Le comptoir bancaire, nouvelle église ?

mardi 26 juin 2012

Immense talent de plume, François Brigneau est mort le 9 avril 2012. Il était qualifié de « polémiste d’extrême droite ». C’était surtout un essayiste d’une grande finesse et d’une rare profondeur. En guise d’hommage, Polémia publie l’une de ses tribunes de National Hebdo, datée du 25 juin 1992, en plein débat sur la ratification du Traité de Maastricht : quelques mots sur les péripéties politiciennes et de longues considérations sur le remplacement d’une boulangerie par une banque ; des banques qui se multiplient comme des petits pains… L’anecdote conduit François Brigneau à une réflexion profonde sur l’économie et la société. Ce texte pouvait passer pour nostalgique, sinon ronchon, il y a vingt ans, et il apparaît aujourd’hui comme prémonitoire : à enseigner à Sciences-Po en cours d’économie politique… s’il y en avait encore. Un tel texte, que Polémia a été heureux de redécouvrir pour ses lecteurs, est à déguster et à méditer. Le titre est de la rédaction de Polémia. Le titre original était « Sur le départ d’un boulanger ».
Polémia

________________________________________________________________________________________

 

Sur le départ d’un boulanger

Les vieux habitants du quartier sont tristes. Notre boulanger nous a quittés. Il s’appelait M. Dupuy. C’était un homme dans la force de l’âge, grand, costaud, avenant, habillé de blanc, à l’ancienne. Vers midi, le coup de feu, il venait aider sa femme et ses commises. Il faisait le meilleur pain du coin. Du pain cuit et doré, avec de la mie qui n’était pas de la pâte. C’est rare. Parfois le soir, quand j’étais seul, je dînais d’un quignon et d’un bout de fromage, avec un verre de vin, et même deux. Je me régalais.

Sa pâtisserie, aussi, était courue. Chez nous, pas un repas de famille ou d’amis ne se tenait que nous ne commandions un saint-honoré ou un Paris Brest, larges comme une roue de brouette, chez M. Dupuy. Pour nous, il ne les mettait pas dans les présentoirs réfrigérés. Le gâteau restait tendre, souple, moelleux, avec de la crème, ou de la crème chantilly que le froid n’avait pas durcie. C’était bon comme là-bas, dis ! (Là bas, c’est la Cornouaille de mon enfance…). Même mon chien Corvec faisait la différence. Ça se voyait à sa moustache et à son œil, que la félicité rendait humide.

Depuis longtemps une banque avait offert une petite fortune à M. Dupuy, pour sa boutique, son fournil et ses dépendances. Il refusait. Il aimait son métier et sa clientèle. On le voyait à son accueil, à son sourire, à son aisance professionnelle, cette grâce naturelle des gens de métier qui font bien le leur. Et puis il a appris la nouvelle. Dans la galerie marchande de la grande surface, en face de sa boutique, un dépôt de pain allait s’ouvrir. Alors il a fini par céder. Le dernier jour, il y avait plus de monde encore que d’habitude. On arrivait de partout. M. Dupuy était derrière son comptoir, tout pâle, les larmes aux yeux. Il avait sans doute fait une affaire. Il avait certainement subi une défaite. Il le savait. C’est à peine s’il pouvait parler. Il bredouillait : « Au revoir. Merci. Merci encore. » Ma femme acheta deux baguettes alors qu’une nous suffit. Le lendemain tous les stores étaient fermés. Sur la porte, il y avait une pancarte écrite au feutre bleu : FERMETURE DEFINITIVE. J’ai cru remarquer que les majuscules étaient un peu tremblées.

Faire le commerce de l’argent doit rapporter plus que de cuire du pain. Quand je me suis installé ici, voilà quarante ans, il n’y avait pas une banque dans le quartier. Maintenant, dans un rayon de trois cents mètres autour de la maison, il y en a sept. Je compte : la Banque Hervet, la Banque Nationale de Paris, la Banque Populaire de la Région Ouest, le Crédit Agricole, le Crédit Commercial, le Crédit Lyonnais, la Société Générale, sans parler de la Poste, qui fera bientôt plus d’opérations bancaires qu’elle ne vendra de timbres. Ni de la Caisse d’Epargne qui ouvre ma rue, juste devant le monument aux morts de la bataille de Montretout (18 janvier 1871). Souvent, le dimanche matin, des voitures s’arrêtent à cet endroit.
Malgré l’inscription gravée dans la pierre : « Morts pour la Patrie. Passant, souviens toi ! », ce n’est pas pour honorer la mémoire des pauvres tirailleurs des Ternes, qui ne réussirent pas à hisser leurs pièces de 12 sur le parapet de la redoute et furent tirés, comme des canards d’hiver, par les Prussiens embusqués. C’est pour faire la queue au distributeur à billets de l’Ecureuil.

Un glissement de société

A la place de cet écureuil se tenait un admirable épicier à la mode d’autrefois : M. Tessier. Ce n’était pas un vendeur de saucissons industriels et de paquets sous cellophane. Il choisissait ses mélanges de café, qu’il grillait lui même, sur le trottoir, et l’air embaumait. Tout son magasin avait d’ailleurs une odeur riche de légumes secs, de confitures et de pruneaux, à laquelle se mêlait une autre senteur, plus âcre, celle des morues salées entières, qui pendaient, attachées par la queue, aux solives de la resserre.

M. Tessier se tenait dans sa boutique comme un instituteur de jadis – dont il portait la blouse – dans sa classe. Il connaissait ses clients comme l’autre ses élèves. Il avait avec eux de longs entretiens. Il les conseillait, pour les vins, qu’il allait choisir à la propriété et mettait en bouteilles, protégé d’un long et lourd tablier noir. Car la profession n’allait pas sans le costume.

Il me manifestait une certaine considération parce que je n’aimais que le chocolat amer et m’y connaissais assez bien en sardines à l’huile. Je lui avais procuré des marques qu’il ignorait. Il voulut bien reconnaître leur supériorité. Elles venaient de petites maisons traditionnelles. Pêchées le matin, dans la baie, livrées directement du bateau à l’usine, les sardines étaient mises en boîtes, à la main, par de vieilles ouvrières, avec de l’huile d’olive extra. Rien de comparable aujourd’hui, à quelques rares exceptions. Pour baisser les coûts, les produits sont de seconde qualité. Les vieilles sardinières sont mortes. Le poisson arrive on ne sait d’où, à moitié congelé. Le froid tue autant qu’il conserve ; sinon plus. La sardine surtout, fragile et sensible. Son goût change selon les eaux et les côtes où elle fut pêchée. Quel rapport entre la marocaine, la portugaise et la bretonne ? La royan n’est pas la sablaise, pas plus que la sardine de Quiberon n’est celle de Concarneau. Je répétais à M. Tessier ce que mon père, mes oncles, mon grand père m’avaient enseigné. Il m’écoutait. J’étais flatté de son attention. Parfois, quand je passais, il venait sur le pas de la porte. Avec un geste arrondi du bras, il disait : « Bonjour, M. Brigneau ! » Je l’entendais comme : « Bonjour M. Courbet ! » J’étais le Courbet des sardines à l’huile. Ça crée des liens.

M. Tessier, atteint par l’âge, fut remplacé par un Juif d’Afrique du Nord qui flanquait des tournées soignées à sa femme. C’était tout ce qu’il y avait de soigné dans le personnage. Très vite, il transforma ce conservatoire de l’épicerie en Self service. Après quoi, il s’en alla tenir un garage. C’était une raison supplémentaire de continuer à préférer le vélo à l’automobile.

Durant que les enfants grandissaient et cessaient d’être des enfants pour avoir des enfants à leur tour – ça va vite, vous savez, la vie, et l’on est tout surpris, un jour, de se découvrir vieux sans avoir eu jamais l’impression de vieillir… – nous avons vu ainsi disparaître un poissonnier ; une ferme dont le fermier livrait le lait, à domicile, dans une voiture tirée par un cheval ; un menuisier, un boucher, un cours des halles, un horloger, un bistrot avec billard où j’allais taper la belote et commenter les matchs du Stade français en buvant de la bière belge fabriquée par des moines. Ce n’est pas parce que je suis hostile à Maastricht que je ne suis pas sensible aux petits bonheurs de l’Europe.

A la place, nous avons vu naître ces comptoirs bancaires, un Monoprix et des agences immobilières. Comme il y a des glissements de terrain, il y a eu un glissement de société. La quantité a remplacé la qualité. Nous ne retrouvons plus le goût des fruits, des légumes, des œufs… Quand j’étais gamin, en allant à l’école, je passais devant l’atelier du maréchal ferrant. Merveilleux signe de la Providence, la rue s’appelait rue Vulcain. Je vois l’enclume et le brasier qu’un énorme soufflet à chaînette attisait. Le sabot retenu en arrière, le cheval, sur trois pattes, s’ébrouait. Il y avait le tintement des marteaux sur le fer qui s’arrondissait, l’odeur de corne brûlée, les grosses voix des hommes sur des plaisanteries que je ne comprenais pas. Appuyé sur sa masse comme une canne, bardé de cuir, le maréchal ferrant forgeron me semblait un colosse, un demi dieu de l’antiquité, avec une grosse tête ronde, des cheveux bouclés et des bras musculeux. J’éprouvais une étrange impression de force, de puissance, de mystère aussi, que mes petits enfants ne ressentent certainement pas en regardant, à travers les vitres teintées de la Banque Hervet, des employés en veston cravate pianoter derrière les écrans de télé fric.

Je n’ai pas oublié Maastricht

Je devine votre surprise. Vous deviez vous attendre à de tout autres discours. La semaine a été riche en événements qui prêtaient aux commentaires. Nous avons assisté à une activité fébrile sur l’ensemble des fronts parlementaires. Au Sénat, le sergent Pasqua, qui n’aime rien tant que passer pour une vieille ficelle dans une peau de vache, alors qu’il est essentiellement un gros maladroit, s’est fait blouser comme un bleu. A l’Assemblée, alors que Séguin croyait tenir la victoire, un subtil repli stratégique de Mitterrand, feignant de concéder du terrain à l’opposition, permettait au gouvernement d’avancer et d’atteindre ses objectifs. Il y avait la fête à Million souhaitée par Petit Pons, qui avait retrouvé sa fureur canaque :

Million, fumier, cochon,
Ordure ménagère,
Bon anniversaire,
Nos vœux les plus sincères, etc…

Il y avait l’attitude héroïque du RPR, prêt à mourir pour la patrie dans la tranchée des baïonnettes, puis se défilant sans un mot, car seul le silence est grand. Il y avait la renaissance du MRP, que l’on retrouvait dans les mines obliques des centristes, prêts comme avant, prêts comme toujours à trahir la droite pour sortir les socialos de l’impasse. Les sujets ne manquaient pas. Il est curieux que la disparition d’un boulanger m’ait entraîné loin d’eux, alors que l’actualité est torride. Mais regardez bien… J’y suis en plein, dans l’actualité, et pour être précis, dans l’actualité politique.

Quand l’ouverture d’un dépôt de pain industriel, aseptisé et sous cellophane, provoque la fermeture d’une bonne boulangerie traditionnelle, et que cette disparition permet à une nouvelle banque de s’installer ; quand cette banque est la huitième qui pousse dans ce quartier modeste, après onze ans d’un pouvoir socialiste sans partage, ce « petit fait vrai » ne relève pas de l’anecdote. Il traduit, il révèle une réalité politique. Il est l’humble manifestation locale d’une gigantesque opération politique et internationale, préméditée et conduite avec continuité, quelle que soit la couleur du régime apparent, le nom et les visages des gouvernants en place.

Par la destruction de la paysannerie, de l’artisanat, du commerce d’initiatives privées, de la France rurale et de ses quatre piliers : la famille, le métier, l’épargne, la propriété, cette opération tend à soumettre les peuples, écrasés par le crédit et la télévision, à la dictature masquée de l’Usure légale et de l’Argent abstrait.

Jadis, en arrivant de mer, lorsque le petit havre breton se dessinait au fond du golfe, ce qui dominait les maisons et les digues, c’était le clocher. Aujourd’hui, c’est un fronton tout neuf, généralement hideux de forme, qui écrase les toits d’ardoises. Il appartient au Crédit Agricole ou à quelque établissement similaire. C’est la Banque, la nouvelle église, le nouveau temple, où les Grands Prêtres appellent les fidèles au culte de l’Argent imaginaire. Des pièces d’or ou d’argent, de bronze ou de nickel, on est passé aux billets, puis aux chèques, puis aux cartes magnétiques, symboles de l’argent fumée, de la richesse anonyme et vagabonde. L’argent va, vient, circule, se vend, s’achète sans qu’on ne le voie plus jamais. Ce que l’on voit, c’est la Banque. Pendant un siècle on a opposé le Capital et le Travail. C’était un leurre. La vraie puissance, colossale, multiforme, tentaculaire et apatride : c’est la Banque.

Ma boulangerie remplacée par une banque raconte une histoire édifiante à l’échelle du fait divers. Maastricht raconte la même histoire, mais sur écran géant. Maastricht, c’est d’abord l’histoire d’une banque. D’une super banque aspirante et foulante, mais aspirant chez vous et refoulant ailleurs, une immense machine à succion, posée au dessus des nations et des peuples. Il faut l’imposer, de toute urgence, au forcing, voire au forceps, tantôt aux électeurs, tantôt à leurs élus, peu importe, pourvu que ça passe. Cette super banque aura une super monnaie : une monnaie unique. Les super citoyens, disposant de la citoyenneté européenne supérieure à leur citoyenneté d’origine, puisque celle ci ne vaudra plus rien, auront le privilège de se servir de cette super monnaie unique, pour payer un super impôt supplémentaire. Mais attention… Pas un impôt comme les autres. Un impôt exaltant. Un impôt européen.

Les citoyens de Maastricht jouiront d’un autre privilège. Ils pourront franchir les frontières sans passeport. Ils n’auront besoin que d’une carte d’identité européenne, en nylon plastifié, imprimée au laser, indéformable, indéchirable, le triomphe de la technique, et qui ne leur coûtera qu’à peine trois fois le prix du vieux passeport de papa. Quand on pense que sous l’abominable Ancien Régime, quand les Droits de l’Homme et du Citoyen n’existaient pas, on circulait partout en Europe sans papiers, avec des écus dans la poche qui étaient partout acceptés, chacun mesure le progrès.

Enfin, à l’aube d’un réjouissant avenir, ne boudons pas notre plaisir. La seule ombre au tableau, c’est qu’on ne voit pas pourquoi l’on continuerait à franchir les frontières. Ici et là, chez nous, ailleurs, tout sera identique ; uniforme. Les champs, les rues, les maisons, les visages, les cœurs… Ça commence déjà.

Partout ce seront les mêmes dépôts de pain industriel, qui vendront les mêmes baguettes molles et fades, qui ont le goût de l’aspirine. Nulle part on ne trouvera le pain français des villes, couleur de soleil, dont la croûte craquait sous la dent ; ou le pain français des campagnes, bronzé et fariné, où le père coupait des tranches larges comme sa main que l’on enduisait de saindoux. Quel délice !

Je me demande ce que va faire M. Dupuy. Il ne pourra plus ouvrir une boulangerie à son goût. Il sera obligé de placer son argent en monnaie unique à la banque qui l’a délogé. Après quoi tout ira bien. Il ne le verra plus. Il n’en entendra plus parler. Pauvre de lui. Pauvres de nous.

Francois Brigneau
National Hebdo
25/06/1992

Epilogue : le 13 avril 2012 François Brigneau fut porté en terre au cimetière de Saint-Cloud, lors d’une cérémonie émouvante. J’imagine que, de l’au-delà, François Brigneau a dû sourire à la vue de ces deux employés de la grande banque qui suivaient son cercueil : car Abel Mestre du Monde, propriété de la banque Lazard, et Christophe Forcari, de Libération, propriété de la banque Rothschild, étaient présents. Certes, ces deux journalistes n’étaient pas venus pour rendre hommage à l’un de leurs plus éminents confrères mais pour établir la liste des nombreux (près de 300) participants aux obsèques du vieux lion diabolisé. Dans son article Abel Mestre ne parla toutefois que d’ « une cinquantaine » de présents. Comme quoi, on peut être employé d’une banque (d’affaires) et ne pas savoir compter…

Jean-Yves Le Gallou
(8/06/2012)

Image : La Gerbe d’Or à Lyon, la boulangerie des parents d’Henri Béraud où l’écrivain a passé toute sa jeunesse et dont François Brigneau admirait le talent.

Archives Polemia