La démission de la République : Juifs et Musulmans en France

vendredi 13 juin 2003
C’est le temps des remises en question et des grands revirements.
Ayant longtemps cru possible l’intégration des immigrés, la démographe Michèle Tribalat publie aujourd’hui un essai alarmiste : « L’Islam et la République : entre crainte et aveuglement ».

Militante des combats du féminisme, Elisabeth Badinter en dénonce désormais les dérives et les dangers dans un nouveau livre « La fausse route ».

Penseur de la Shoah et longtemps attaché au combat anti-raciste, Shmuel Trigano s’inquiète de la « dénationalisation de la France » et de ses conséquences sur les Juifs dans « La démission de la République ; juifs et Musulmans en France ». Un ouvrage qui bouscule bien des idées reçues. Explications.

1. Agressions antisémites et milieux arabo-musulmans

Shmuel Trigano commence son livre en soulignant un fait longtemps occulté : les agressions antisémites qui se multiplient en France depuis le début de la seconde Intifada « ont été le fait de milieux arabo-musulmans » (p. 5). Mais elles ont été occultées, les parquets se refusant à ouvrir des enquêtes ou minimisant les faits, comme ce procureur de Montpellier qualifiant d’« actes de jeunes désœuvrés » la tentative d’incendie d’une synagogue (p. 8). Shmuel Trigano s’étonne de ces faits et de la « fausse symétrie » établie par les médias entre les communautés juives et arabes car, dit-il, « je ne sache pas que les Juifs aient incendié des mosquées ni agressé des Musulmans dans la rue » (p. 13).

Il explique cela par « un préjugé favorable au camp arabe, sur fond de conscience post-colonialiste coupable de l’occident », avec pour conséquence « l’angélisation des ex-colonisés (qui) en a effectivement fait des innocents de principe » (p. 13/14). Aux yeux de Shmuel Trigano, ce qui est encore « plus grave est le procédé de dénationalisation de la communauté juive que la théorie de la fausse symétrie implique. Elle opère en effet implicitement une comparaison entre les Juifs français et des populations immigrées, récemment arrivées en France ou naturalisées depuis peu » (p. 15).

2. Le « droit de l’hommisme » et l’assimilation Juifs = immigrés

Shmuel Trigano voit l’origine de cette fausse symétrie dans le « droit de l’hommisme », c’est-à-dire l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah et des droits de l’homme à des fins politiciennes.

On peut même parler de double instrumentalisation : de certaines institutions juives par la gauche mitterrandienne mais aussi de la gauche mitterrandienne par certaines institutions juives.

C’est d’abord Henri Hadjenberg qui inventa un « vote juif » en 1981 « en appelant à sanctionner Valéry Giscard d’Estaing opérant ainsi la première communautarisation de la communauté juive appelée à voter d’un seul bloc pour un seul parti politique » (p. 21).

Ce fut ensuite François Mitterrand ressuscitant, avec l’aval du président du CRIF, Théo Klein, un « Front anti-fasciste » en 1983 pour faire passer le tournant de la rigueur en soutenant alors la création de SOS-Racisme par Julien Dray, Eric Ghébali et l’Union des étudiants Juifs de France (UEJF).

Et Shmuel Trigano d’expliquer : « C’est dans le feu de cette action que fut forgé le slogan si significatif de SOS-Racisme : Juifs = immigrés. Il exprimait la quintessence de l’alchimie qui a placé les Juifs au cœur de la scène politique française. La figure du Juif invoquée en l’occurrence draine bien évidemment la charge de la Shoah et de l’antisémitisme mais aussi de Vichy et du nazisme. Mise en équation avec l’immigré menacé par le racisme, elle fut érigée au rang du symbole de la lutte contre le fascisme, du critère suprême de la morale des droits de l’homme qui se voyait appeler à lutter contre (…) En somme, c’est au nom de la lutte contre l’antisémitisme que l’on appelait à lutter contre le racisme anti-arabe » (p. 22).

3. Les méfaits de la démocratie compassionnelle

Fondée sur l’émotion et la starification, la toute puissance des radios et des télévisions s’est établie. Résultat : « Le vecteur du débat démocratique est de moins en moins le Parlement et de plus en plus le réseau médiatique. Or le pouvoir qu’il représente est resté sans contrôle » (p. 49).

Alors qu’il y a des « faux en image » comme il y a « des faux en écriture » (p. 48), « la démocratie compassionnelle », titre d’un chapitre fort intéressant, se met en place : « Commémorations de deuils, d’anniversaires, de catastrophes, encombrent la vie publique devenue une gigantesque scène de la lamentation ou de l’éloge funèbre » (p. 63).

C’est ce processus qui ouvre l’ère de la publicité des « grandes causes » humanitaires et de la diffusion du droit de l’hommisme. Avec une grille de lecture particulière qui confère par avance le statut de victime à l’Arabo-musulman en France et au Palestinien au Proche-Orient ; le Palestinien ayant même le statut de « victime des victimes » (p.67).

Ce mécanisme idéologico-médiatique de grande ampleur débouche sur trois conséquences majeures :
- La dénationalisation de la communauté juive,
- La montée des revendications arabo-musulmanes,
- Une mise en cause de l’identité nationale française.

4. La dénationalisation de la communauté juive

Pour Shmuel Trigano, l’équation Juifs = immigrés impliquait forcément une « déconstruction de la communauté juive » (titre du chapitre 14) et sa dénationalisation : « Le Juif se voyait, en effet, irréversiblement campé comme un immigré de l’intérieur. Sa dénationalisation était en acte. Pis ! Devenu un archétype, il devenait plus immigré que les immigrés » (p. 23). Alors que la communauté juive s’était construite dans l’expression de sa particularité dans le cadre de la citoyenneté française, elle tend à apparaître aujourd’hui comme « une minorité politico-nationale en retrait de la citoyenneté » (p. 110). De ce point de vue-là, l’idée des ministres de l’Intérieur successifs de construire un CORIF – un conseil représentatif des musulmans – comme il y a un CRIF – un conseil représentatif des institutions juives – apparaît particulièrement perverse.

En effet, la démarche de Napoléon, inscrite dans la logique de l’émancipation des Juifs pendant la Révolution (« leur reconnaître tout comme individus, rien comme peuple »), avait conditionné, en 1807, l’entrée des Juifs dans la nation française à leur acceptation de toute une série de règles.

Ces questions couvrent tous les domaines de l’existence (le mariage, les lois civiles) mais aussi les rapports à la France et aux Français (la reconnaissance de la France comme patrie, l’obligation de la défendre) ; ces questions concernant aussi le pouvoir rabbinique et la morale économique du judaïsme.

Bref, la démarche de Napoléon fut extrêmement exigeante et fut indiscutablement un élément majeur de l’intégration de Juifs dans la République. Prétendre appliquer un processus comparable aux Musulmans aujourd’hui sans leur demander en contrepartie des droits qu’on est prêt à leur accorder, des devoirs qu’on leur impose, c’est évidemment une tromperie.

5. La montée des exigences arabo-musulmanes

Comme le note Shmuel Trigano : « la question qui se pose est de savoir si la République a aujourd’hui l’audace et le courage de poser de telles questions embarrassantes aux musulmans français » (p. 124).

La réponse est manifestement : non ! Ainsi le Conseil Français du culte musulman (CFCM) a été constitué sans qu’aucun problème qui puisse fâcher ne soit abordé :

- Ni sur le statut géographique ou symbolique du territoire français : s’agit-il du Dar el Islam (la maison de l’Islam où doit s’appliquer la loi coranique) ? Ou du Dar el Harb (la maison de l’Epée où s’exerce la guerre de conquête, le Djihad) ? Ou encore du Dar el Solh (la maison de la trêve qui comme son nom l’indique n’est qu’une étape provisoire…).
- Ni sur les lois civiles.
- Ni sur le statut de la femme, point manifeste de polarisation des oppositions entre la civilisation européenne et la civilisation arabo-musulmane.

Cette extraordinaire faiblesse de la France explique que « sous couvert de la démocratie et du visage victimaire des ex-colonisés, les islamistes avancent leurs pions en catimini. Pourquoi s’en priveraient-ils ? Ils sont portés par l’idéologie anti-mondialiste, la stratégie machiavélique des néo-trotskystes et la morale de la culpabilité de l’Occident » (p. 81).

Mus par « une attitude extrêmement concurrentielle envers la communauté juive objet de convoitise et de désir » (p. 84), bien des cercles arabo-musulmans développent de grandes revendications vis-à-vis de la France. Une attitude que Shmuel Trigano juge « plutôt inhabituelle pour une population immigrée de fraîche date. Ce n’est pas ainsi que les autres immigrations se sont comportées » (p. 84). Et c’est vrai qu’il y a de quoi s’inquiéter lorsqu’on observe les pressions exercées sur l’école (emplois du temps, programmes, fêtes religieuses, interdits alimentaires…), voire désormais sur les entreprises, les administrations et même les lieux publics (comme les piscines municipales par exemple) où la même logique d’extension des règles islamiques tend à s’appliquer.

Shmuel Trigano souligne aussi les failles du code de nationalité et la délégitimation de tout modèle normatif par les anti-racistes qui « a abouti à l’idée que le candidat à la nationalité avait tous les droits, transformant le processus d’intégration en un processus revendicatif, générateur de ressentiment et d’affirmation identitaire vindicative » (p. 89).

6. La mise en cause de l’identité nationale française

Toutes ces dérives n’ont été rendues possibles que par la mise en cause de l’identité nationale française.

Celle-ci a d’abord reçu « une véritable secousse sismique » (p. 29), le « choc démographique » (p. 87) de l’arrivée de millions de personnes venues de civilisations différentes.

Là-dessus, s’est greffé le processus de culpabilisation de la France.

D’abord par l’interprétation univoque de la colonisation - le colonisateur étant un coupable et l’ex-colonisé une victime - et par l’assimilation de l’identité nationale au racisme : « L’identité nationale s’est vue délégitimée au nom des droits de l’homme » (p. 89) ; « en somme on n’aime pas la France parce qu’elle serait identitaire (…) Mais on adorerait le monde arabo-musulman parce qu’il incarnerait non plus l’identique mais l’Autre » (p. 87).

À cela il faut ajouter une autre forme de culpabilisation : celle issue de la mise en perspective, répétée et mémorialisée, des évènements de la Seconde Guerre mondiale : « L’immigré ayant été placé au sommet des valeurs et la nation stigmatisée du fait de sa corruption vichyssoise, (l’)identité (nationale) devient une tare, un dangereux nationalisme (…) La mémoire de la Shoah devint le repoussoir de l’identité nationale » (p. 25/26).

À partir de là, Shmuel Trigano conclut son livre par un chapitre intitulé « renouveler le pacte national » (chapitre 17) où il juge nécessaire le renforcement de l’identité française, en notant d’ailleurs avec justesse que « la tradition républicaine n’a jamais suffisamment assumé ouvertement la réalité de l’identité nationale » (p. 131).

On peut d’ailleurs se demander si l’ouvrage, au lieu de s’appeler « La démission de la République », n’aurait pas dû s’intituler plutôt « La démission (ou la culpabilisation) de la nation » ; mais peut-être cela aurait-il été politiquement moins correct… Car il aurait fallu en revenir aux sources de la civilisation française et s’intéresser davantage aux pages de fierté nationale qu’à ses heures les plus sombres.

7. Un livre majeur

Reste que par l’ampleur des sujets brassés, et par la remise en cause dans ses fondations même de l’idéologie anti-raciste et d’une certaine instrumentalisation de la Shoah, l’ouvrage de Shmuel Trigano est un livre majeur.

Certes, bien des critiques peuvent lui être faites ; dans son chapitre sur la « novlangue », l’auteur confond Aldous Huxley et H.G. Wells ; et il est inexact de dire « que la gauche a toujours été dans l’opposition » (p. 19) sauf à de rares périodes : c’est oublier que de 1877 à 1914, c’est principalement la gauche républicaine qui gouverna la France, reléguant dans une opposition difficile et inconfortable les monarchistes et les conservateurs.

De même, bien des faits sur la déconstruction de l’identité nationale mis en lumière par Shmuel Trigano l’ont été avant lui : il y a 20 ans par les intellectuels nationaux ou identitaires (Alain Griotteray, Jean Madiran, Alain de Benoit, Louis Pauwels ou les auteurs du Club de l’Horloge) ; il y a dix ans – et venant d’un autre horizon – par Paul Yonnet, auteur d’un remarquable essai sur « Le malaise français » qui lui valut … un an de diabolisation et dix ans de purgatoire médiatique.

Mais la réalité est ainsi faite que les choses ne sont pas seulement importantes parce qu’elles sont dites, mais d’où elles sont dites.

Et de ce point de vue-là, c’est un événement majeur que les effets pervers du discours anti-raciste et de l’hyperculpabilisation de la France soient analysés par un intellectuel juif ayant consacré l’essentiel de ses travaux à la pensée juive et aux problèmes juifs.

Bien sûr, il reste beaucoup de chemin à faire. L’analyse lucide de Shmuel Trigano n’empêche pas la poursuite des faits (et méfaits) qu’il dénonce.

La politique de répression judiciaire des parquets reste toujours inspirée par l’anti-racisme à sens unique ; et cette attitude reste encouragée et (as)servie par les grands médias.

Quant au président du Conseil représentatif des Institutions juives de Rhône-Alpes, maître Alain Jacubowicz, ancien adjoint de Michel Noir à la mairie de Lyon, il publie dans le Monde du 6 juin 2003 une tribune libre intitulée « Laïcité, aïd cité, id cité » où il réclame « la suppression de toutes les fêtes religieuses du calendrier républicain ou l’intégration de celles des cultes israélites et musulmans ». Outre que l’histoire de la spiritualité du monde ne se réduit pas aux monothéismes venus du Proche-Orient, on ne peut qu’être consterné par une attitude tombant en plein dans les travers dénoncés par Shmuel Trigano.

Il n’en reste pas moins vrai que le débat est désormais ouvert et que le livre de Shmuel Trigano contribuera à fragiliser les digues du politiquement correct et de la hideuse censure qui l’accompagne.


Y. M.
13/06/2003
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