée par la montée des facteurs de changement, au premier rang desquels l’irruption des acteurs et des paramètres transnationaux (multinationales, « opinion internationale », organisation criminelles transnationales…) dans le champ de force classique du système des Etats (2).

Fin connaisseur de l’histoire française, A. Chauprade y puise une « realpolitik » faite de mesure et d’équilibre entre les puissances, notamment européennes, qui constitue en outre un reflet autant qu’un prolongement de l’équilibre des facteurs qu’il revendique dans l’explication scientifique des données géopolitiques. Cette vision traditionnelle de la France, hermétique voire opposée à toute idée d’Empire, conduit l’auteur à juger sévèrement les différents « panismes » (3) à l’œuvre en réponse au chaos provoqué notamment par le double phénomène de mondialisation-atomisation. Mais c’est là encore, aussi, par refus de l’univocité des causes et par méfiance à l’égard des constructions idéologiques : le cœur de la compréhension des relations internationales reste quoi qu’il en soit l’expression des volontés de puissance, portées par une multiplicité d’acteurs, dans les Etats, entre les Etats ou par-dessus les Etats.

Démarxisée, décomplexée face aux réalités qu’elle appréhende sans détours, l’école géopolitique « néoréaliste » française dont Aymeric Chauprade jette ainsi les bases est aussi saine que stimulante. Si l’on comprend pourquoi l’auteur se refuse à toute projection de son analyse vers des objectifs opérationnels, il appartient à ses lecteurs d’assurer cette tâche. A l’instar de ce qui se fait dans les think thanks américains. Mais pour faire face efficacement, appuyé sur l’« heartland » eurasiatique, à l’hégémonisme états-unien et aux menaces montantes du Sud.


G.T.
1er/09/2003
© POLEMIA


« Géopolitique, constantes et changements dans l’histoire » d’Aymeric Chauprade, Editions Ellipses, réédition 2003, 960 p., 112 cartes, 45 €.


NOTES
(1) Cette liberté de ton, ce souci de l’appréhension du réel, cette distanciation avec les valeurs imposées et les discours convenus du « politiquement correct » valent à Aymeric Chauprade une hostilité à peine voilée de la part de l’Etablissement. Ainsi a-t-il notamment été catalogué, avec François Thual, comme « réactionnaire » dans la revue « Le débat stratégique » pour ne pas avoir condamné les « auteurs maudits » allemands que sont Karl Haushofer, Carl Schmitt ou encore Jordis von Lauhausen (André Bigot, « Rejets et nécessité d’une géographie politique européenne », in « Le débat stratégique » N°47, novembre 1999). Mais c’est une situation qui est en train de changer :on en veut pour preuve notamment la publication, dans la dernière livraison du magazine « l’Histoire », d’une étude d’A. Chauprade consacrée à la géopolitique du pétrole…
(2) Ce qui laisse le champ ouvert à l’intégration de nouveaux facteurs, comme par exemple les ONG ou l’infoguerre. En effet, l’avènement de l’information comme outil au service de la puissance implique de facto une redistribution et un changement de nature dans les jeux de puissance…
(3) « Les panismes sont des mouvements politico-idéologiques où le regroupement de tous les membres d’une communauté éparse devient l’objectif fondamental des dispositifs géopolitiques. Ces mouvements sont de deux sortes : soit ils se fondent sur des critères ehno-linguistiques, comme par exemple le pan-turquisme, le pan-mongolisme, le pan-germanisme ; soit sur des critères géographiques : le pan-américanisme, ou des regroupements plus vastes encore comme le pan-arabisme ; soit encore sur des critères religieux comme la pan-orthodoxie. Dans tous les cas, il s’agit de mouvements de rassemblement, d’unification et de fusion qui ont tous les mêmes caractéristiques » (François Thual, « Méthodes de la géopolitique », Ellipses 1996).
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