Les choses commencent à (obscurément) bouger

vendredi 14 octobre 2011

Les choses, dans nos sociétés, semblent enfin se mettre à bouger. Obscurément, certes, sans contours précis, maladroitement, à l’encontre même, parfois, de ce qu’il faudrait bien souhaiter. Or, quels que soient les reproches que l’on soit en droit d’adresser au « mouvement » qui commence peu à peu à voir le jour (l’enfant n’est même pas né : il est encore à l’état fœtal), il faut que l’essentiel ne nous échappe pas : la roue de l’histoire – jamais, certes, immobile – commence à tourner pour de bon, les choses se mettent à bouger… dans le bon sens. Ou du moins il le semble.

Un incontestable malaise face à la « gouvernance » générale du monde commence à sourdre au sein de nos sociétés. Et ce malaise, dans les termes qui sont aujourd'hui les siens, n’avait jamais vu le jour.

Prenons, par exemple, le mouvement identitaire, qui est en train de se déployer avec une force croissante dans plusieurs pays, même si l’on peut lui reprocher d’être centré presque exclusivement sur la dénonciation de l’immigration de peuplement, dénonciation aussi juste que nécessaire, mais qui ne devrait jamais nous faire oublier que si notre identité est gravement en danger, c’est tout d’abord par notre âme elle-même d’Européens que le péril passe.

Ou pensons, par exemple, à une expérience comme celle d’AVAAZ, ce site Internet édité en quatorze langues et qui se consacre à dénoncer et à combattre différents méfaits du Système qui domine le monde (dénonciations faites surtout en matière écologique, mais également contre la cupidité des banques). Pour ce faire, les armes employées sont extrêmement simples. Elles sont finalement celles-là mêmes dont la démocratie libérale se prévaut : le nombre, les masses… Pour lutter contre les méfaits qu’il combat, le site, qui compte déjà avec presque dix millions de membres, se borne à rassembler et à publier, pour chaque affaire dénoncée, des centaines de milliers de signatures.

Ou prenons cet autre fait, proprement époustouflant, qu’on apprenait il y a quelques jours. Le Parti Pirate (sic !) vient de remporter en Allemagne une étonnante victoire lors des élections locales à Berlin, où, avec 8,9% des suffrages, il a obtenu même plus de sièges (16) que de candidats présentés (15), ce qui est vraiment du jamais vu ! Que prétendent saborder ces jeunes « pirates » qui, répandus dans différents pays, cassent tout bonnement la dichotomie « droite-gauche », cette vieillerie poussiéreuse où s’engouffrent nos misères politiciennes ? Ils prônent la défense des libertés et des droits du citoyen par l’entremise d’une démocratie directe, exercée notamment à travers Internet, en même temps qu’ils défendent le libre accès au savoir et à la culture et la lutte contre le système des monopoles.

« Ce n’est pas mal tout ça, mais c’est bien maigre et bien flou », me direz-vous… Et vous aurez parfaitement raison.

« Au fond, ajouterez-vous peut-être (et là aussi vous verrez juste), tous ces gens-là sont quand même des libéraux qui ne mettent pas en question le socle du système de l’argent, l’égalitarisme et la laideur. Les « pirates » en question ne se réclament-ils pas, par exemple, d’un Thomas Jefferson et d’un Alexis de Tocqueville ? » Certes, sauf qu’il ne faudrait pas oublier non plus que ce dernier, en même temps qu’il défendait à fond « la démocratie en Amérique » (le libéralisme, donc), eut la prémonition extraordinaire de deviner et de dénoncer, un siècle et demi à l’avance, toute la dégénérescence où celle-ci a fini par s’engouffrer.

C’est finalement de cela qu’il s’agit : de deviner les grandes lignes de force qui pointent sourdement en-dessous de la surface la plus immédiate d’une vie sociale et politique où un autre mouvement, les « Indignés » espagnols du 15-M, avec leurs différentes prolongations internationales (ils s’affrontent ces jours-ci à la police américaine alors qu’ils sont en train de camper devant Wall Street), a vu le jour ces derniers mois.

Là aussi un scénario assez similaire est de mise. D’une part, les « Indignés » marquent une rupture nette, incontestable, avec l’ordre établi. Ils s’en prennent aussi bien aux partis de « gauche » que de « droite », ils dénoncent « la dictature des marchés de la spéculation financière » dont la « régulation » est demandée en vue d’une politique en faveur de personnes. « Nous sommes des personnes, non des taux boursiers », s’écriaient-ils récemment. Bref, autant d’objectifs que l’on pourrait signer les yeux fermés.

D’autre part, pourtant, il est incontestable que l’esprit de gauche – l’esprit donc qui imprègne aussi le système qui malmène les peuples et les esprits – se trouve bien présent au sein d’un mouvement marqué par des traits tels que le ressentiment égalitariste, l’angélisme qui leur fait applaudir (ou, dans le meilleur des cas, ne pas souffler mot) face à l’immigration de peuplement, pour ne rien dire de leur imprégnation du « nihilisme festif » (comme dirait Philippe Muray) qui les mène a prôner ou à développer l’assistanat fourni par l’État en faveur des initiatives les plus farfelues.

Alors ?… Que diantre peut-il bien y avoir de positif là-dedans ? Une seule chose, au fond, mais qui est énorme : pour la première fois, tout un mouvement divers et foisonnant, marqué par l’esprit de gauche, s’en prend à l’ensemble des forces politiques et idéologiques… de gauche (de droite aussi, bien entendu), en même temps que personne ne prône la Révolution (mot inexistant dans le langage de ces gens-là), ni ne se réclame de quelque classe que ce soit (« prolétariat », « classe ouvrière », « paysans »… : autant de mots tout simplement disparus).

D’accord, mais tout cela, direz-vous, ne garantit rien, de même que rien ne garantit non plus que les « pirates » finiront par pirater ou les signataires de pétitions par ébranler quoi que ce soit ; ou que les identitaires, allant au-delà du combat contre la seule immigration, finiront par s’en prendre à tout ce qui, au fond de notre cœur, détruit notre identité.

Certes, tout cela ne garantit rien. Mais je n’ai jamais parlé ici de garanties. Je n’ai jamais donné des assurances. J’ai seulement parlé de possibilités, de lignes de force… contrecarrées, comme toujours dans le bouillonnement où un monde nouveau commence à éclore, par des tas de possibilités et de lignes de force qui vont dans le sens contraire.

Lesquelles de ces lignes de force finiront par s’imposer ? Nous n’en savons évidemment rien, et il n’est pas question de se mettre à jouer aux devins. Nous savons seulement une chose : quel que soit le résultat final, il n’y aura jamais coïncidence – même dans la plus favorable des hypothèses – entre nos rêves et la réalité. Il est grand temps, en effet, d’oublier les rêves de perfection, de pureté, d’absolu : ils ont toujours eu le sinistre effet d’aboutir aux résultats les plus opposés à la perfection rêvée.

Tel est le lot de la vie et de l’histoire : rien n’est jamais d’un seul tenant, rien n’est jamais clair, transparent, parfaitement accompli. Tout est toujours traversé d’ombres et d’incomplétudes… ainsi que d’accomplissements et de lumières, mais éloignés (leur place étant sur terre et non dans le ciel des bienheureux) de toute pureté et de toute perfection. Ce n’est qu’en acceptant notre lot, ce n’est qu’en acceptant que des ombres vont toujours traverser nos accomplissements et nos réussites, que ceux-ci pourront voir finalement le jour.

Javier R. Portella
6/10/2011

Voir aussi :

Lettre aux enfants européens (nés en 2011) : devenez des hommes
Lettre ouverte à Michel Geoffroy sur une génération inutile 

Correspondance Polémia – 14/10/2011

Image : Le Parti pirate, grand gagnant des élections locales à Berlin, le 18/09/2011

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