« L'inquiétant oubli du monde » --- « Reconstruire notre politique étrangère »

samedi 17 mars 2012

La période actuelle, couvrant une campagne électorale de première importance, est tout à fait propice à mesurer combien nous sommes en plein dans le temps des confusions. Les programmes électoraux développés par les candidats, réputés adversaires, se superposent ; les candidats, succombant à la démagogie la plus puérile, annoncent des perspectives carrément irréalisables ou en parfaite contradiction avec ce qu’ils ont déjà fait ou défendu ; tout est effet de manche, les meetings relèvent du grand spectacle et le public subjugué applaudit. Qu’en sera-t-il de son vote ? Nous ne le saurons que le 22 avril au soir.
Dans Le Monde du 16 mars, Régis Debray, homme de gauche s’il en est, ancien conseiller de François Mitterrand pour les relations internationales, lance un appel presque poignant aux candidats de gauche qu’il somme de s’intéresser à la planète et pas seulement aux préoccupations individuelles, toutes naturelles au demeurant, des électeurs.
De son côté, Aymeric Chauprade, sur son site www.realpolitik.tv, dénonce l’absence d’une véritable politique étrangère de la part du président Sarkozy, dont la politique est menée à l’émotionnel et soumise aux emballements médiatiques. Si les explications des deux auteurs sont différentes, leur conclusion est la même : la France n’a plus de politique étrangère digne de ce nom, et ne se donne plus les moyens d’affirmer sa souveraineté.
Polémia soumet ces deux articles à ses lecteurs, car on y trouve un certain nombre de questions relevant de la politique étrangère qui concernent aussi bien l’électorat de gauche que celui de droite, si, toutefois, le clivage, dans un tel domaine et en ces temps de confusions, a encore une signification !

Polémia


1° « L'inquiétant oubli du monde »


« Agis en ton lieu, pense avec le monde », conseillait l'écrivain Edouard Glissant. Agis pour l'emploi et le pouvoir d'achat, n'oublie pas l'arène planétaire. Que le ring électoral fasse si peu cas du grand large laisse pantois. Voir, à gauche, la bourrée auvergnate remplacer L'Internationale donne à penser que la jeune garde montante ne voit rien à redire, sur le fond, à la politique étrangère du sortant. Atlantisme, européisme, ethnicisme et urgentisme caractérisent la diplomatie de nos défuntes années, d'une désastreuse banalité. Elle semble se fondre dans l'air du temps au point d'inhiber le vieux devoir d'examen au pays même de l'esprit critique.

L'alignement sur les Etats-Unis

Nous voilà donc phagocytés, via la pleine réintégration dans l'OTAN, par une Sainte-Alliance qui n'a plus d'atlantique que le nom. Son actionnaire majoritaire, seul décideur en dernière instance, tend à se substituer aux Nations unies qu'il instrumentalise ou bien marginalise en tant que de besoin.

L'abandon symbolique de notre singularité de pensée et de stratégie avait un alibi : faciliter la construction du « pilier européen de l'Alliance ». Vaste blague. Les Européens n'en veulent pas (l'Est moins que quiconque), et les Etats-Unis non plus.

Amor fati (l'amour du destin) ? Certes, « interopérabilité » oblige, et tralalas aidant, le brain-wash des Etats majors est chose acquise et, entre la DGSE et la CIA, plus une feuille de cigarette. L'imprégnation coloniale des réflexes est telle que plus personne ne s'étonne de voir Nicolas Sarkozy mettre la main sur le cœur pour écouter La Marseillaise et Alain Juppé s'exprimer en anglais à l'ONU. Soit.

Mais, quand on se résigne à un rôle de supplétif, la glissade le long du toit débouche sur des catastrophes mal déguisées quoique prévisibles. Qu'il ait fallu dix ans à nos socialistes pour prendre leurs distances envers l'occupation militaire de l'Afghanistan, où l'inepte le dispute à l'inique, n'est pas de bon augure.

La superstition européenne

Passons sur le rouleau compresseur du libéralisme exaspérant de Bruxelles. Le rêve s'est évanoui et la fuite en avant dans le fédéralisme, réflexe classique en histoire lorsqu'une belle cause périclite, ne ferait que précipiter le retour au chacun pour soi. Par-delà la désuétude d'un logiciel entre démo-chrétien et social-démocrate, qui donnerait des rides précoces aux enfants de Jacques Delors, ce qui agonise, c'est la grande illusion selon laquelle il revient à l'économie de conduire la politique, et à une monnaie unique d'engendrer un peuple unique.

Comment passe-t-on d'une inscription administrative (le passeport européen) à une allégeance émotionnelle ? Pourquoi un habitant de Hambourg accepte-t-il de se serrer la ceinture pour un habitant de Dresde, mais non pour un Grec ou un Portugais ? Le cercle des économistes n'a pas ici compétence. La réponse à la question première, qu'est-ce qu'un peuple ?, relève de l'histoire, de l'anthropologie, de la géographie et de la démographie, voire des sciences religieuses, dont les adeptes, pour leur malheur et le nôtre, ne hantent pas le dîner du Siècle.

Puisqu'un concert suppose un chef d'orchestre, avec ou sans podium - la Prusse pour le Reich allemand ou le Piémont pour l'unité italienne -, il est normal, si l'époque est à l'économie, que l'Allemagne tienne la baguette. Le vrai problème pour nous, c'est l'engluement dans une géographie mentale en peau de chagrin où une mappemonde avec 195 capitales se réduit à deux clignotants, Berlin et Washington. L'alibi selon lequel la France n'est plus de taille valait-il cette autopunition masochiste : se faire couper le sifflet par un ectoplasme sans voix comme l'Europe des commissaires ? Celle-ci est grasse et grande mais sans vision ni dessein, inexistante à l'international (et notamment aux yeux des présidents américains) et sans ancrage dans les cœurs. Qui célèbre en Europe le jour de l'Europe ?

Qui entonne l'hymne européen - l'Ode à la joie n'a pas de parole ? Qui s'intéresse à son Parlement, hormis les professionnels de la profession ? Un falot pour éteindre nos Lumières ? Un comble !

Le marketing communautaire

Comment un exécutif qui fait sa cour à nos diverses minorités religieuses ou ethniques pourrait-il faire prévaloir l'intérêt à long terme d'un pays et d'une vision du monde ? S'il n'y a jamais eu de mur étanche entre l'intérieur et l'extérieur, chacun sait, depuis François Ier, que c'est en isolant au mieux le géo-stratégique du domestique qu'on agit à bon escient. Ce n'est plus le premier ministre, mais le chef de l'Etat qui se rend aux convocations dînatoires du Conseil représentatif des institutions juives de France.

Notre Zorro s'empresse auprès de la communauté arménienne, soutenu par des députés qui se prennent pour des représentants de leur seule circonscription, quand ils le sont de la nation. On flatte la communauté pied-noire pour chanter le positif de la colonisation. Et qui sait si demain quelque instance arabo-musulmane ne nous enjoindra pas de rectifier la position sur Israël ?

Minable méli-mélo tiraillant à hue et à dia. Le modèle américain joue comme leurre : la mosaïque multi-minoritaire d'outre-Atlantique est transcendée par un patriotisme messianique, adossé à un Dieu confédéral, ce que ne permet pas, en France, notre assèchement mythologique.

Le diktat de l'instant

Papillonnante et télécommandée, une diplomatie de postures et de « coups » (de gueule, de bluff et de menton), sous projecteurs et sans projection, sied autant à l'ère du zapping qu'à un autodidacte ayant plus de nerf que d'étoffe. Ecervelée, cette façon de coller au fait divers et à la compassion du moment met immanquablement en retard sur les tendances et flux de la mouvante histoire.

Dialoguer avec l'ANC de Mandela, dans les années 1970, vous faisait déjà passer pour un idiot utile. Prendre contact avec les Frères musulmans ou une organisation chiite vous faisait, ces dernières années, regarder de travers. Un suspect devient un interlocuteur quand il a pris le pouvoir - jamais avant. Et il faut un séisme ou un tsunami pour inscrire un pays - Haïti, Indonésie ou Japon - sur l'écran-radar, d'où il disparaîtra une semaine après.

Qu'une direction élyséenne aussi frelatée ait pu mettre à son service nombre de vedettes « socialistes » ne s'explique pas par un humain désir de gyrophares, huissiers et caméras : à ces appétits charnels s'ajoutait sans doute une communauté de vues plus spirituelle. Supériorité intrinsèque de la civilisation occidentale, seule détentrice de principes moraux universels ; fascination pour les media-events tels que ces sommets aussi rutilants qu'inutiles ; mépris des experts et des compétences géopolitiques du Quai d'Orsay, au bénéfice de BHLeries aussi frivoles que contre-productives ; culte du « réactif » (agir sans anticiper ce qui résultera de son action) et des vanités d'image, au détriment d'un sens élémentaire de l'Etat. Ces conformismes sont à haut risque. Ils se payent par l'évanescence de nos politiques spatiales, aussi bien européenne qu'arabe, latino-américaine et asiatique.

Au lieu du rebattement de cartes qui s'impose, c'est la benoîte reconduction d'un train-train provincial et crépusculaire que fait craindre le mutisme socialiste. Quitte à ripoliner sa godille avec des grands mots qui chantent plus qu'ils ne parlent : « les droits de l'homme » (couverture impeccable, comme l'Evangile sous l'Ancien Régime), « la communauté internationale » (un Directoire représentant 20 % de la population mondiale) ; « la gouvernance mondiale » (la Cité calquée sur l'entreprise) ; « la Démocratie » avec majuscule (laquelle, de Périclès à la reine Victoria, admet le massacre des âmes et des corps barbares).

Présentera-t-on ces idées faibles, quand on les regarde de près, en idées-forces pour avaliser un business as usual ? Ce serait sympa mais casse-gueule. Une politique qui prolonge le boy-scoutisme par d'autres moyens (les ONG humanitaires en bras subventionné du Bien) déguise le jeu cru des intérêts mais rend celui-ci encore plus cruel. Aristide Briand a plus de charme que Clausewitz, mais on sait sur quoi a débouché la diplomatie des lacs de l'entre-deux-guerres - juin 1940.

Rappelons-nous que les interdépendances dérivant de la mondialisation exaspèrent les identités nationales et religieuses au lieu de les éteindre. Le monde qui découvre qu'il fait un ne s'unifie pas pour autant : l'Europe compte seize Etats de plus qu'en 1988. Dire oui à la paix et non aux nations, ignorer les Etats pour défendre les individus, c'est ignorer combien il en coûte d'humilier un peuple et que, partout où la puissance publique s'efface, triomphent l'ethnie, les mafias, le FMI et les clergés. Soit la guerre de tous contre tous. Le pire n'est pas toujours sûr.

L'envisager comme possible pourrait servir de garde-fou.

Régis Debray
Ecrivain et philosophe
Le Monde
16/03/2012

Né à Paris en 1940, Régis Debray participa aux guérillas d'Amérique latine et fut emprisonné en Bolivie (1967-1971). Il se consacra ensuite à la littérature avant d'être chargé de mission auprès du président Mitterrand pour les relations internationales (1981-1985). Créateur de la revue Medium en 2005, il est entré à l'académie Goncourt en 2011. Il publie Rêverie de gauche (Flammarion, 103 p., 10 €)
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/15/l-inquietant-oubli-du-monde_1669676_3232.html
 

2° « Reconstruire notre politique étrangère »


La fièvre retombée après le sacrifice de MAM ne doit pas masquer le mal profond dont souffrent à la fois notre politique étrangère (définie par l’Élysée) et notre diplomatie (mise en œuvre par le Quai d’Orsay). Chacun a pu constater combien notre diplomatie est devenue romantique (car émotionnelle), très loin de ce classicisme raisonné qui fit notre génie.

Une bonne partie de la planète, de Mexico (affaire Cassez) à Pékin (Dalaï-Lama), en passant par Rome (affaire Battisti), Bogota (affaire Bettencourt), Tripoli (infirmières bulgares), ou encore N’Djamena (Arche de Noé) sait désormais que les médias de la gauche parisienne façonnent de plus en plus notre politique étrangère.

Jamais la diplomatie n’a été autant sous l’emprise de l’émotion médiatique, des logiques de réseaux. Il serait injuste cependant d’affirmer que le président Sarkozy porte seul la responsabilité du déclin de notre politique étrangère.

Mitterrand n’a pas su redéfinir notre position après la Guerre froide. Il a été le dernier à croire aux deux Allemagne et à l’URSS, convaincu que la construction européenne suffirait à enterrer la géopolitique allemande. En 1990, dépassé par la marche américaine de l’Histoire, il nous a jetés dans la guerre du Golfe, acte I de la tentative unipolaire américaine. Incapables de redéfinir une politique étrangère singulière dans la multipolarité naissante, Chirac et Védrine ont validé le mondialisme américain, les guerres de Bosnie, de Serbie, d’Afghanistan, avant de se rebeller à l’acte V, la guerre contre l’Irak en 2003.

Sarkozy lui a choisi d’assumer l’alignement : encore plus d’OTAN et d’Afghanistan, la position la plus dure contre l’Iran. Le résultat ne s’est pas fait attendre : perte de crédit aux États-Unis (un allié rangé pèse moins qu’un allié singulier), perte de crédibilité en Afrique, en Amérique Latine, au Maghreb, au Proche-Orient. Un rééquilibrage dont les causes sont affectives (Sarkozy s’entend plus avec Poutine qu’avec Obama) s’est produit en politique russe (Géorgie en 2008, vente du Mistral en 2010). Mais le duo Paris-Moscou reste fragile, menacé par les emballements médiatiques.

Tout le reste souffre d’une absence totale de vision. Aucune réflexion sur l’avenir des régimes africains qui ne manqueront pas de craquer (Tchad ?), comme cela s’est passé à Tunis, au Caire ou à Tripoli ; un choix précipité (derrière Washington) de soutien à Ouattara en Côte-d’Ivoire, dont Gbagbo sort renforcé, en montrant à toute l’Afrique qu’une injonction française ne vaut plus rien ; un président malgache pro-français et plein de promesses qui attend plus d’audace de notre part…

Il y a un problème ancien, dans la relation entre l’Élysée et le Quai d’Orsay, qui est allé en s’aggravant. Les ambassadeurs anonymes qui écrivaient récemment dans Le Monde ne devraient pas se plaindre de ne pouvoir définir la politique étrangère, car tel n’est pas leur rôle, mais plutôt que leurs précieux avis de terrain ne soient plus écoutés par le Sommet. Il est manifeste que leurs télégrammes diplomatiques comptent peu face aux emballements médiatiques parisiens ou aux réseaux d’affaires agissant directement à l’Élysée. Et que dire de la propension de nos gouvernants à bénéficier de la générosité de leurs amis orientaux ou africains : Chirac logé à Paris par la famille Hariri, les palais tunisiens, égyptiens, marocains mis à disposition de ministres de droite comme des socialistes ? Tout cela ne favorise guère la capacité de discernement.

En 20 ans, le ministère des Affaires étrangères a perdu 20% de ses moyens financiers (qui ne représentent d’ailleurs que 1,3% du budget de l’État) et de son personnel. Les Français ignorent que des consulats ferment et que nous vendons des bâtiments étrangers de grande valeur historique. Par comparaison, les effectifs du département d’État américain augmentent de 5% par an et le Foreign Office nous a dépassé. Or ni les États-Unis ni le Royaume-Uni ne sont des pays collectivistes !

La France peut rester une force motrice dans la marche du monde à condition de refonder sa politique étrangère sur une logique à la fois multipolaire (équilibre entre les États-Unis, la Russie et la Chine) et de civilisation (axe Paris/Berlin/Moscou dans une Europe des nations). Nous devons restaurer notre position de médiation au Proche-Orient, en soutenant le droit souverain d’Israël à assurer sa sécurité mais en discutant aussi avec toutes les forces politiques arabes, iraniennes, turques. Cette politique passe par la défense du droit international, donc des souverainetés, et le respect de la nature des régimes que les peuples se sont choisis ; il faudra peut-être coopérer avec des pouvoirs islamistes dans le Maghreb, ce que les Américains ne manqueront pas de faire, mais les chrétiens devront être protégés.

Cette grande politique étrangère ne peut se faire que par une reprise en main de notre destin souverain, une restauration de nos moyens financiers aujourd’hui gravement altérés par l’immigration et une affirmation claire de notre identité nationale.

Aymeric Chauprade
Reconstruire notre politique étrangère
Directeur du site Realpolitik.tv
Auteur de Géopolitique, constantes et changements dans l’histoire, (Éd. Ellipses).
14 mars 2011

Correspondance Polémia – 17/03/2012

Image : Ministère des Affaires étrangères

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