L’aile du papillon

mercredi 20 août 2003
La maturité sied à Pierre Schoendoerffer : le bilan d’une vie qu’impose à chaque homme " la montée du soir " si justement décrite par Michel Déon lui offre, avec autant d’audace que de sérénité, l’occasion d’une fructueuse introspection, d’une stimulante réflexion sur le devenir des hommes en général et de notre civilisation en particulier, des valeurs qui la sous-tendent. L’auteur et cinéaste souvent primé de " La 317e Section " (1963, prix de l’Académie de Bretagne), de " L’Adieu au Roi " (1969, prix Interallié), du " Crabe Tambour " (1976, grand prix du roman de l’Académie française) et de " Là-Haut " (1981), réfugié et depuis longtemps silencieux à l’extrême occident de notre Europe, près de Quimper, nous livre ici l’un de ses livres les plus personnels, les plus réfléchis. Et presque la synthèse de toute son œuvre.

De quoi s’agit-il ? Du prétexte qu’offre la rencontre entre un vieux " soldat perdu " blanchi sous le harnois de combats aux débouchés incertains, écrivain repu d’aventures et sondeur désormais quelque peu ironique des reins et des cœurs d’une humanité définitivement souffrante, avec son jeune filleul, qui n’est autre que le miroir de sa propre jeunesse et finalement son double si proche et si lointain, au cœur également aventureux mais à un demi-siècle de distance - les défis sportifs ayant depuis longtemps remplacé les coups de feu aux confins du Tonkin ou de la Kabylie.
Pierre de Roscanvel, brillant ingénieur et marin au long cours, est ce filleul, c’est-à-dire plus qu’un fils, un ami, qui, naufragé d’une course à travers l’Atlantique, sauvé par un cargo poubelle, va traverser et affronter une tempête océanique comme une initiation. Sa planche de salut est ce navire à l’équipage aussi cosmopolite qu’incapable, ce magma d’hommes, de taules et de sueur livré à lui-même, à ses peurs, ses haines et ses faiblesses, et qu’il faudra bien se résigner à dompter, discipliner, rafistoler et finalement commander pour se sauver. Moins soi-même d’ailleurs que l’idée que l’on se fait de soi.

Joakim Profiekke, capitaine du cargo à la dérive, est sans doute l’incarnation ultime de cette humanité à la fois perdue et égale à elle-même, toujours prête à l’ultime rachat : personnage monstrueux à force de lâcheté, flottant sans amarre au milieu d’un océan de difficultés, et dont la brutalité à l’égard de l’équipage et du bateau s’explique par une infirmité morale mais somme toute compréhensible. Il ne se relèvera que par le suicide rédempteur ; mourrant de n’avoir pas su se montrer - ou plutôt se hisser - à la hauteur des événements comme de sa fonction ; mourrant en fait pour que le jeune Roscanvel vive et prenne pleinement la barre. Comme un passage de témoin et une nécessaire sélection des chefs par le courage, la détermination, mais aussi le panache.

Il s’agit donc bien d’un jeu à trois, entre le narrateur, son filleul et le " sauveur " de celui-ci, jeu viril parce que la mer de pardonne rien et révèle tout, mais aussi parce que ce jeu ne serait rien sans le regard, à la fois maternel et sexué, aimant sans complaisance, mais définitivement " terrien ", des femmes de toutes les femmes. Et des dieux : la religiosité est également omniprésente, rugueuse et intime, aussi sombre que lumineuse, comme le reflet - noir et blanc - du drapeau de cette Bretagne si intelligemment décrite à l’aune de ses embruns et surtout de ses bistrots.

" L’aile du papillon " est ainsi une allégorie brutale et poétique du devenir d’une humanité en déshérence, mais dont une minorité peut encore retrouver un sens à son destin en puisant au fond d’elle-même les raisons et les ressorts de sa sur-vie. Une leçon pour les temps à venir.


G.T.
© POLEMIA
19/08/2003

« L’aile du papillon » de Pierre Schoendoerffer, Grasset 2003, 280 p., 17 euros.
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