Affaire Richard Millet : le goût amer de l'épilogue

mardi 18 septembre 2012

Ainsi, Richard Millet s’est-il retrouvé acculé à démissionner du comité de lecture de Gallimard où il officiait depuis des années, tout en y poursuivant son travail d'éditeur. Tel est le résultat non d’une campagne de presse, mais de la campagne de quelques uns dans la presse. Si Richard Millet a mis son patron Antoine Gallimard dans l'embarras, eux l'ont mis au pied du mur. PA

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Mis en demeure de choisir en quelque sorte entre « lui et nous ». Bien qu’il s’en défende, l’éditeur a tout de même pris sa décision, équilibrée comme un jugement de Salomon, tel un premier ministre conscient de ne pouvoir rester insensible à la pression des manifestations de rue. Une émeute de signatures lui réclamait chaque jour la tête du coupable sous ses fenêtres. Sa propre situation en devenait impossible ; il s’entretint à maintes reprises avec lui ; à l'issue de leurs discussions, il fut décidé que Millet ferait une déclaration nette et claire vis à vis de Gallimard, de ses éditeurs et de ses auteurs lors de son passage à l'émission de Frédéric Taddei « Ce soir ou jamais » ; or Antoine Gallimard fut déçu de sa prestation qu'il jugea « très en dessous de ce qui était convenu » (mais quelle idée aussi de s'exprimer à la télévision, plutôt que par écrit dans un journal de grande diffusion, lorsqu'on est écrivain et que l'on doit être « net et clair » !).

Se disant « choqué » par ses prises de position, qui ne datent pourtant pas d’hier et n’ont jamais été confinées dans le secret, il lui adressa une lettre en date du 10 septembre transmise à l’Afp :

« Je ne saurais approuver aucune de vos thèses politiques. Cette position ne m'est pas personnelle, c'est celle de la maison depuis toujours… » ; mais que voulait-il dire au juste en enjoignant son collaborateur de respecter « une déontologie confraternelle » (dans un premier temps, l'Afp avait transmis par erreur «idéologie confraternelle » ce qui n'aidait pas vraiment à éclairer le débat) ? Rien moins qu'« une certaine forme de solidarité » avec la Maison que l'on représente, ce qui est assez flou et ne délimite guère les frontières de la liberté de parole.

L’historien Pierre Nora fournit la clé d’explication : « Il a le droit de penser ce qu'il veut et de l'écrire. Mais il n'a pas le droit, au nom de la solidarité amicale et professionnelle, de nous faire otages de ses opinions, de ses enfantillages, de ses confusions intellectuelles, de sa psychologie particulière, de ses foucades délirantes ». Le comble, pour le Pdg de la Maison, est que le coup lui soit venu aussi d’auteurs parmi les plus proches (Annie Ernaux, JMG Le Clézio, Jean Rouaud, Tahar Ben Jelloun…). Pour n’être pas nouveau, le procédé n’en est pas moins odieux. Il s’inscrit même dans le code génétique de la Maison puisque dès les premières années, Paul Claudel avait essayé d’en faire autant avec Gide en raison de ses mœurs de pédéraste qui le scandalisaient, mais Gaston 1er, fondateur de la dynastie, n’avait pas cédé. Dans les années 30, celui-ci anticipa même toute réaction et préféra perdre pendant un long moment l’amitié et l’œuvre de son cher Jouhandeau plutôt que de publier Le Péril juif, réunion d’articles que celui-ci entendait faire paraître sous le label Nrf. Encore Claudel avait-il agi à titre individuel et sans faire de raffut autrement qu’épistolaire. De toute façon, Gaston Gallimard l’avait clairement établi dès le départ – et en cela aussi, son petit-fils lui est parfaitement fidèle : son catalogue serait mort s’il n’avait accueilli toutes les voix, y compris les plus hostiles entre elles, d’Aragon à Drieu la Rochelle en passant par tant d’autres ; c’est ainsi et si Michel Houellebecq devait un jour intégrer la Maison, il ne se trouvera probablement personne, à l’intérieur comme à l’extérieur, pour rappeler que dans un article de revue aux termes fort bien pesés, l’écrivain conchiait la quasi totalité de ce qui était paru depuis un siècle sous le sigle Nrf. Sauf qu’aujourd’hui, cela dépasse le point de vue du catalogue. C’est d’une personne ad hominem et prise dans sa totalité dont il s’agit, et c’est d’elle dont il fallait avoir la peau, professionnellement à défaut de littérairement. On notera d'ailleurs qu'il est peu question dans la presse des jeunes éditions Pierre-Guillaume de Roux, qui ont pourtant publié le texte controversé, et uniquement des éditions Gallimard. Mais comment la double casquette de l'accusé (auteur ici, éditeur là) ne brouillerait-elle pas les pistes ?

Qu’Annie Ernaux se soit exprimée à maintes reprises dans les médias pour dire sa colère et son indignation, c’est dans l’ordre des choses. Qu’elle revienne à la charge par une nouvelle tribune dans Le Monde, co-signée cette fois par 118 écrivains (et dont bon nombre s’enorgueillissent d’une œuvre pourtant insignifiante en regard de celle de Millet), voilà qui pose problème. On veut voir la bête à terre. On entend l’hallali avant d’assister à la curée. Cela ne rappelle pas les années 30 puisque c’est fait au nom des grands principes, des valeurs intangibles d’une institution et d’une certaine morale. Cela rappelle plutôt les années 1944-1945, celles du « Mort au confrère ! » ; car au-delà des cosignataires de cette tribune-appel-manifeste, s’engouffrent dans le sillage d’Annie Ernaux, la plus sincère d’entre tous, promue chef de meute par les circonstances, l’habituelle cohorte de médiocres du petit monde littéraire, sans oublier les ennemis chroniques de Gallimard qui ne laissent jamais passer une occasion de l’enfoncer (ah, qu’il est doux de pouvoir associer dans un titre, et donc d’imprimer dans l’inconscient des lecteurs, les mots « phalangiste » et Nrf »…)

Richard Millet, je ne suis pas suspect de lui mouiller la compresse, comme disait Frédéric Dard. Quelques billets sur ce blog témoignent de ce que je ne fus guère complaisant pour plusieurs de ses pamphlets. Sur celui-ci, j’ai déjà écrit ce que j’en pensais, avant de décliner à plusieurs reprises des invitations à remettre le couvert, de la part de chaînes de télévision et de stations de radio. Inutile d’y revenir. L’affaire a éclipsé le texte pour se focaliser sur l’auteur ; de littéraire, elle s’est d’autant plus facilement déplacée sur le terrain idéologique que tout l’y incitait ; c’est ainsi que, très vite et très tôt, ses pourfendeurs ne l’évoquaient plus que comme « L’éloge d’Anders Breivik ».

Le paradoxe, c’est que la sanction ne frappe pas l’écrivain Millet pour son texte controversé mais l’éditeur Millet dont le travail est distinct dudit texte, d’autant qu’il est publié dans une autre maison ; or, pour la plupart (seule la prudence incite à ne pas parler d’unanimité) les membres du plus prestigieux comité de lecture de l’édition ne trouvent rien à redire à son activité quotidienne à leurs côtés, certains même l’ayant toujours louée.

Cette fois, c’est réussi, si l’on peut dire. C’est donc la première fois dans l’histoire séculaire de Gallimard que des écrivains coalisés obtiennent qu’un autre écrivain, par ailleurs éditeur dans la Maison, soit évincé du comité de lecture, après un article-manifeste le désignant comme « fasciste » puisque son texte est jugé tel. Ce qui crée un dangereux précédent. Jusqu’à présent, on croyait que quatre épithètes pouvaient tuer la réputation d’un intellectuel : plagiaire, pédophile, antisémite, négationniste. A la faveur de l’affaire Milllet, on découvre que l’accusation de fascisme, que l’on croyait de longue date obsolète, mais si pratique tant elle est vidée de son sens par son galvaudage même, suffit à ostraciser. A quand la résurrection du comité des intellectuels antifascistes ? Et quoi après : son exclusion de Gallimard ? Et ensuite : sa radiation à vie de l’édition française ? Et puis quoi encore ? Le plus curieux est que l’on s’aperçoive aujourd’hui seulement que les valeurs de Richard Millet sont en contradiction avec celles de la maison d’édition qui l’emploie depuis des années alors qu’il n’a cessé de creuser le même sillon. Au moins cette affaire aura-t-elle permis de révéler qu’une maison d’édition peut être attachée à certaines valeurs, même si l’on ignore lesquelles au juste : quel écrivain s’est jamais interrogé sur ses « valeurs » au moment d’envoyer son manuscrit à une maison ?

On ne se souviendra pas que, dans la France de 2012, un écrivain s’était lancé dans un improbable éloge littéraire d’un tueur raciste afin d’enrichir sa propre réflexion esthétique sur la nature du Mal et en tirer des conclusions politiques encore plus hasardeuses – car le texte qu’il lui consacre n’est en rien mémorable. En revanche, on se souviendra que dans la France de 2012, des écrivains ont exigé et obtenu sa tête. Amère victoire. Pas de quoi être fier.

Pierre Assouline
La République des livres
15/09/2012

Note de la rédaction : ce que l’on appelle maintenant l’affaire Richard Millet prend fin, semble-t-il, avec la démission de l’auteur de l’Eloge littéraire remise au pdg de Gallimard. Même si, à Polémia, nous ne partageons pas nécessairement toutes les idées de Pierre Assouline, nous estimons indispensable de présenter ici son article à nos lecteurs. Notre objectif n’est évidemment pas d’adhérer ou de relayer une quelconque idéologie de violence, mais de donner un contrepoids à ce qui est généralement paru dans la presse. Les opinions qui y sont exprimées n'engagent que l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de Polémia.

Correspondance Polémia – 18/09/2012

Image : Pierre Assouline

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