La fin des modérés

mercredi 30 mai 2012

Le second tour de l’élection présidentielle désigne le vainqueur et le futur chef de l’Etat ; mais c’est le premier tour qui établit les rapports de forces politiques dans le pays et trace les perspectives du quinquennat à venir. Au soir du premier tour de 2007, on avait pu mesurer les effets dynamiques du parti unique de la droite – ou comment un candidat talentueux comme Nicolas Sarkozy avait profité à plein régime de l’œuvre accomplie par Chirac et Juppé. En face, la gauche n’avait jamais été aussi basse, avec un bloc à 36 %. On n’avait pas tous deviné que les 18 % de François Bayrou étaient pour moitié des électeurs socialistes qui attendaient une candidature plus crédible.

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François Bayrou a mis cinq ans à comprendre cette cruelle leçon. « Le centre n’est ni de gauche ni de gauche », disait, sarcastique, François Mitterrand. L’ancien président devrait réviser son jugement. L’électorat autrefois centriste, modéré, européen, s’est disséminé au sein des deux grosses machines de l’UMP et du PS. Il s’y est dissout comme le sucre dans le lait. La mondialisation et l’Europe ont converti les deux partis de gouvernement aux thèses libérales et girondines qui faisaient jadis la spécificité de l’UDF. La large classe moyenne – les deux Français sur trois– que le président Giscard d’Estaing voulait rassembler étaient le produit des Trente Glorieuses de croissance continue et de réduction des inégalités. Les « trente piteuses » qui ont suivi depuis lors ont désintégré cette classe moyenne, avec une infime partie qui, à coup de stocks-options, a intégré les classes dirigeantes et les élites mondialisées. Mais le gros de la troupe, employés et ouvriers, a plongé dans une prolétarisation angoissante. Expulsées des centres des grandes villes par la spéculation immobilière et la « gentryfication » des anciens quartiers populaires, ces catégories ont fui aussi les banlieues, où l’arrivée massive des immigrés a bouleversé leur paysage et leur mode de vie. Ne se sentant plus chez eux, ils se sont repliés de plus en plus loin de leur lieu de travail, dans des lotissements pavillonnaires, brisant la vieille ligne de démarcation entre ville et campagne, pestant contre la mondialisation qui leur avait apporté délocalisations et immigration, deux faces d’une même ouverture au monde que leur avaient louée les partis au pouvoir depuis vingt ans, PS et UMP.

Cette population modeste, inquiète, fragile, représente plus de la moitié de la population française. Ces bouleversements sociologiques, géographiques, ne pouvaient ne pas avoir de conséquences politiques. Bayrou et les centristes ne sont pas les seules victimes de cette radicalisation. Les deux candidats principaux ont dû adapter leur discours pour sauver leur campagne.

François Hollande s’en est pris vigoureusement à la finance et a dû donner des signes concrets – avec son fameux taux de l’impôt sur le revenu à 75 % – d’allégeance à la nostalgie égalitaire de cette France-là. Nicolas Sarkozy, lui, a fait l’éloge des frontières, alors même que le projet européen qu’il a soutenu avec constance en est la négation. Hollande et Sarkozy ont voté oui aux deux référendums européens de 1992 et de 2005 ; mais ils ont dû puiser dans les arguments du non pour tenir leur campagne à flot. Cela leur a réussi puisqu’ils sont sortis en tête du premier tour. Mais il ne faut pas se leurrer. Sarkozy fut avant tout le candidat des retraités – ce qui ne signifie pas le candidat des riches, car il y a beaucoup de retraités modestes. François Hollande reste avant tout le candidat de la fonction publique au sens large – collectivités locales comprises. Les deux catégories les mieux protégées de la mondialisation votent pour des candidats et des partis qui nous y ont conduits de force.

Sur son flanc gauche, François Hollande aura désormais une force organisée prête à dénoncer et à contester le moindre de ses reniements et trahisons. Mélenchon a rassemblé les éléments épars de la gauche, communistes et trotskistes. Il attend, il espère, il devine que François Hollande renoncera à ses timides incantations « révolutionnaires » dès que Merkel fera les gros yeux. Qu'il immolera tout sur l’autel européen. Comme d’habitude. Mélenchon, lui, n’a pas oublié que Hollande était avant tout le fils spirituel de Delors. Le temps des désillusions de la gauche sera le temps de Mélenchon, qui espère en profiter pour renverser le rapport de forces au sein de la gauche. En attendant, il ne pouvait pas ne pas se rallier à Hollande. Son électorat l’aurait fait sans lui demander son avis.

Car Mélenchon n’a pas élargi la base sociologique de l’électorat de la gauche. C’est toujours le même homme plutôt âgé, plutôt diplômé, et majoritairement dans la fonction publique.

Les médias et les sondages s’étaient entichés de Jean- Luc Mélenchon en campagne. Mais le candidat autoproclamé de la classe ouvrière n’a pas reçu de suffrages ouvriers. Il aura été le tribun de la République plus que le tribun du peuple. Son ode au métissage, son discours antiraciste et antilepéniste l’a ramené sur les rivages d’une gauche morale et bobo. Il n’a pas retrouvé les bastions communistes d’antan du nord de la France. Il a réalisé ses meilleurs scores dans l’ouest voué aux modérés, qui ont plébiscité Hollande en 2012, comme ils avaient apporté leurs voix à Bayrou et à Royal en 2007.

Mélenchon est très emblématique de cette gauche qui, au nom d’un discours universaliste, ne veut pas voir que l’insécurité sociale est intimement associée à une insécurité identitaire et culturelle. Mélenchon a pris pour modèle l’Allemand Oskar Lafontaine qui a, comme lui, fait sécession de la social-démocratie ; mais l’Allemand n’a pas les pudeurs du Français sur l’immigration.

Il ne faut pas s’étonner que dans ce contexte 30 % des ouvriers aient voté pour Marine Le Pen. La présidente du Front national apparaît comme la candidate des actifs (25-49 ans) de catégorie modeste et des jeunes (18-24 ans) non diplômés, tous ceux qui subissent de plein fouet le feu de la mondialisation. Ses 17,9 % sont un succès par rapport au résultat de son père en 2007 et à ce que lui promettaient les sondages. Mais on peut aussi penser qu’elle a gâché une partie de son potentiel sociologique en affolant les retraités modestes – et leurs économies – par une campagne insuffisamment maîtrisée sur le retour au franc. Le destin de Marine Le Pen ne lui appartient pas entièrement. Elle se retrouve dans la situation de Chirac avec Giscard en 1981. Elle avait tout intérêt à la défaite de Sarkozy, mais ne devait pas être prise « le couteau à la main ». L’explosion de l’UMP est son objectif et son intérêt. Le parti unique de la droite a montré ses limites et ses divisions. Il n’y a plus grand-chose de commun entre les élus de la droite populaire, Lucca, Mariani ou Vanneste, et les grands dignitaires de la droite modérée, chérie des médias, Juppé, Kosciusko-Morizet ou Raffarin. La droite retrouve son plus vieux clivage entre les bonapartistes et les orléanistes.

La droite a toujours marché sur ses deux jambes; elle est irrésistible lorsque les bonapartistes dominent politiquement et électoralement – car eux seuls attirent les suffrages populaires – et que les orléanistes les rallient pour les aider à gouverner. La disparition du RPR – qui avait peu à peu abandonné son tropisme patriotique et populaire – a déséquilibré et affaibli la droite. Le cordon sanitaire mis en place par la gauche autour du FN, avec la complicité de la droite, toute fière d’être qualifiée de républicaine par la gauche, a livré celle-ci aux idées centristes et libérales. Le dynamisme et l’audace sémantique de Sarkozy avaient seuls rétabli l’équilibre et permis à la droite de vaincre une gauche transformée en association de notables locaux abandonnée par le peuple. Mais les déceptions engendrées par Sarkozy ont détruit cet équilibre instable. La droite est sur le chemin d’une recomposition. Le dynamitage de l’UMP, mais aussi celui de l’ancien FN hérité de Jean-Marie Le Pen, en sont les préalables indispensables. On entrevoit l’édification d’un bloc des droites, délesté des reliquats centristes et politiquement corrects, unifié derrière un discours patriotique, eurosceptique, qui déclinerait les différentes formes de frontières, ce concept fédérateur et salvateur qu’aura paradoxalement laissé Nicolas Sarkozy à l’issue de cette campagne, en guise d’héritage.

Eric Zemmour
22/05/2012
Le Spectacle du monde
mai 2012

Correspondance Polémia – 30/05/2012

Image : Jean-François Copé et Jean-Pierre Raffarin, l'un des leaders des Humanistes de l'UMP, affichent leur unité.
Pour Patrick Buisson, la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy a été perdue à cause du courant humaniste, soit les modérés de la majorité. Les concernés démentent et assurent être « dans une famille unie ».

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