« Eloge des frontières » de Régis Debray

vendredi 21 janvier 2011

Avec cet essai, le nouvel académicien Goncourt nous propose une réflexion très riche et stimulante sur un thème décidément d’actualité. Ainsi, même l’austère et bien-pensant Télérama, dans son numéro du 12 janvier 2011, rend compte du livre de Debray et de ceux de Michel Foucher La bataille des cartes (1)et d’Hervé Juvin Le renversement du monde (2) dans un article intitulé : « Les frontières nous rapprochent-elles de l’autre ? ».

L’opuscule s’ouvre sur une reproduction d’une étude de Hans Holbein le Jeune représentant le dieu Terminus. C’est en effet sous l’invocation de ce dieu romain, fils de Jupiter « qui par sa marque délimite les champs » (Ovide), qu’est placé l’ouvrage. Il reprend le texte d’une conférence prononcée à la Maison franco-japonaise de Tokyo en mars dernier. Il fait également écho à un séminaire organisé par la revue Médium que dirige Régis Debray, dont les actes ont été publiés dans le numéro 24-25 (juillet-décembre 2010) sous le titre « Frontières ». Ce numéro auquel le lecteur pourra se reporter avec profit, comporte, outre des articles de son directeur, des contributions précieuses de Michel Foucher (« Actualité et permanence des frontières »), de François-Bernard Huyghe (« Territoire et conflit »), de Gilles Lapouge (« Je les aime, je les déteste »), etc.

« La frontière comme vaccin contre l’épidémie des murs »

« En bon Européen, écrit l’auteur dans la présentation de son livre, je choisis de célébrer ce que d’autres déplorent : la frontière comme vaccin contre l’épidémie des murs, remède à l’indifférence et sauvegarde du vivant. » Une chose est sûre : à un moment où, dans notre « cher et vieux pays », comme le disait De Gaulle, « tout ce qui pèse et qui compte se veut et se dit “sans frontières” (médecins, reporters, avocats, ingénieurs, comptables… et même clowns et autistes, en attendant les douaniers !), il est assurément contraire à la « pensée unique » de faire l’éloge des frontières. Le « sans-frontiérisme » apparaît de fait comme une idéologie, un nouvel avatar du « droit-de-l’hommisme », ou, version Kouchner, du « droit d’ingérence ».

Pourtant les frontières n’ont pas disparu : depuis trente ans, 27 000 kilomètres de nouvelles lignes frontalières ont été créés en Europe et en Eurasie, et dix mille autres sont programmés pour les années à venir. Constat de Régis Debray : la frontière est « aimable et détestable », c’est « une absurdité très nécessaire, et insubmersible. » [Elle] scelle une paix, déclenche une guerre. Brime et libère. Dissocie et réunit. […] c’est à la fois le seuil et la barrière, le chemin et la limite ».

Toutefois, si l’on continue à tracer des frontières qui séparent, on dresse aussi des murs qui enferment. Hier le mur de Berlin, aujourd’hui celui qui isole les Palestiniens de Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie. Là où la frontière régule le passage, le mur l’interdit.

La frontière, élément de base de toute civilisation

La frontière n’est pas qu’un tracé sur « la carte et le territoire », pour reprendre le titre du dernier roman de Michel Houellebecq, elle est un élément de base de toute civilisation. Au passage, l’ex- conseiller de François Mitterrand égratigne « les partisans du socialisme sans rivage [qui] ont éludé la question de la frontière ». Celle-ci, écrit-il encore, sert « à faire corps » en régulant « l’échange entre un dedans et un dehors ». « Dedans », elle rassemble des individus au sein d’une communauté, d’un peuple, c'est-à-dire un ensemble « de mythes et de formes, une légende et une carte, des ancêtres et des ennemis ».

« Un peuple, c’est une population plus des contours et des conteurs ».

D’où, avec le sens de la formule qui le caractérise, cette belle définition : « Un peuple, c’est une population plus des contours et des conteurs ». C’est en quelque sorte le tableau de la France d’hier, celle de la IIIe République, tel que l’avait brossé Paul Vidal de la Blache, qui contraste avec « la misère mythologique » de l’éphémère Union européenne qui n’a pas su « prendre forme », qui « ne sait où elle commence et où elle finit » et a « fini par rendre l’âme ».

Contempteur de nôtre époque qu’il juge indécente, Debray estime que cette « indécence » « ne provient pas d’un excès mais d’un déficit de frontières ». Il dénonce avec vigueur le « dogme sans-frontiériste » qui, dans sa pratique humanitaire, « excelle à blanchir ses crimes ». Il fait également observer que là où il n’existe pas de frontières, là où elles sont indécises, « la parole est à la grenade, au plastic et aux machettes ».

Dans la lignée de Fernand Braudel et de sa Grammaire des civilisations, il estime que toutes les grandes civilisations ont eu « leurs mécanismes de filtrage et de visa ». Citant le grand historien pour lequel « une civilisation répugne généralement à adopter une un bien culturel qui mette en question une de ses structures profondes », il soutient que lorsque « tout pousse au global, [il faut] tirer vers le local ».

En conclusion de cet essai brillant et incisif, Régis Debary estime que tous les « droits-de-l’hommistes » devraient ajouter à leurs commandements humanitaires le droit à la frontière, qui est non seulement un droit, mais « un devoir, et une urgence ».

Il faut louer l’ancien compagnon de Che Guevara de nous avoir livré, avec ce petit livre, un vibrant et subtil plaidoyer en faveur de « la cause décriée des lisières et des confins ».

Didier Marc
16/01/2011

Régis Debray, Eloge des frontières, Gallimard, 2010, 96 pages, 7,90 €.

Notes :

  1.  Éd. François Bourin, 2010, 175 p. 29 €.
  2.  Éd. Gallimard, 2010, 264 p. 17,90 €.

Correspondance Pol émia – 21/01/2011

Image : 1re de couverture

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