Nouvelle École, Oswald Spengler

mardi 19 avril 2011

La densité et la longueur de cet article de Marc Didier, consacré à la dernière livraison annuelle de Nouvelle Ecole, nous contraignent à n’en présenter, ci-après, qu’une première partie. Le lecteur pourra prendre connaissance de l’ensemble du texte, édité en PDF tel qu’annoncé in fine.
Polémia

La revue annuelle que dirige Alain de Benoist vient de publier un numéro consacré en grande partie au philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936), un des représentants les plus éminents de la Révolution Conservatrice. L’ensemble proposé est d’une grande densité et il ne saurait être question ici d’en rendre compte d’une manière exhaustive, notre propos sera donc d’en présenter les principaux thèmes et de dégager ainsi les aspects essentiels d’une pensée particulièrement riche.

Jusqu’à cette livraison de Nouvelle École, l’œuvre de Spengler demeurait largement méconnue en France. C’est bien sûr la traduction du Déclin de l’Occident (1) en 1931-1933 qui l’a fait connaître, elle sera suivie en 1934 de celle de l’essai Années décisives. L’Allemagne et le développement historique du monde (2), puis il faudra attendre 1958 pour L’homme et la technique (3), 1979 pour les Écrits historiques et philosophique (4) et 1986 pour Prussianité et socialisme (5). Nombre de ses ouvrages, dont sa correspondance et ses écrits posthumes, n’ont a ce jour jamais été traduits.

Peu de livres lui ont été consacrés, hormis quelques thèses universitaires, dont celle, en 1980, de Gilbert Merlio Oswald Spengler, témoin de son temps ». Son nom apparaît seulement, que ce soit pour le contester ou pour l’approuver, dans des ouvrages d’historiens ou de sociologues. Henri-Irénée Marrou a vu ainsi en lui « un maître d’erreurs sombres », et Lucien Febvre a défini sa philosophie comme « opportuniste ». Moins hostile, Raymond Aron, dans son Plaidoyer pour une Europe décadente (1977), évoquera « une philosophie de l’histoire […] qui dénonce les idoles modernes annonciatrices de la décadence », tandis que Julien Freund et Gilbert Durand lui emprunteront certains aspects de sa pensée politique.

Hors de France, Spengler a certainement beaucoup influencé l’historien anglais Arnold J. Toynbee qui, dans sa conception de l’histoire universelle, accorde une place centrale aux « cultures » mais refuse l’idée qu’elles sont des « organismes vivants ». Il a également marqué le sociologue russe Pitrim Sorokin pour qui l’auteur du Déclin de l’Occident « s’est d’un seul coup placé au premier rang de la pensée sociologique du XXe siècle ».

Plus récemment, l’américain Samuel Huntington, auteur du Choc des civilisations, essai dans lequel il distingue huit grandes aires civilisationnelles, a remis Spengler au goût du jour, bien qu’à ses yeux les cultures ne soient pas des organismes vivants et qu’il ne reprenne pas à son compte l’opposition entre culture et civilisation (The clash of civilisations a été traduit en allemand par Der Kampf der Kulturen).

Une chose est sûre, Spengler est essentiellement connu pour son « grand œuvre » Le déclin de l’Occident (sous-titré Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle), dont le premier volume est paru en avril 1918 et le second en mai 1922 Cette publication, peu avant la fin de la Première Guerre mondiale, fut un véritable événement, notamment en Allemagne où elle suscita, dans des articles et des livres, maints commentaires, favorables ou hostiles. Par exemple, si Walter Benjamin l’attaqua violemment, Georg Simmel le salua comme le créateur de « la philosophie de l’histoire la plus importante depuis Hegel ».

L’idée centrale du livre est que « l’humanité n’a aucun objectif, aucune idée, aucun plan », elle n’est qu’« un concept zoologique, ou bien alors un mot vide de sens ». Il n’existe donc pas d’« histoire de l’humanité » mais une « histoire mondiale […] des grandes cultures » qui en constituent la « propre substance » et en constituent le « phénomène originaire ». De même, il n’y a pas une « histoire mondiale linéaire », mais une « multiplicité de cultures puissantes » qui correspondent aux grandes cultures historiques.

Après la culture primitive qui est apparue au début de l’ère glaciaire et s’est achevée il y a 10.000 ans, l’auteur distingue huit « grandes cultures » : celles de Sumer, de l’Egypte, de la Chine, de l’Inde, de l’Antiquité (Grèce et Rome), du Mexique, de l’Occident et du monde arabe. Dans la vie de ces cultures, il discerne trois grandes phases qui, comme cela se produit pour les plantes et les animaux, correspondent à la naissance, au développement, à la vieillesse, puis à la mort. Chaque culture est un « être vivant », un organisme doté d’une « âme » spécifique, et chacune atteint son plus haut degré de développement lorsque cette âme leur donne, et devient elle-même, une « forme ». Quand l’âme « a réalisé la somme entière de ses possibilités », la culture meurt, et lorsque l’âme dépérit, la culture devient civilisation. Celle-ci est « le destin inéluctable de toute culture », c'est-à-dire le temps du déclin. C’est ce qui s’est produit au IVe siècle pour le monde gréco-latin et au XIXe siècle pour l’Occident, c’est ce qui correspond à la phase de « mécanisation du monde », selon la formule de Walter Rathenau. L’Occident va alors exporter sa civilisation, sous la forme de la « mission civilisatrice » des peuples européens, que Jules Ferry définit, le 28 juillet 1885 dans un discours à la Chambre des députés, comme « le devoir de civiliser les races inférieures ». De fait, Spengler ouvre sur l’histoire universelle une perspective organiciste et morphologique inspirée de Goethe. L’histoire doit être considérée de manière « physiognomique », c'est-à-dire en cernant la « physionomie » de leurs formes historiques, ce qui implique « la décision du sang, la connaissance des hommes étendue au passé et à l’avenir, le sens inné des personnes et des situations »… Comme l’écrit Alain de Benoist dans son introduction, « Spengler ne cherche pas à expliquer, mais à comprendre l’histoire », à en déchiffrer le « secret » qui est celui d’une « unité organique à structure périodique ».

Si l’on s’arrête un instant sur le titre de l’ouvrage qui a fait florès, on observe que le mot « déclin » (en allemand Untergang) a le sens de « crépuscule »mais aussi celui d’« accomplissement », et que le mot « Occident » (Abendland) signifie la terre du couchant. Toutefois Spengler aura beau dire que la notion d’Untergang renvoie à l’image d’un très beau soleil couchant, c’est l’idée de « déclin » que retiendront les commentateurs, et avec elle, le constat du pessimisme de l’auteur. Si celui-ci se veut avant tout « réaliste », il ne nie pas un certain pessimisme, mais demande qu’il ne soit pas confondu avec celui « des petites âmes fatiguées qui craignent la vie et ne supportent pas la réalité ». Pour mieux convaincre, il écrira dans L’homme et la technique : « Nous devons poursuivre avec vaillance, jusqu’au terme fatal, le chemin qui nous est tracé. […] Notre devoir est de tenir […] à l’exemple de ce soldat romain […] qui, durant l’éruption du Vésuve, mourut à son poste parce qu’on avait omis de venir le relever. Voilà qui est noble, voilà qui est grand ».

L’intuition fondamentale de Spengler fut celle de la non-continuité de l’Histoire et de l’irréductibilité des cultures (idée que l’on retrouvera plus tard chez Claude Lévi-Strauss). Mais son apport sans doute le plus fructueux est sa critique de la conception linéaire de l’histoire, autrement dit de son « sens », selon les deux acceptions de ce terme. C’est une critique de l’idée de progrès, de la vision classique du déroulement de l’histoire, mais aussi de l’universalisme et de l’ethnocentrisme. L’ensemble des cultures, notamment celles d’Asie et d’Orient, ne doit pas être considéré à la seule aune de l’Occident.

Didier Marc
21/03/2011

Notes :

  1. 1ère édition en français, vol 1-2. : Forme et réalité, vol. 3-5 : Perspectives de l’histoire universelle, coll. « Bibliothèque des idées », Gallimard, 1931 et 1933. Depuis, l’ouvrage a connu dix rééditions, dont la dernière en 2002.
  2. Mercure de France, réédition coll. « L’Or du Rhin », 2, Copernic, 1980.
  3. Coll « Les Essais », 89, Gallimard, réédité en 1969.
  4. Coll « L’or du Rhin », 3, Copernic.
  5. Actes Sud.

Texte intégral en cliquant ici http://www.polemia.com/pdf_v2/Nouvelleecole.2.pdf

Nouvelle École, numéro 59-60, années 2010-2011/29 €.
242, boulevard Voltaire, 75011, Paris.

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Correspondance Polémia – 19/04/2011

Image : Nouvelle Ecole, n° 59-60

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