Bombarder la Libye : de 1986 à 2011 (Countercurrents)

lundi 4 avril 2011

Cet article, traduit de l’américain et reproduit ci- après, a été publié sur le site Le Grand Soir, le 26 mars 2011, avec, pour court préambule, la phrase laconique : « Une autre version des événements en Libye qui ont précédé l’attaque occidentale »
Parallèlement, Polémia recevait la version originale en langue anglaise de cet article, d’un correspondant, citoyen américain vivant aux Etats-Unis. Polémia a pris en toute confiance la traduction en français fournie par Le Grand Soir, mais fait précéder ce texte du commentaire de l’expéditeur d’outre-atlantique, qui est tenté de lui donner un certain crédit :« Cet article est probablement la présentation la plus crédible,
que j’ai rencontrée, du contexte dans lequel se déploie l’actuelle pagaille libyenne et il nous préserve des « c… » des “militants pour la démocratie”. »
Ce papier est à verser au dossier de la Libye, avec toutes les réserves nécéssaires à l’égard des faits qui y sont décrits, puisqu’en l’état les informations reçues sur « L’aube de l’Odyssée » sont biaisées et totalement unilatérales.
Polémia

 

Bombarder la Libye : de 1986 à 2011 (Countercurrents)

En 1987, j’étais membre de la Délégation pour la Paix US en Libye. Nous étions là pour la première commémoration du bombardement US contre la Libye en 1986.

En avril 1986, des avions de combat US ont frappé Tripoli à 2 heures du matin. Ils ont bombardé la résidence familiale de Kadhafi, blessant plusieurs membres de sa famille et tuant sa fille de 15 mois. Ma fille avait à peu près le même âge à l’époque et cela m’avait bouleversé.

Les avions US ont bombardé aussi des immeubles d’habitation, à des kilomètres de toute cible militaire, tuant des dizaines d’enfants dans leur sommeil. J’ai aidé à poser des fleurs sur leurs tombes, dans le cimetière des Martyrs, situé dans un ancien stade italien à Tripoli.

Dimanche dernier, je me suis réveillé et j’ai allumé la télé et j’ai vu une famille Libyenne en deuil qui enterrait leur fillette de 3 ans, tuée dans son sommeil au cours de la dernière attaque US contre la Libye.

Au cours des 25 dernières années, j’ai suivi les évènements en Libye et depuis que je me suis installé ici en Érythrée en 2006, j’ai même vu le colonel Kadhafi passer la nuit dans sa tente sur la plage près de notre maison au bord de la Mer Rouge.

Les Etats-Unis semblent avoir besoin d’un épouvantail arabe ou musulman. Avant Oussama Ben Laden, il y a eu Saddam Hussein et avant Saddam Hussein, il y a eu Muammar Kadhafi. Avec un tel historique, il me paraît nécessaire de revenir sur ce qui se passe réellement en Libye.

D’abord, un peu d’histoire. En 1969, lorsque le colonel Kadhafi est arrivé au pouvoir par un coup d’état qui a renversé le roi libyen, le peuple libyen était un des plus pauvres au monde avec un revenu annuel par habitant de moins de 60 dollars.

Aujourd’hui, grâce au « socialisme arabe » du gouvernement et à la manne pétrolière, le peuple libyen connaît un de plus hauts niveaux de vie du monde arabe. La plupart des familles libyennes sont propriétaires de leur domicile et la plupart possèdent une voiture.

Le système public de santé, gratuit, est l’un des meilleurs du monde arabe et l’éducation gratuite est bonne, sinon meilleure, que celles de la région.

Alors la question qui se pose est : pourquoi une révolte a-t-elle éclatée ?

La réponse, que je cherche partout depuis un mois, n’est pas simple.

La révolté a démarré à Benghazi, dans l’est du pays. Un élément très important qui n’est mentionné dans aucun grand média est que cette ville est le point du continent Africain le plus proche de l’Europe. Benghazi est donc devenue, au cours des 15 dernières années environ, l’épicentre de la migration africaine vers l’Europe. Il est arrivé que plus de 1000 émigrés africains entrent par jour en Libye dans l’espoir d’atteindre l’Europe.

Le trafic humain, un de commerces les plus malsains et inhumains qui soit, s’est transformé en une véritable industrie à Benghazi, brassant des milliards de dollars. Un monde parallèle mafieux s’est développé dans la ville et il est profondément implanté et emploie des milliers de personnes dans tous les domaines et corrompt la police et les fonctionnaires. Ce n’est que depuis un an que le gouvernement libyen, avec l’aide de l’Italie, a réussi à contrôler ce cancer. Avec la disparition de leur marchandise humaine et de nombreux chefs en prison, la mafia a été en pointe dans le financement et le soutien à la rébellion libyenne. De nombreux gangs de trafic humain et autres éléments issus des bas-fonds de Benghazi sont connus pour avoir mené des pogroms contre les travailleurs immigrés africains à Benghazi même et dans les banlieues. Depuis le début de la rébellion à Benghazi, plusieurs centaines de travailleurs immigrés, Soudanais, Somaliens, Éthiopiens et Érythréens, ont été détroussés ou assassinés par les milices racistes rebelles, un fait soigneusement caché par les média internationaux.

Benghazi est aussi connu comme un foyer d’extrémisme religieux, de fanatiques libyens qui sont passés par l’Afghanistan se sont concentrés là-bas et des groupes terroristes ont organisé des attentats et assassiné des fonctionnaires dans la ville au cours des vingt dernières années. Un groupe, qui se nomme Le Groupe Islamique Combattant, a déclaré dés 2007 qu’il était affilié à Al Qaeda. Ce sont ces groupes qui ont été les premiers à prendre les armes contre le gouvernement libyen.

Le dernier problème, et le plus difficile à résoudre, est alimenté par des croyances désuètes présentes dans la société libyenne. Les Libyens refusent de faire des travaux qu’ils considèrent comme « sales ». En 1987, les Libyens étudiants du département d’anglais qui nous accompagnaient en parlaient ouvertement. Les jeunes Libyens qui terminent leurs études refusent des emplois de bas de gamme aux tâches subalternes. Ils s’attendent à obtenir immédiatement un bon poste avec un bon salaire, un bon appartement et une voiture neuve.

Le gouvernement a été obligé de faire venir des centaines de milliers de travailleurs immigrés pour faire « le travail sale » que les Libyens refusent de faire, d’abord depuis l’Afrique subsaharienne et plus tard depuis l’Asie.

Le résultat est que des milliers de jeunes Libyens sont sans emploi et vivent aux crochets de leurs familles. Cette existence parasitaire a généré de nombreux problèmes sociaux graves. L’alcool, interdit en Libye, et la drogue constituent un problème en augmentation chez les jeunes.

Tous ces problèmes sociaux étaient arrivés à un stade critique lorsque la rue arabe a déclenché son soulèvement contre les élites soutenues par l’Occident, d’abord en Tunisie, voisin de la Libye, ensuite en Egypte.

Lorsque les premières manifestations de jeunes mécontents se sont déroulées à Benghazi, la coalition informelle de groupes terroristes et de gangs de trafiquants ont immédiatement profité de la situation pour attaquer les prisons de haute sécurité à l’extérieur de Benghazi où leurs camarades étaient enfermés. Après la libération de leurs chefs, la rébellion a attaqué les postes de police et les bâtiments officiels, et les habitants de la ville se sont réveillés avec la vision de cadavres de policiers pendus aux ponts qui enjambent les autoroutes.

Le gouvernement libyen dirigé par le Colonel Kadhafi a toujours pris soin de ne pas laisser se développer une armée professionnelle et puissante, et préférait compter sur un système de « comités révolutionnaires » pour diriger les communautés locales et s’occuper des questions de sécurité dans le pays.

Ces « comités révolutionnaires » n’ont jamais vraiment connu l’épreuve du feu et ont été lents à réagir devant une rébellion qui s’étendait rapidement. Le gouvernement libyen a finalement réussi à s’organiser et a lancé une offensive contre la rébellion. Les rebelles, pour la plupart des jeunes sans formation militaire et des milices vaguement encadrées, ont été chassés des territoires fraichement conquis et il est devenu évident que la rébellion allait échouer. De hauts officiers des services de renseignement US l’ont publiquement admis. A présent, il est largement reconnu, du moins dans le monde arabe et africain, que la majorité des Libyens soutiennent le gouvernement dirigé par le Colonel Kadhafi et que la rébellion n’est soutenue que par une minorité de la population. La fin de la rébellion semblait inéluctable.

Alors que le forces militaires du gouvernement se trouvaient dans les banlieues de Benghazi et que le sort de la rébellion semblait scellé, il a été décidé aux Etats-Unis, et chez ses hommes de main à Londres et à Paris, d’attaquer la Libye pour renverser le gouvernement.

La Libye est un pays riche en pétrole, proche de l’Europe, avec les plus grandes réserves de pétrole confirmées de tout le continent africain. Avec de tels enjeux, la décision fut prise de lancer une attaque contre la Libye. En fait, il faudrait dire « de lancer un massacre » parce qu’il n’existe pas à ce jour de défense efficace contre les missiles de croisière et le bombardement de haute altitude, surtout la nuit, et tant pis pour les victimes civiles.

Après leurs attaques et invasions de l’Irak, de l’Afghanistan et de la Somalie, peu de gens dans le monde croient à la version occidentale d’une attaque contre la Libye pour protéger des civils. Les Etats-Unis et leurs alliés européens jouent à un jeu extrêmement dangereux en attaquant la Libye aujourd’hui. Alors que les pays arabes courent le risque de connaître de véritables situations révolutionnaires, c’est-à-dire des révoltes armées contres les élites soutenues par l’Occident, l’attaque contre la Libye pourrait devenir l’étincelle que l’Occident tentait désespérément justement d’éviter.

Il est impossible de prévoir les conséquences des attaques de l’Occident contre la Libye. Assisterons-nous à un nouveau Kosovo ou à une victoire du gouvernement libyen dirigé par Kadhafi ?

La seule chose qui est sûre, c’est que le peuple libyen paiera cher pour garder son pays, un prix qui sera inévitablement payé en sang.

Je suis déjà en train de préparer ma prochaine visite en Libye, prévue à la même époque pour l’année prochaine, peut-être avec la deuxième délégation US pour la paix en Libye. Dieu sait combien de fleurs il faudra déposer sur les tombes des enfants libyens tués par le dernier massacre commis par les Etats-Unis et leurs partenaires européens.

Thomas C. Mountain
Asmara, Érythrée
22/03/2011

Titre original : « Bombing Libya ;  1986-2011 »
22/03/2011

Traduction pour Le Grand Soir par VD

Correspondance Polémia – 04/04/2011

Image : Tripoli 1986 : « Pour cette raison, les impérialistes étaient bel et bien décidés à écraser la Libye. En fait, en 1986, les États-Unis ont lancé des frappes aériennes sur Tripoli et Benghazi »( La Libye et l’impérialisme par Sara Flouders)

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