« The Artist » : lorsque le cinéma se libère de la technique

lundi 16 janvier 2012

Je l’avoue : je n’avais jamais vu (en entier, avec toute sa trame) un film muet. C’est donc plein de curiosité que je suis allé voir The Artist, le film tourné par le metteur en scène français Michel Hazanavicius qui est en train de connaître un succès éclatant et dont les rôles principaux sont joués par ces monstres de l’interprétation qui s’appellent Jean Dujardin et Bérénice Bejo. Lorsque, saisi d’émotion, j’ai quitté la salle, les choses étaient très claires pour moi : je venais de voir le meilleur film de ma vie.

Et puisque je ne les ai pas tous vus, et puisque je ne me considère même pas un cinéphile, je poursuis l’hyperbole et je précise : le meilleur film, compte tenu que depuis 1927 est apparu sur les écrans Le chanteur de jazz, le premier film sonore à partir duquel a pris le départ le progrès ininterrompu d’une technique devenue le support du seul art – et le cinéma en est certainement un – où la modernité a été capable d’atteindre l’excellence (serait-ce peut-être parce qu’elle n’a là rien d’autre à quoi se mesurer ?).

La plupart du menu-fretin qui inonde aujourd’hui nos salles de cinéma (mettons… 95% tout en risquant de faire court) n’a bien entendu rien à voir avec l’art (avec le grand art, car si l’art n’est pas grand, s’il devient médiocre, adieu l’art !). Mais si on laisse de côté toute la production industrielle de celluloïd colorié et bourré d’effets spéciaux, il y a bien sûr dans l’histoire du cinéma de grandes œuvres d’art qui grandissent notre époque misérable. (Ce n’est pas la peine de donner des titres : nous les connaissons tous ; chacun a d’ailleurs les siens, et ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici.)

Or, quelle que soit l’importance des œuvres d’art cinématographiques, toutes souffrent d’un même défaut : les moyens techniques qui les rendent possibles font peser sur elles un fardeau énorme. Ce n’est pas parce que la technique serait une sorte de diable pourvu de queue et de cornes. En elle-même, la technique est le plus souvent neutre. Elle peut même avoir des effets tout à fait positifs, comme c’est le cas de la peinture, où sans le développement des techniques des pigments, nous ne connaîtrions tout simplement aucun tableau, comme nous n’en connaissons presque aucun de l’Antiquité.

Or, voilà que dans le cas du cinéma les choses se compliquent. La technique lui permet une puissance d’expression tellement grande ; il y devient si facile de montrer les choses « telles-qu’elles-sont », c’est-à-dire telles qu’elles s’offrent tous les jours sous nos yeux – avec leurs mouvements, leurs actions, leurs couleurs, leurs battements, leurs voix… –, que tout se trouve dès lors comme englouti sous la cape de plomb de « ce-qui-est ». De « ce-qui-est » de façon empirique, courante, immédiate.

De « ce-qui-est » dans l’immédiateté qui nous empêche ou nous rend tellement difficile de rêver, d’imaginer, de suggérer… « C’est la suggestion qui manque justement au cinéma », disait un homme de théâtre, Albert Boadella, lors des conversations avec Fernando Sánchez Dragó que nous avons publiées récemment aux Éditions Altera. La suggestion – la capacité de suggérer et de suggestionner qui rayonne dans le théâtre mais manque au cinéma –, cela réside dans le fait « qu’on se borne à insinuer légèrement des choses, précise Boadella, qu’on finit par compléter soi-même. C’est le morceau de soie bleue que les Orientaux emploient pour simuler la mer par de simples ondulations de la toile ».

Il faut cependant préciser ce qui précède. Il y a certes suggestion, il y a certes souffle poétique dans le (grand) cinéma (dans ces cinq pour-cent dont je parlais). Sinon, pas une seule œuvre d’art n’existerait sur l’écran. Le problème est que pour suggérer – pour faire ressentir l’énigme merveilleuse du réel –, le cinéma doit lutter avec bien plus d’acharnement que tous les autres arts : il doit combattre le poids écrasant de « l’immédiatement réel » qui découle – voilà le paradoxe – des facilités elles-mêmes que la technique lui offre.

C’est justement ce poids compact, massif, du réel (voilà la leçon de The Artist) qui s’estompe dans le cas d’un film muet. L’absence de mots, le besoin de tout rabattre sur un travail énorme des acteurs et du metteur en scène, voilà ce qui rend la structure filmique et narrative tout à fait différente de ce que nous connaissons, tandis que l’exigence d’une condensation maximale aboutit à un dynamisme de l’action paradoxalement inconnu même par le plus trépidant des films sonores.

Le mot parlé étant absent, le besoin de suggérer, de faire imaginer, de faire ressentir… traverse tout le film depuis le premier moment jusqu’au The End final. L’art de la condensation y devient roi. L’ellipse, reine. Un simple geste remplace toute une foule de dialogues, d’actions, de mouvements, d’intrigues…C’est ainsi, par exemple, que lorsque le protagoniste de The Artist, se refusant à se soumettre aux contraintes du cinéma sonore, se lance à produire un nouveau film muet (qui le conduira d’ailleurs à la ruine), nous apprenons tout cela en le voyant signer tout simplement un chèque. Rien de plus : cela suffit.

Que dire de l’érotisme !… Que dire, par exemple, de ce moment unique : celui où les jambes d’une Bérénice Bejo, toute pétillante de grâce sensuelle, bougent, insinuantes, derrière un simple décor. Il se dégage de ces jambes une puissance érotique infiniment plus grande que celle qui émane de l’ensemble de fesses et de seins de tous les films où la volupté est supposée se trouver dans un amas d’organes étalés au grand jour.

Ce qui est curieux, mais réconfortant, ce sont les commentaires émerveillés qu’on entend proférer lorsque le public quitte la salle. Des commentaires qui se bornent, certes, aux habituels « oui, ça m’a bien plu », « c’est très joli », « on s’est bien amusé »… (qui nous garantit, d’ailleurs, que le bon peuple ne débitait pas des banalités pareilles lorsqu’il sortait, voici des siècles, d’une représentation de nos grands classiques ?). En tout cas, ce qui surprend, ce qui encourage même, c’est le succès éclatant que le public et la critique sont en train d’accorder à ce film. Je craignais pour lui un échec cuisant, mais c’est bien tout le contraire qui est en train de se produire.

Reconnaissons-le : elle est détruite, certes, la capacité de nos gens pour s’émerveiller et s’émouvoir. Mais pas encore tout à fait.

Javier R. Portella
27/12/2011
© Elmanifiesto.com 
(Traduit par l’auteur.)

Correspondance Polémia – 16/01/2012

Image : The Artist

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