Dix thèses sur le libéralisme (3/3)

dimanche 27 février 2011

Polémia achève ici la publication du texte où Michel Geoffroy met en balance le bien-fondé et les erreurs du libéralisme.

 

— Développement de 7 à 10 —

 

7) Il n'est pas avéré que « le marché » prenne nécessairement toujours les bonnes décisions ou, pour le dire autrement, que la société profite toujours des décisions du marché.

A l'âge de la mondialisation des échanges, les acteurs économiques prennent de plus en plus de décisions à court terme. Tous les observateurs le confirment. Les visions stratégiques à moyen ou long terme sont de plus en plus rares. Les exemples sont nombreux où « le marché » – c'est-à-dire les acteurs privés – a pris de mauvaises décisions (bulles spéculatives, actifs toxiques, crédits imprudents, …) ou a été incapable d'éviter des dérèglements majeurs (Madoff, Kerviel, …). Les marchés sont en effet conformistes, c'est-à-dire qu'ils ont tendance à imiter les pratiques qui semblent donner de bons résultats et de bons profits : cela contribue à amplifier l'effet des mauvaises décisions. Et cette amplification est désormais mondiale.

L'argument des libéraux selon lequel les erreurs privées sont toujours moins graves que les erreurs publiques néglige les effets sociaux des mauvaises décisions privées, a fortiori quand elles sont prises par des entreprises transnationales. Les libéraux, dans leur critique systématique de la mauvaise efficacité des politiques publiques comparée à l'efficience des entreprises privées, ignorent le fait que les entreprises ont tendance à externaliser leurs coûts et leurs échecs sur les Etats.

Ainsi afin d'améliorer leur profitabilité, les entreprises ont partout cherché à diminuer leurs coûts salariaux. Cela s'est produit par le développement de l'automation (au Japon, par exemple) et par l'encouragement à l'immigration, en particulier en Europe et en France. Les immigrés sont, en effet, moins syndiqués et acceptent des salaires plus bas que les autochtones. Le travail des femmes produit le même effet. C'est d'ailleurs pourquoi les entreprises sont en général les meilleurs partisans des mesures discriminatoires prises par les Etats en faveur de ces catégories, aux dépens des salariés mâles et autochtones.

Comme les coûts sociaux de ces politiques sont avant tout supportés par les finances publiques, elles sont tout bénéfice pour les entreprises. De même il est significatif que les Etats – c'est-à-dire le contribuable – aient été appelés au secours des banques et des institutions financières lors de la crise financière de 2008 ; ce qui montre à l'évidence que les erreurs privées peuvent être aussi graves que les erreurs publiques.

8) La tendance naturelle du capitalisme n'est pas le respect de la juste concurrence mais la concentration, l'intégration verticale et la financiarisation.

Ce point a clairement été diagnostiqué par les socialistes dès le XIXe siècle et c'est bien ce qui s'est passé à la fin du XXe siècle, avec la création des entreprises transnationales, des grands conglomérats et des bulles financières successives. Aujourd'hui, ces entreprises transnationales ont des surfaces financières et des capacités d'influence bien supérieures à celles de certains Etats : elles sont devenues des pouvoirs. La caractéristique principale de l'économie mondialisée est la dé-territorialité et la très grande mobilité du capital, qui lui permettent d'échapper aux régulations nationales et politiques. Cette évolution est renforcée par la financiarisation, qui pousse à vouloir réaliser des profits à court terme et à reconfigurer en permanence, voire à détruire, les entreprises pour cela. Sur ce plan les banques et les institutions financières sont les véritables dirigeants des entreprises, transnationales ou non.
Cette tendance rencontre cependant ses limites car plus les entreprises grandissent moins elles sont faciles à gérer et plus elles sont tentées de prendre de mauvaises décisions ou, en tout cas, pas meilleures que celles des Etats. C'est pourquoi il faut réguler la concentration des entreprises et surveiller l'exercice de la concurrence.

En outre, les grandes entreprises transnationales disposent, avec l'exercice du pouvoir médiatique et la suggestion (et sujétion) publicitaire, de puissants moyens de sidération du consommateur. De ce fait, l'équilibre entre l'offre et la demande n'est plus équitable puisque les grandes entreprises disposent du pouvoir de créer artificiellement des besoins éphémères.

On sait depuis le XIXe siècle que l'échange entre le travail et le capital n'est pas égal puisque le travailleur ne peut vivre sans salaire ni aides sociales. Mais depuis le XXe siècle et l'avènement de la publicité de masse, on sait que l'échange avec le consommateur n'est pas plus équitable.

L'économie occidentale repose en effet sur la stimulation de la consommation, par la création artificielle des besoins et par le crédit sans limite. Mais les effets pervers de cette stimulation – en particulier sur la santé publique ou l'environnement – sont supportés par les Etats et les consommateurs et non par les entreprises, qui ne privatisent que les prises de bénéfice. La stimulation constante de la consommation conduit à un monde de l'éphémère et de l'obsolescence, qui génère le nihilisme occidental.

La maîtrise des moyens de communication et des biens culturels par le système marchand a enfin des effets politiques majeurs, du moins dans les pays occidentaux : elle sape la démocratie car elle donne à ceux qui financent et donc dirigent les médias les moyens de choisir les dirigeants politiques et de formater l'opinion. On peut douter qu'ils le fassent sans considération de leurs intérêts propres.

9) Le bilan de la mise en œuvre des recettes néolibérales dans le domaine social n'est pas probant.

Le néolibéralisme a voulu appliquer à partir de la fin du XXe siècle à toutes les institutions sociales les mesures inspirées de la théorie économique : suppression des statuts pour établir une « juste concurrence », hausse des tarifs pour obtenir des prix réels, équilibre des dépenses et des recettes pour les institutions publiques afin qu'elles soient le plus possible « rentables », diminutions d'impôts sur les entreprises, dérégulation, privatisation de services publics, externalisation des activités non régaliennes de l'Etat sur des opérateurs privés, promotion de l'assurance, des contrats, etc. Ces politiques se sont appuyées sur les succès présumés des politiques conduites dans les pays anglo-saxons à partir des années 1980 (Reagan, Thatcher).

On ne peut contester qu'avec l'avènement du néolibéralisme les entreprises soient devenues plus profitables. Mais la question est de savoir à quel coût cela s'est fait pour la société. En Europe, ce coût ne s'appelle-t-il pas chômage, immigration, déficits publics et croissance des inégalités de revenus ?

Les mesures prises ont surtout abouti à déstructurer les sociétés et les Etats en affaiblissant les protections au moment où les hommes en avaient besoin du fait des effets de l'ouverture mondiale des frontières économiques. Ce phénomène se constate aussi bien en Occident que dans les pays qui se sont vus appliquer les recommandations du FMI.

Les « paradis » tant vantés par les idéologues libéraux dans les années 1990 sont largement factices et les mesures prises n'ont manifestement pas abouti à des résultats meilleurs dans la durée que dans d'autres pay : ainsi les taux de chômage, les taux d'endettement public, la précarité des emplois ou la pauvreté aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne ne diffèrent pas sensiblement de la moyenne des pays développés, soit sont pires (endettement public notamment). La crise financière a montré aussi que le remplacement de la capitalisation par la répartition n'était pas la solution tant vantée par les néolibéraux pour les systèmes d'assurance sociale.

Contrairement à ce que prétend le néolibéralisme, il n'a pas institué un monde « gagnant-gagnant ». En fait, il y a bien des gagnants qui ont profité de ces mesures d'inspiration libérale : les économistes qui les ont préconisées et qui ont gagné une notoriété ce faisant, les professions juridiques, les cabinets de conseil et de communication, ceux qui ont pu acquérir des biens privatisés, les riches inactifs, ainsi que les grandes entreprises et les institutions financières qui ont vu baisser leurs charges ou qui ont profité des marchés d'externalisation publique. Les perdants sont ceux qui ne peuvent plus bénéficier de la gratuité et de la qualité des services publics et qui supportent la diminution des prestations sociales.

Le néolibéralisme est devenu l'idéologie de la superclasse dirigeante mondiale, c'est-à-dire l'idéologie de ceux qui bénéficient des avantages de la mondialisation et de la dérégulation des échanges marchands sans en supporter les conséquences désagréables, en particulier sans supporter les conséquences pénibles de l'ajustement économique et social permanent consécutif à la mise en concurrence mondiale des économies.

C'est ce qui explique que le néolibéralisme n'ait pas bonne presse en Occident et en particulier en France : les pays occidentaux ont subi en effet successivement la progression des prélèvements publics consécutive à la mise en place de l'Etat Providence, puis sa déconstruction néolibérale, sur fond de progression continue du chômage, de l'immigration et des déficits publics. Partout en Occident les classes moyennes autochtones ont fait les frais de la mondialisation des échanges vantée par les néolibéraux. On peut donc comprendre qu'elles n'aient plus aujourd'hui une « image positive » des grandes entreprises ni de la super-classe mondiale.

10) Les principales réalisations de la culture humaine, celles qui font que la vie vaut d'être vécue, ne sont pas le fruit de l'économie de marché mais le produit de la fonction souveraine, c'est-à-dire des églises, des princes et des Etats. Elles sont le produit d'une volonté, consciente ou non, de la « main invisible » des marchés.

Le capitalisme d’Etat, l'interventionnisme, diabolisés par les idéologues néolibéraux depuis la fin du XXe siècle, ont produit des résultats au moins équivalents, et dans bien des cas plus durables et supérieurs, à ceux de l'économie de marché. La première économie du monde, la Chine, est un capitalisme d'Etat. La maîtrise du nucléaire, l'aéronautique, la conquête spatiale, l'informatique, la recherche médicale n'auraient pas été possibles sans l'intervention décisive des Etats, qui en ont supporté les risques.
La soumission de tout à la loi du marché (marchandisation du monde), loin de constituer une amélioration, n'a abouti qu'à un appauvrissement culturel généralisé à l'image de ce qui s'est passé dans l'univers médiatique.

Il en va ainsi parce que le libéralisme poussé dans ses implications ultimes est un agent dissolvant de tout ordre social, ce que les socialistes reconnaissaient d'ailleurs positivement au XIXe siècle, pour sa contribution à l'avènement de la révolution mondiale.

Le libéralisme conduit en effet à délégitimer toutes les institutions, toutes les traditions, toutes les préférences culturelles, réputées faire obstacle à l'optimum économique, au nom de l'efficience réputée supérieure des initiatives des individus sur le marché libre. La seule distinction que le néolibéralisme ne conteste pas porte sur les différences de richesses, qui seraient hautement morales à ses yeux, car elles sont censées rémunérer des talents supérieurs.
Il délégitime aussi tout volontarisme politique, au nom de la critique des effets pervers du « constructivisme ». Mais il est un ardent défenseur du volontarisme des grandes entreprises transnationales…

Le libéralisme repose sur la croyance en la supériorité d'un modèle économique et social, le gouvernement des choses en dehors de toute régulation humaine, qui malheureusement ne fonctionne nulle part d'une façon pure et parfaite. Mais au lieu d'en tirer une nécessaire modestie, le néolibéralisme prétend plier la réalité à ses postulats. Cette attitude conduit les idéologues néolibéraux à négliger les conséquences désagréables des politiques qu'ils préconisent et qu'au demeurant en général ils ne supportent pas personnellement, bien au contraire.

Le néolibéralisme est donc une idéologie commode qui prône l'indifférenciation et la soumission aux lois abstraites du marché pour la population, tout en justifiant les inégalités de richesse en faveur des puissants.

Nous vivons aujourd'hui la déconstruction de tout ordre social par la mise en œuvre des principes libéraux poussés à leurs limites. Car les sociétés occidentales ont été soumises à une véritable révolution néolibérale et sont en train d'imploser pour cette raison même. Mais cette déconstruction suscite désormais la révolte croissante des peuples et des identités contre le système qui s'est mis en place.

Michel Geoffroy
22/02/2011

Voir :
1re partie : Présentation des thèses
2e partie : Développement des thèses 1 à 6.

L’intégralité du texte de Michel Geoffroy se trouve en pdf ici.

Correspondance Polémia - 27/02/2011

Sur le même sujet, voir aussi quatre publications de Polémia :
Le néolibéralisme face au mur des réalités
Socialisme et libre-échangisme : un même destin ?
La généalogie de la superclasse mondiale (première partie)
La généalogie de la superclasse mondiale (deuxième partie)

Image : Ces bulles spéculatives qui menacent d’éclater.

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