La pensée politique d'Alexander Loukachenko (Biélorussie) hors de la désinformation

jeudi 3 novembre 2011

Ostracisée par l’Europe, la Biélorussie est peu connue des Européens. Petit pays ayant appartenu jusqu’en 1990 à l’Union soviétique, elle s’est tournée depuis vers la Russie avec laquelle elle entretient des relations soutenues. Cette République est le seul Etat européen à ne pas faire partie du Conseil de l’Europe, malgré une candidature présentée dès 1993. Le président biélorusse Loukachenko ainsi que la majorité de ses proches collaborateurs sont d'ailleurs interdits de visa au sein de l'UE et des Etats-Unis depuis février 2011 et aucun Biélorusse ni même aucun Russe n’a été invité aux deux dernières réunions annuelles du Bilderberg.
Polémia a reçu, d’un correspondant italien que nous remercions, un état très complet de la théorie politique du président Alexander Loukachenko, réalisé par un universitaire américain qui devrait éclairer la lanterne de beaucoup de Français. Nous le livrons à nos lecteurs en émettant le souhait qu’il y ait parmi eux quelques hauts dirigeants de l’Union européenne qui, en panne de principes de gouvernance, y trouveraient peut-être quelques recettes.

Polémia

Nous partons ici du fait que la mentalité, les traditions et le mode de vie des gens ne peut pas changer en une nuit. Faut-il les changer ? Il n’est pas possible de jeter des gens sans préparation dans l’abîme du marché. (Alexander Loukachenko, 2002.)

Une fois de plus nous avons senti combien nous faisions partie de cet ensemble sacré qui s’appelle le peuple de Biélorussie. Une chose est certaine : une nation saine est en train de prendre forme dans notre pays. Saine non seulement physiquement, mais aussi spirituellement. (Alexander Loukachenko, 2009.)

Alexander Loukachenko est probablement l’homme politique le plus décrié du monde aujourd’hui. Les raisons ne sont pas difficiles à découvrir. Contrairement aux bavardages sur sa prétendue « tyrannie », Loukachenko est attaqué en raison de son succès. Il faut dire la vérité, bien sûr : la Biélorussie a plus de partis d’opposition importants que les Etats-Unis, et a aussi une presse partiellement propriété de l’Etat mais comprenant beaucoup de journaux d’opposition légaux, en partie financés par les Etats-Unis et par l’UE. Toutefois, son succès ne repose pas sur cela.

On s’en prend à Loukachenko parce qu’il a démontré le succès économique du modèle nationaliste social, ou de ce qu’il appelle le modèle du« marché social » par opposition au capitalisme libertaire. Il n’y a pas de doute que ce modèle a de fortes connotations nationales, est généralement pro-russe et porte ses regards, pour son avenir, plutôt vers l’Est que vers l’Ouest qui est en phase terminale. La Biélorussie était l’un des composants les plus importants de la vieille Union soviétique. C’est un pays très cultivé, qui s’est spécialisé en électronique et dans le raffinage et le transport de carburant. C’est ce qui le rend hautement stratégique et en fait une menace pour l’Occident défaillant.

La Biélorussie est terra incognita pour la plupart des Américains, même la plupart des Américains qui se piquent d’être des « experts » en affaires internationales. Par conséquent, on a du mal à imaginer pourquoi l’élite, en Occident, y compris l’ancien candidat à la présidentielle John McCain, ont fait de leurs attaques contre la Biélorussie un aspect majeur de leur vie politique (ici, le Weekly Standard s’extasie sur un économiste style Ayn Rand qu’ils veulent voir président de la Biélorussie ; là Michele Brand, dans Counterpunch, dénonce l’assaut de l’Occident sur la Biélorussie). Ce pays a la taille du Kansas, avec une petite diaspora en Amérique. Il semble que la seule raison logique de ces attaques permanentes contre ce tout petit pays est que c’est un moyen d’attaquer la Russie – une espèce de croquemitaine néocon, s’il en fut jamais. L’éducation russe, la technologie du gaz et du pétrole, les instituts scientifiques et les ressources naturelles peuvent être la seule raison logique de ce martèlement permanent d’attaques rhétoriques. Le fait que la Russie et la Biélorussie aient vu un développement économique substantiel ainsi que l’augmentation de leurs capitalisations financières tandis que l’Occident semble définitivement enlisé dans ses dettes et sa désintégration sociale est quelque chose qui embarrasse les « conservateurs du libre-échangisme » américains.

Récemment, McCain a semblé révéler le contexte économique sous-jacent de ses condamnations et diatribes répétées contre la Biélorussie au cours d’un voyage récent dans les pays Baltes : « Nous apprécions le pas en avant fait par l’UE par l’adoption de l’interdiction de visa d’entrée, mais, pensons-nous, elle devrait aller plus loin et prendre des sanctions économiques contre les compagnies énergétiques biélorusses qui alimentent en argent un régime qui opprime son propre peuple. » En fait, quand il arrive à McCain, dans sa vie politique, de discuter un peu longuement de la Biélorussie, la question des ressources énergétiques est généralement à l’arrière-plan. McCain a reçu des dizaines de millions [de dollars] de la part de compagnies pétrolières en Amérique, en Israël, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, qui sont le prétexte ou au moins la raison financière de cette étrange obsession.

Elu en 1994, Loukachenko a une cote de popularité que les hommes politiques occidentaux pourraient envier – et envient. Depuis 1994, la croissance économique spectaculaire de la Biélorussie, sa diversification, son excédent commercial et son faible taux de chômage ont maintenu la cote de popularité de son président à un haut niveau, généralement oscillant autour des 60 et 70 pour cent. Récemment, l’organisme TNS Global Research, basé à Londres, a sondé 10.000 Biélorusses à propos de leur président. Le sondage a démontré la solide popularité de Loukachenko qui a obtenu près de 75% à l’automne 2010. Par conséquent, les accusations selon lesquelles il aurait truqué les élections sont absurdes. Qui plus est, son opposition est fortement divisée, inefficace et profondément sceptique sur sa propre raison d’être.

Sur quoi repose sa popularité ? Sur son sentiment que la Biélorussie a besoin d’une politique économique servant les intérêts de la nation. Au moment où les économies russe et ukrainienne étaient ravagées et emmenées hors du pays par les oligarques au début des années 1990 avec le soutien du Département d’Etat, du FMI et de l’University de Harvard, la Biélorussie a mis en suspens son programme de privatisation. Le FMI a été prié de quitter le pays, et, à partir de ce moment-là, Loukachenko a été appelé « le dernier dictateur d’Europe ». Ce n’est pas un hasard si le gros de son opposition américaine provient de l’Université de Harvard, en particulier de la faculté de droit, y compris de Yarik Kryovi, qui à un moment donné a travaillé pour la « Radio Liberty », propriété de Soros, et a fait fonction d’avocat pour la Banque mondiale. Son CV fait état de travaux pour des « clients privés » dont il ne veut pas révéler les noms. L’élite au pouvoir veut la tête de Loukachenko car il est de plus en plus populaire chez les gens simples du pays.

La Biélorussie a évité la récession/dépression qui enserre l’Occident

Les résultats de Loukachenko sont brillants. D’après les statistiques de la Banque mondiale mises à jour en 2010, la Biélorussie a évité la récession/dépression qui enserre l’Occident. Les banques biélorusses, la plupart propriétés de l’Etat, ont surpassé toutes les banques européennes en 2009. Ces banques propriétés de l’Etat ont augmenté leur capitalisation de près de 20% au moment où le contribuable occidental était contraint de renflouer les banques mêmes qui ont condamné le gouvernement de Minsk.

De 2001 à 2008, la croissance économique moyenne biélorusse a été de près de 9%, ce qui équivaut à peu près à celle de la Chine. Tandis que les économies occidentales diminuent en 2010, l’économie biélorusse a augmenté d’environ 6%, avec une augmentation de 10% dans la production agricole et de 27% dans les exportations. Le revenu réel, c’est-à-dire le revenu ajusté à l’inflation et au coût de la vie, a augmenté d’environ 7% en 2010.

Selon le FMI, le taux de chômage biélorusse en 1991 était de 0% mais il est passé à 4% en 1996 quand la Russie et l’Ukraine ont été liquidées de l’intérieur. Sous la conduite énergique de Loukachenko qui mettait un terme aux privatisations et arrêtait les bandits qui essayaient de liquider l’économie, le FMI signale que le chômage a baissé de 1% en 2008. Les Nations unies disent de même.

Sans exagérer, ces chiffres, provenant tous de sources hostiles, montrent que le leadership de Loukachenko a été et est une réussite. C’est là la source principale de sa popularité et la raison qui explique qu’il ait été élu et régulièrement réélu. Mais la question importante est : sur quoi se fonde le leadership de Loukachenko ? La réponse est : l’idée « sociale nationaliste et d’un marché social ». La doctrine officielle biélorusse sur le développement dit ceci :

La Biélorussie a choisi de suivre la route du développement évolutif, et rejeté les dispositions du Fonds monétaire international comme thérapie de choc et privatisations à tout va. Après plusieurs années de travail créatif, le modèle biélorusse de développement socio-économique a été mis en place : un modèle qui réunit les avantages de l’économie de marché et une protection sociale efficace. Notre concept de développement a été élaboré en conformité avec la continuité historique et les traditions du peuple. Ce modèle biélorusse a pour but d’améliorer la base économique existante plutôt que de provoquer une cassure révolutionnaire de l’ancien système. Le modèle économique biélorusse comporte les éléments de continuité dans le fonctionnement des institutions d’Etat partout où il s’est révélé efficace.

En d’autres termes, la vision qui est celle de Loukachenko ici, est celle d’une « troisième voie » entre le socialisme et le capitalisme. Elle retient ce qui est bon dans l’économie de marché mais maintient l’idée d’un Etat fort qui s’assure qu’une certaine croissance économique ne bénéficie pas uniquement à quelques personnes bien placées. Ce que marxisme et capitalisme ont en commun ce sont leurs résultats : inégalité totale devant le pouvoir, devant la richesse et devant l’accès. Qu’il s’agisse du parti ou de la classe des oligarques, ces systèmes modernes et matérialistes ne servent guère à autre chose qu’à des transferts massifs de richesse de l’homme qui travaille vers l’oligarque. Que ces oligarques prétendent travailler « pour le peuple », « pour le parti » ou « pour la liberté de l’Amérique » ne change rien. Le résultat est exactement le même.

Le modèle biélorusse

Lors d’une réunion, en mars 2002, avec son Cabinet et d’autres personnalités du gouvernement et de l’armée, Loukachenko a résumé ses vues politiques. Elles méritent d’être citées longuement :

Quelles sont les caractéristiques qui distinguent notre modèle ?

Premièrement. Une autorité puissante et efficace de l’Etat. Sauvegarder la sécurité des citoyens, assurer la justice sociale et l’ordre public, afin de ne pas permettre le développement des délits et de la corruption, tel est en réalité le rôle de l’Etat. Ce n’est que grâce à une autorité forte que l’économie biélorusse a pu se sortir de l’abîme économique.

Nos voisins les plus proches ont fini par prendre conscience que, sans une hiérarchie solide de l’autorité, la libéralisation de l’économie en période de transition est source d’instabilité sociale et de désordre juridique sans précédent. Et la conséquence est l’indiscipline générale !

Quant à nous, nous avons eu clairement conscience, dès le départ, qu’une expansion prématurée des relations du marché ne nous permettrait de résoudre de manière radicale aucun des problèmes urgents existants. Au contraire, de nouveaux problèmes surgiraient, générés par la spécificité de ces relations du marché. L’entente publique se briserait, entraînant conflits et instabilité. Et c’est la stabilité politique qui est l’une des conditions principales de l’intégration progressive à l’économie mondiale. Je la qualifierais comme l’un des traits distinctifs ou l’une des conséquences (appelez cela comme vous voudrez) du modèle de développement de l’économie biélorusse.

Ici nous partons du fait que la mentalité, les traditions et le mode de vie des gens ne peut pas être changé du jour au lendemain. Mais faut-il les changer ? On ne peut pas jeter des gens sans préparation dans l’abîme du marché. Il faut des dizaines d’années pour mettre au point une nouvelle conception du monde.

La deuxième caractéristique distinctive de notre modèle réside dans le fait que le secteur privé peut et doit se développer aux côtés du secteur public. Mais non au détriment des intérêts nationaux. Je tiens à souligner : si l’on est un propriétaire privé, cela ne signifie pas que l’on fasse tout ce qu’on veut. Les intérêts de la nation, de l’Etat, doivent être la priorité principale et le but principal du travail de chaque citoyen, entreprise ou entrepreneur dont la production se fonde sur la propriété privée.

Il ne s’agit pas là d’une rhétorique de campagne, mais cela sert de base à la politique gouvernementale depuis le milieu des années 1990. L’Etat doit être puissant, honnête et dirigé de manière compétente, parce que l’alternative, c’est le contrôle oligarchique et la substitution du droit privé au droit public. L’Etat se comporte en protecteur de son peuple – ce qui est une idée originale à une époque où les élites occidentales ont systématiquement sapé les intérêts de leur propre peuple, en particulier en matière d’immigration. Au moment où l’Union soviétique s’effondrait, il ne restait plus que l’Etat pour sauvegarder quelque notion minimale de bien public. La Russie sous Eltsine et sous le contrôle du FMI en était incapable, ce qui a prouvé l’incompétence et la corruption de ces agences multinationales. Ce n’est qu’en Biélorussie qu’a été mis fin à ce viol économique.

Condamnation du libre-échange et aspects « ethniques »

L’ignorance de ces « adeptes du libre-échange » se révèle dans l’opinion qu’ils ont de la Russie. Ils ont supposé, aux alentours de 1991, que si le gouvernement se « débarrassait » de la « main invisible », tout irait pour le mieux. Ce qu’ils n’avaient pas pris en compte c’étaient les inégalités radicales de l’accès au pouvoir. Ceux qui avaient de bonnes places au gouvernement, qui faisaient leur fortune avec le marché noir ou autres formes d’accès « gris » au pouvoir étaient précisément ceux qui étaient le mieux placés pour prendre le pouvoir. Sous la direction défaillante d’Eltsine et du FMI, l’économie russe a presque disparu. Le travail pendant des décennies du peuple russe a été liquidé et envoyé en Amérique, à Chypre, en Israël et en Amérique latine au nom de la « liberté » et de la « démocratie ».

Le « libre-échange » est un slogan – une façon de légitimer la répartition du pouvoir déjà en place. Il n’a jamais existé de « libre-échange » véritable, mais, plus exactement, il a existé, mais seulement en raison de l’habileté de ceux qui avaient pris le pouvoir lors de la désintégration de l’Europe de l’Ancien Régime au siècle des Lumières. Les vieilles protections sociales du paysan et du citadin du Moyen Age ont été balayées dans cette ruée oligarchique vers le progrès, l’argent et le pouvoir. La même chose s’est produite en Russie et en Ukraine au début des années 1990. La faiblesse de la direction a signifié la liquidation du système étatique, économique et juridique. Dans son discours du Nouvel An de 2009, Loukachenko a ajouté quelques détails supplémentaires à son approche fondamentale :

On nous a instamment recommandé de placer l’économie sous le commandement des règles du marché mondial des échanges. Mais nous avons décidé de ne pas nous fier aux tendances instables des échanges.

Nous ne sommes pas ceux qui avons provoqué la crise actuelle qui envoie des ondes de choc partout dans le monde. Au contraire, cette crise est arrivée comme le résultat de quelque chose que nous avons toujours été résolus de combattre.

La phrase centrale est la suivante : « Je tiens à souligner : si l’on est un propriétaire privé, cela ne signifie pas que l’on fasse tout ce qu’on veut. C’est la nation d’abord. Ici la nation c’est la tradition bilingue de la Biélorussie entre le russe et le biélorusse. Elle est slave-orthodoxe et agraire. Elle est basée sur une distribution fondamentalement égalitaire de terres et de ressources au nom de la solidarité ethnique et nationale. Le progrès économique ne veut rien dire s’il bénéficie seulement à quelques-uns. Le nationalisme implique la solidarité, surtout dans un petit pays vulnérable soumis à des attaques constantes.

Dans son célèbre essai Sur le choix historique de la Biélorussie, il énonce les aspects les plus « ethniques » de sa théorie politique. En général, l’objectif de l’Etat, dans ce domaine, c’est de fournir un foyer sûr pour que s’épanouissent les traditions spécifiques des personnes qui y vivent. Ceci inclut la culture agraire, la vie urbaine, les traditions ethniques spécifiques des Polonais, des Biélorusses et des Russes qui vivent en Biélorussie. Ce qui compte ce n’est pas tant que l’Etat soit représentatif d’une tradition nationale particulière mais plutôt que la préservation des traditions nationales des peuples vivant à l’intérieur de ses frontières devienne primordiale. Il n’y a pas d’Etats réellement ethniquement purs, et par conséquent le mieux que puisse faire l’Etat c’est de protéger les traditions ethniques et les variations régionales existantes.

Investissements industriels et droit social

Dans son discours d’avril 2022 sur l’Etat de l’Union, Loukachenko a affirmé :

Les droits et les libertés doivent être en harmonie avec les responsabilités découlant des infractions au règlement établi par l’Etat. Le développement de l’économie biélorusse n’implique pas seulement l’encouragement des petites ou moyennes entreprises (bien que, comme je l’ai dit, celles-ci doivent être et seront encouragées). Historiquement, l’industrie biélorusse, ce sont les grandes entreprises. Il n’y a qu’une seule voie prometteuse : la modernisation et le rééquipement des industries majeures existantes afin de produire de nouvelles générations de produits concurrentiels. Il n’y a qu’à voir : le monde entier fusionne dans des multinationales. Alors pourquoi devrions-nous étouffer, diviser et détruire nos gigantesques entreprises qui collaborent étroitement ? Il faut leur faire confiance. Dans la poursuite de sa politique, l’Etat va, tout d’abord, s’appuyer sur ces géants, qui nous ont entretenus et nous ont nourris. Cela va nécessiter d’immenses investissements, qu’on ne pourra attirer sans changer la forme de la propriété. (Traduction M.R.J., texte disponible seulement en russe).

Sa doctrine de « droit social » est qu’il n’y a pas de droits abstraits. Ils sont contextualisés dans un mode de vie – celui de la collectivité nationale. On n’a pas le droit, par exemple, de faire quelque chose qui porte tort à la vie économique du pays. Les droits, en Occident, sont des slogans stupides sans signification ; ils sont là pour mettre un terme à une discussion sans que vous ayez pu expliquer le bien-fondé de votre argument : « J’ai le droit de faire cela », dirait un homme d’affaires américain qui délocalise ses emplois vers la Chine. Or justifier un tel prétendu « droit » est une autre affaire ; mais le simple fait d’affirmer qu’on a le « droit » de faire une chose met un terme à toute discussion. Loukachenko pose la question : non pas quels sont vos « droits », mais quelle est la « bonne » chose à faire. Personne n’a le « droit » de saper le bien public, surtout pour un bénéfice privé. Tout le but de la loi est de protéger les travailleurs contre l’arrogance et le fétichisme de l’argent de la classe dirigeante. Seul un leadership fort, capable de passer au-dessus des têtes des puissants peut façonner de telles lois. Loukachenko et la Biélorussie ont récolté les bénéfices d’une telle politique.

La politique de développement menée est juste

Evoquant, dans son discours de 2006 sur l’Etat de l’Union, les attaques en provenance de l’Occident, Loukachenko n’a pas mâché ses mots :

La politique de développement de notre pays que nous avons mise au point s’est révélée juste. Les taux élevés de croissance économique qu’affiche notre économie depuis plus de 10 ans en fournissent bien la preuve. Faites la comparaison : la croissance annuelle de notre PIB au cours du dernier programme quinquennal a été de 7,5%, contre 3,5% en moyenne dans le monde.

Les théoriciens occidentaux ne savent comment expliquer les raisons d’un tel succès. Elles ne cadrent pas avec leur schéma « démocratique ».

Pourtant les raisons sont simples. Nous n’avons pas détourné la richesse du peuple, nous ne nous sommes pas lancés dans de lourdes dettes. Nous appuyant sur la vie elle-même, nous avons élaboré notre propre modèle de développement fondé sur les réformes bien équilibrées et bien réfléchies. Sans privatisations hâtives et sans thérapie de choc – en préservant tout ce qu’il y avait de mieux dans notre économie et nos traditions. En même temps, nous avons appris à travailler dans de nouvelles conditions du marché, en tirant profit de l’expérience vécue ailleurs dans le monde et en prenant en compte les tendances modernes de l’économie mondiale. Un pouvoir de l’Etat fort, une politique sociale forte et la confiance dans notre peuple – voilà ce qui explique le secret de notre succès. (Traduction M.R.J., texte disponible seulement en russe).

En Occident, la démocratie libérale signifie, en termes réels, le constant transfert du travail de l’ouvrier américain vers les poches des banques et des firmes multinationales. Quand les banques ont fait faillite, elles ont exigé des milliards de ces mêmes contribuables afin de continuer à prêter. Une bonne part de cet argent est simplement allé à l’étranger et dans les poches des principaux protagonistes comme Goldman-Sachs. Aux élections de 2008, Goldman a dépensé des sommes considérables sur les deux candidats. Quel que fût celui qui l’emporterait en 2008, il voyait Goldman comme premier bénéficiaire. C’est ce qu’on appelle la démocratie libérale, et c’est en grande partie l’explication de l’échec américain.

En envoyant les oligarques occidentaux faire leurs valises, Loukachenko a fait deux choses : premièrement, il a assuré sa propre popularité et son succès politique, et, deuxièmement, il s’est en même temps gagné la haine de l’Etablissement occidental. Il faut noter qu’à la réunion du Bilderberg, en 2010, pas un Russe ni un Biélorusse n’a été invité. Il en a été de même en 2011. (Jim Tucker, communication personnelle).

Dans son essai Choix historique, Loukachenko condamne la forme de Libre Commerce pratiquée par l’UE. Pour lui, le terrain de jeu penche déjà en faveur des élites dans les Etats les plus puissants de l’Union. Dans l’UE – il écrit en 2003 – des Etats comme la Grèce ou le Portugal ne pourraient pas rivaliser avec les Etats évolués comme l’Allemagne ou l’Angleterre. Les bienfaits récoltés de l’UE par la Grèce existent seulement dans les intérêts des classes dirigeantes, pendant que les peuples souffrent. Les marchandises allemandes ou françaises inondent le marché grec, mettant au chômage les artisans grecs.

Quand Loukachenko utilise le mot « indépendance », ce n’est pas seulement un slogan de campagne, mais c’est une réalité morale. Indépendance signifie indépendance économique : nous entrerons dans le marché mondial selon nos conditions, non selon celles des banques. Indépendance signifie que, même si la Biélorussie reste toujours un peuple orthodoxe et slave, cela ne veut pas dire que les problèmes de justice seront ignorés dans le choix des alliés de Minsk. Il ne doit y avoir aucune dépendance de quiconque. Dépendre d’autres Etats pour son énergie, ses marchés ou ses composants industriels cela signifie automatiquement que les gens eux-mêmes ont perdu tout pouvoir sur leur vie économique, et qu’en conséquence leur bien-être est seulement entre les mains d’autres personnes, des étrangers. Pour ce qui concerne la Biélorussie, le travailleur sera impliqué à tous les niveaux de prises de décision économiques et participera au contrôle de la vie économique dont il jouit.

Le système de l’ordre mondial a été détruit à cause de la guerre d’Irak

A la commémoration du 60e anniversaire du massacre de Katyn en mars 2003, Loukachenko a dit ceci :

Il nous faut toujours analyser et tirer les leçons des événements actuels. Mais aujourd’hui c’est déjà clair : le système de l’ordre mondial a été détruit à cause de la guerre en Irak, le rôle du Conseil de sécurité des Nations unies a été réduit à zéro, le droit international a été piétiné, le principe de non-imposition externe, à quelque peuple que ce soit, d’un système de gouvernance et de pouvoir a été violé. Le peuple biélorusse condamne l’agression des Etats-Unis d’Amérique, comme le font la plupart des peuples et des Etats du monde, y compris même les alliés les plus proches des USA.

Loukachenko a régulièrement soutenu les Nations unies comme étant un moyen de contrôle de la puissance impériale américaine. En outre, il apprécie que l’ONU inclue dans les décisions de politique étrangère les opinions des Etats plus pauvres à travers le monde. Loukachenko refuse toute forme de gouvernement mondial mais voit toutefois d’un bon œil le rôle constructif que certains organismes internationaux peuvent jouer dans la protection des faibles contre les forts. Il insiste sur le « principe de non-imposition externe » de formes ou d’idéologie d’Etat à un peuple. Loukachenko condamne la croisade idéologique de l’Amérique en faveur du pétrole, d’Israël et de la doctrine oligarchique de la « démocratie libérale ».

Loukachenko voit les croisades idéologiques non comme des interventions morales ou des manifestations humanitaires désintéressées mais comme des couvertures d’un pouvoir oligarchique sauvage. Dans la théorie éthique de Loukachenko, l’oligarchie est la pire des formes de gouvernement. Historiquement, de Novgorod à Venise ou New York, les oligarchies se sont servies du libéralisme, du « républicanisme » et de la manipulation médiatique comme couverture de leur propre pouvoir. Dans une veine similaire, Loukachenko déclare, dans son intervention, en 2006, devant les dirigeants du corps diplomatique biélorusse :

Si nous parlons de respect pour les Etats, de leur indépendance et de leur souveraineté, du droit qui est le leur de choisir leur avenir, du droit des gens à élire leurs dirigeants, du respect du droit à la vie et à la liberté du travail, de la dignité des salaires, le droit à l’égalité de tous devant la loi, sans porter atteinte aux droits des autres – voilà ce que sont nos valeurs. Les Etats-Unis et l’UE n’ont pas le monopole de ces droits. Notre nation a payé un bien plus grand prix pour ces valeurs que les Etats-Unis et l’UE.

Comme toujours, Loukachenko affiche la distinction entre un homme politique et un homme d’Etat. Ce sont des concepts comme ceux-là qui ont permis à cet homme de devenir l’un des hommes politiques les plus populaires du monde slave. Une nouvelle fois, les « droits » abstraits ne sont, aux yeux du président biélorusse, guère plus que des couvertures d’un pouvoir oligarchique sauvage. Les Etats-Unis envahissent les droits et la souveraineté d’autres Etats non pas pour protéger les peuples des « atteintes aux droits de l’homme » mais bien plutôt pour servir les intérêts de leur secteur privé surdimensionné et excessivement riche.

Alors que la presse occidentale répète sans cesse cette affirmation inexacte que les médias biélorusses sont « propriété de l’Etat », eux-mêmes respectent une ligne unique sur la plupart des sujets importants, particulièrement sur la politique étrangère. Inutile de dire que le contrôle oligarchique sur les médias occidentaux est trop bien connu pour mériter de plus amples commentaires.

Le fait même que le président de la Biélorussie considère que l’hostilité de l’Occident est due à des « influences extérieures » laisse fortement penser qu’il se réfère à des sources financières et ethniques du pouvoir. Ceci est important, puisque c’est au cœur de ses idées sociales. L’Etat, dans ce qu’il fait de meilleur, est une source d’autorité morale et de bien public. Lorsque des éléments étrangers s’emparent de l’Etat, ce dernier ne devient plus qu’une agence d’oligarchie coercitive. C’est pourquoi, d’une manière un peu détournée, Loukachenko accuse les Etats occidentaux d’être des entités non pas publiques mais privées. S’ils devaient un jour redevenir des entités publiques, ils abandonneraient alors leur hostilité envers le système politique biélorusse.

Conclusion

Quand on s’efforce de comprendre les idées politiques de Loukachenko hors de leur déformation médiatique, bien des thèmes reviennent à plusieurs reprises :

  • 1 Un nationalisme qui met l’accent sur la sécurité économique de son petit pays. L’appartenance ethnique et la religion sont importantes parce qu’elles servent de base de solidarité aux préoccupations économiques fondamentales du peuple.
  • 2 La lutte continuelle contre les « abstractions », comme les « droits de l’homme » ou la « liberté économique ». Etant donné que les abstractions peuvent signifier tout ce que l’orateur veut qu’elles signifient, elles sont utilisées comme couvertures pour exercer un colonialisme et un impérialisme économique.
  • 3 Dans les cas d’urgence, tels que l’effondrement des économies russe et ukrainienne au début des années 1990, l’Etat a la responsabilité de prendre les devants pour protéger la population contre une oligarchie et une agression étrangère. C’est particulièrement le cas dans les Etats de petite taille et par conséquent plus vulnérables.
  • 4 Aucun Etat ne peut fonctionner quand il est pénétré par une oligarchie et par l’idéologie du « libre-échange ». Ces dernières ne se préoccupent que de marchandises privées, tandis que l’Etat se préoccupe seulement de bien public. L’Etat est au service du bien public quand il use de son autorité contre la concentration du pouvoir économique et contre les interférences étrangères intéressées.
  • 5 L’Etat ne comprend son rôle qu’à la lumière de l’expérience historique et des traditions ethniques de son peuple.
  • 6 L’économie existe pour le peuple tout entier. Si elle ne sert pas le bien public, elle n’a aucune légitimité morale, indépendamment de tous les discours sur les « droits » qui affirmeraient le contraire.
  • 7 L’Etat a un rôle économique légitime à la fois dans les médias et dans l’économie. Il n’a pas le droit de les diriger de manière totalitaire mais il a le droit, particulièrement en périodes de tension, de faire entendre sa voix. Un secteur public fort n’est pas la même chose que la « tyrannie ».
  • 8 Il n’y a pas de véritable distinction morale entre contrôle de l’Etat et contrôle oligarchique.
  • 9 Les médias sont l’une des armes les plus puissantes du monde. Ils doivent donc être régulés comme n’importe quelle autre arme. Les élites des médias sont souvent oligarchiques et centralisées, et elles utilisent leur empire pour pouvoir contrôler les autres. Par conséquent, l’information médiatique libre doit être diversifiée et permettre l’exposition de divers points de vue. Ce qui est bien davantage le cas en Russie et en Biélorussie qu’aux Etats-Unis.
  • 10 Aucun gouvernement n’a le droit de s’ingérer dans les affaires internes d’un autre. Ceci est surtout le cas lorsqu’une telle ingérence est manifestement intéressée et sert uniquement l’intérêt d’une oligarchie économique.
  • 11 « Le peuple » : voilà encore une de ces abstractions qui ne signifie rien. Pour utiliser l’expression « le peuple », l’orateur doit faire référence à un peuple spécifique, à une langue et une tradition historique spécifiques, ainsi qu’à un contexte social spécifique.
  • 12 La justice internationale, pour autant que ces mots signifient quelque chose, se rapporte à une situation où il est donné aux groupes ethniques, races et religions du monde l’indépendance de se développer en fonction de leur propre tradition historique, et non en fonction des slogans idéologiques de l’hégémonie actuelle.
  • 13 La justice internationale implique aussi des organismes internationaux objectifs et politiquement neutres qui peuvent régler des différends en dehors de tout programme idéologique. Il ne s’agit nullement de « gouvernement mondial » mais de certains arrangements qui peuvent résoudre des problèmes internationaux de manière neutre avant qu’ils ne mènent à une guerre massive. Ceci est particulièrement sensible dans les Etats de petite taille qui ont perdu d’énormes pourcentages de leur population dans des guerres. Le fait que la Biélorussie ait perdu près de 30 pour cent de sa population au cours de la Deuxième Guerre mondiale rend le Biélorusse moyen un peu irritable quant à la possibilité d’une autre guerre sur son sol.

Matthew Raphael Johnson
Occidental observer
27/10/2011

Traduction pour Polémia : RS

Titre original :Social Nationalism: The Political Thought of Alexander Loukachenko of Belarus

Les intertitres sont de la rédaction

Matt Johnson est un écrivain professionnel, ancien professeur spécialiste d’histoire russe et ukrainienne et de théologie. Sa thèse de doctorat à l’Université du Nebraska a porté sur la nature des méthodes scientifiques comme instruments de révolution politique. Il a enseigné à la fois à l’Université de Nebraska-Lincoln et de l’Université Mount St. Mary. Il est l’auteur de 5 ouvrages, dont le plus récent est Russian Populist : The Political Theory of Vladimir Putin publié par la Barnes Review Press. Il anime une émission radiophonique, The Orthodox Nationalist, sur la chaîne Reason Radio.

Correspondance Polémia – 3/11/2011

Polémia présente cet article au titre de la libre information, ce qui ne veut pas dire qu'elle partage toutes les options politiques du site dont il est extrait.

Image : le président  Alexander Loukachenko

 

 

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