La guerre asymétrique

samedi 3 mai 2003
Le 11 septembre 2001 a définitivement sonné le glas des utopies annonciatrices d’une hypothétique « fin de l’histoire ». Bien au contraire, la chute du mur de Berlin et l’effondrement subséquent de l’ordre bipolaire qui avait prévalu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ont non seulement bouleversé les grands équilibres mondiaux, mais également remis en cause les conditions et donc les doctrines de sécurité qui y étaient attachées.

Parmi les trop rares travaux et publications tendant à renouveler intelligemment l’analyse stratégique et polémologique des temps présents, « La guerre asymétrique » fait figure d’œuvre (re)fondatrice.

Son auteur, Jacques Baud, ancien du « Groupement renseignement et sécurité » (GRS) suisse, est un spécialiste reconnu des questions de sécurité et de terrorisme : auteur d’une « Encyclopédie du renseignement et des services secrets », ainsi que d’une « Encyclopédie des terrorismes » (chez Lavauzelle), il est analyste stratégique et conseille de nombreuses entreprises et des gouvernements.

Il nous propose, avec « La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur », une analyse originale et passionnante des causes et des ressorts de ces nouveaux conflits post-Guerre froide, où ce ne sont plus les rapports de force qui donnent l’avantage, mais la capacité de maîtrise des perceptions, des systèmes de représentations, bref de l’émotion.
Aux conflits planifiés, guidés par une volonté étatique et régis par des stratégies sophistiquées, ont en effet succédé des guerres chaotiques, où les adversaires se battent, dans les conditions les plus féroces, « pour ce que l’homme a de plus viscéral, de plus sacré, le sang (sa vie, sa lignée, sa famille, son clan) et le sol (sa maison, son territoire) » (Xavier Raufer).
En ce sens, en libérant les forces les plus archaïques hier contenues voire « gelées » par l’affrontement Est-Ouest, la chute du mur de Berlin a également réduit en miettes jusqu’aux traités de Westphalie, c’est-à-dire la vision européenne de concevoir et de conduire la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens » (Clausewitz), donc limitée et normée. Vision ethnocentrique, donc autiste à l’heure de la globalisation : c’est ainsi notamment que les sociétés « occidentales », dont le développement industriel a été largement influencé par le protestantisme (qui accorde une haute valeur ajoutée à l’individu, donc une valeur économique à la vie humaine), ne peuvent spontanément percevoir la relativité de la valeur de la vie dans les sociétés plus traditionnelles, notamment musulmanes. Par exemple, les « attentats-suicides », que l’esprit occidental analyse en termes de désespoir, donc selon une rhétorique de démission, sont en fait conçus par les mouvements islamistes en termes de « sacrifice » communautaire, le destin du groupe (clan, lignée, oumma…) dépassant celui des individus qui le composent.

Temps nouveaux, nouveaux paradigmes

L’actuel « chaos mondial » repose avant tout sur de nouveaux paradigmes.
Paradigmes stratégiques d’abord : la mondialisation (en tant que nouvelle extension du monde), la réticulation (nouvelle organisation du monde, l’« intégration » tendant à supplanter l’ancienne notion de « division », de différenciation), et l’information (nouvelle perception du monde et interdépendance des diffuseurs mais aussi des capteurs). L’accroissement des « zones de contact » entre civilisations, et au sein même des civilisations, où s’affrontent modernité et tradition, technologie et spiritualité, mondialisme et identité, valeurs économiques et valeurs morales, multiplie les sources de tension et donc de conflits.
Violence individuelle et collective s’entretiennent l’une l’autre pour faire « sauter le vernis » de la Modernité : « La violence individuelle est souvent une réponse à une société qui s’aseptise, se bureaucratise et noie l’individu dans l’anonymat. (…) La violence sociétale transcende les rivalités sociales chères au marxisme, pour réécrire une histoire perdue ou rétablir une réalité ethnique ou raciale. Elle recentre des conflits sur des dimensions ethniques, culturelles, religieuses. Ce n’est plus la pauvreté ou l’accession à la richesse, mais l’affirmation d’une identité qui devient le moteur de la violence. Cette volonté identitaire ne s’applique plus seulement aux communautés nationales, mais touche aussi les communautés d’idées, religieuses ou ethniques, rendant les conflits entrelacés et souvent inextricables » (p. 26).
À ces données de fond, anthropologiques, s’ajoutent de nouveaux paradigmes opérationnels dans la conduite des guerres actuelles : leur maîtrise suppose une étroite imbrication des forces armées et des forces de police, mais aussi des instruments politiques, diplomatiques et sociaux autant que militaires. Surtout, la révolution de la notion d’espace (géographique et humain - ainsi des phénomènes migratoires, mais aussi aérien, hertzien ou électromagnétique, informatique, médiatique, etc.) bouleverse jusqu’à notre rapport au temps : « La difficulté ne réside plus seulement dans le fait de répondre rapidement à une menace ou à un risque, mais dans la capacité a) d’apporter rapidement une réponse adéquate (pas nécessairement militaire) et b) de faire évoluer cette réponse à travers toute la palette des instruments disponibles et dans l’ensemble de l’espace opérationnel » (p. 43).

Appréhender l’asymétrie

La compréhension des mécanismes de l’asymétrie suppose, selon une grille de lecture stratégique, la compréhension de la nature des objectifs poursuivis et l’identification des logiques qui permettent de l’atteindre. Étant entendu que les adversaires de toute guerre, asymétrique ou non, construisent leur stratégie globale autour de 3 dimensions : la finalité de l’action (renversement d’un régime, mise en place d’un nouveau pouvoir, etc.), les ressources disponibles (finances, personnels, armement, etc.), et la voie sélectionnée pour atteindre l’objectif (par la force, la politique, etc.).
Issue de la « stratégie indirecte » esquissée par Sun Tzu dès le Ve siècle avant J.C., la notion d’asymétrie n’est pas nouvelle en soi : les guérillas des années 60, le terrorisme des années 70 et 80 en ont été les manifestations les plus marquantes. Elles s’inscrivaient cependant dans une stratégie globale, qui voyait l’affrontement bipolaire de la Guerre froide, en raison de « l’équilibre de la terreur » engendré par la dissuasion nucléaire, s’opérer sous forme de « conflits de basse intensité ». Les acteurs - et les commanditaires - de ces conflits étaient identifiés, et leur objectif aisément décelable, donc négociable.
Ce qui change aujourd’hui, c’est que l’adversaire est a priori « incompréhensible », insaisissable et irrationnel, du fait de ses objectifs, de son organisation et/ou de ses méthodes, où l’utilisation des techniques - notamment de communication - les plus modernes côtoient les modes opératoires et les ressorts les plus archaïques (ainsi du néo-terrorisme islamiste, mais aussi des guérillas dégénérées, des organisations criminelles transnationales, du narcoterrorisme, des entités irrationnelles violentes, etc.). « L’efficacité de l’action (militaire) réside dans la capacité de s’attaquer simultanément à tous les points névralgiques (de l’adversaire). Or, cela n’est envisageable que dans le cas où le nombre de points névralgiques est fini. Des réseaux ouverts, comme Al-Quaïda, où les éléments du réseau apparaissent et disparaissent de manière continue, ne peuvent être vulnérables à des actions indirectes » (p. 81). C’est pourquoi également les armées israélienne en Palestine et américaine en Colombie (contre les narcotrafiquants) ou plus récemment dans le sud-est asiatique (opération BALIKATAN 2002) ont été jusqu’à présent mises en échec : leurs victoires tactiques ont débouché sur des impasses - voire des défaites - stratégiques.

L’asymétrie ne se confond donc pas avec la « dissymétrie » : la première implique entre les adversaires une différence de nature, quand la seconde ne suggère qu’une différence de volume, de niveau (d’équipements, de technologies ou de doctrines d’emploi des forces). La guerre asymétrique, c’est celle où l’ennemi n’utilise pas seulement les mêmes armes que nous, mais où il porte également le combat sur un autre terrain que celui où on se bat, où se déroule l’action sécuritaire (militaire, policière, judiciaire…). Il ne s’agit donc pas d’une guerre « du faible au fort » mais plutôt, pour paraphraser une terminologie officielle actuelle, « du fou au fort ».
Ainsi, la récente expédition anglo-américaine dans le Golfe a-t-elle été un conflit dissymétrique, la victoire des armées « alliées » ayant été assurée par leur supériorité militaire et technologique sur un ennemi conventionnel. À contrario, si une guérilla urbaine de type « palestinien » devait se développer en Irak, il y a fort à parier qu’il s’agirait d’un conflit asymétrique, les combattants irakiens recherchant davantage l’impact médiatique et psychologique que militaire et tactique de leurs actions contre les troupes d’occupation US. C’est ainsi que, vainqueurs militairement, les Etats-Unis seraient vraisemblablement et finalement vaincus politiquement, leur présence sur le terrain des opérations devenant de moins en moins justifiable sur celui de la perception médiatique, de « l’infosphère ».

Que faire ?

Poser les jalons d’une réponse possible à cette nouvelle problématique n’est pas le moindre des défis, d’autant plus que les guerres asymétriques couvrent un spectre très large de modes opératoires (de la non-violence à la violence politique, du terrorisme à certaines formes de guerre de l’information). Pour Jacques Baud, fidèle à une idée-force qui traverse l’ensemble de son ouvrage, le préalable à toute action suppose la rupture avec notre ethnocentrisme satisfait, partagé autant par les idéologies de gauche que par le capitalisme le plus libéral, selon lequel l’extension mondiale de la « démocratie de marché » devrait permettre, en réduisant l’écart croissant entre pays pauvres et pays riches, de réduire à terme le potentiel de tensions Nord-Sud. Il s’agit d’un dramatique contre sens : « Paradoxalement, alors que l’Occident comprend dans les attentats du 11 septembre 2001 la nécessité de lutter contre la pauvreté et de s’impliquer davantage dans le tiers-monde, c’est probablement l’inverse que veut nous signaler le message terroriste. En clair, il ne s’agit pas de partager nos richesses, mais de respecter celles des autres. Le mot « richesses » ne devant pas seulement être compris dans son sens matériel, mais aussi et surtout dans ses dimensions immatérielles, comme l’identité et la culture » (p. 155).

Cette « révolution culturelle » acquise, ce qui n’est pas la moindre des gageures tant elle suppose de remises en causes déchirantes pour l’intelligentsia politiquement conforme, la lutte contre les stratégies asymétriques se situerait concrètement à trois niveaux (le renseignement, la stratégie et l’action), lesquels ne doivent plus être perçus individuellement, mais s’inscrire réellement dans une approche globale, intégrée, et surtout offensive.
- Le renseignement. Le but est moins la connaissance normative des hommes et des structures que la compréhension de leurs motivations, de leurs objectifs et de leurs lignes de forces, bref la pénétration de leur univers mental, ce qui suppose de s’appuyer moins sur les ressources technologiques qu’humaines et d’intégrer totalement le renseignement dans le processus de décision (« renseignement d’anticipation », p. 163).
- La stratégie d’action. Il convient d’adopter une approche « holistique », globale, combinant des moyens offensifs et défensifs, civils et militaires, contre-terroristes et antiterroristes, politiques mais aussi économiques et sociaux. Le but ne se limite pas en effet à l’élimination de la force asymétrique, mais à l’élimination des conditions de son action, donc de sa légitimité auprès d’une partie de la population, qui lui apporte soutien politique, moral, voire logistique. C’est ainsi qu’« une « bonne » stratégie contre le terrorisme doit aménager des portes de sorties à l’adversaire asymétrique, qui doit avoir la possibilité de placer son action dans une perspective symétrique » (p. 186), d’où la nécessité de dédramatiser autant les négociations et concessions nécessaires que le « recyclage » des anciens combattants ennemis dans des unités de renseignement ou d’action psychologique par exemple.
- L’action enfin, c’est-à-dire en fait l’information. Elle suppose la maîtrise de l’information en amont et en aval de la décision (maîtrise de la connaissance du champ de bataille et partage à tous les échelons opérationnels), mais aussi de la communication proprement dite. Au-delà de l’« infodominance » conceptualisée par les Etats-Unis au sortir de la première Guerre du Golfe (1991), qui privilégie la maîtrise des données et du savoir, c’est bien la maîtrise de l’influence (capacité d’interaction entre les institutions, l’espace humain et l’infosphère) qui constitue la clé du combat asymétrique. L’Office of Strategic Influence (OSI) du Département de la Défense américain, créé en février 2002 sur fond de controverses, vise clairement cet objectif, puisqu’il a pour mission d’« influencer les cœurs et les esprits de l’adversaire » et de produire « les messages qui encouragent les forces ennemies à se rendre » (p. 195). Le but est bien le désarmement psychologique de l’ennemi, y compris et surtout en retournant à son détriment l’arme médiatique qui constitue à la fois la cible et le vecteur privilégié de son action.

Ouvrage à la fois didactique et novateur, qui offre un panorama complet des problématiques stratégiques actuelles et une critique positive des échecs constatés en matière sécuritaire, « La guerre asymétrique » constitue l’une des lectures les plus instructives du moment.
À rebours de la pensée dominante, et notamment de la « Révolution dans les affaires militaires » (RMA) initiée par les Etats-Unis au début des années 90 avec pour objectif d’éloigner au maximum le combattant du champ de bataille (option « zéro mort » destinée à satisfaire les opinions publiques occidentales), les conflits actuels exigent un réinvestissement guerrier de la part des belligérants : « La valeur des idéaux qui justifient l’action militaire est donnée par ce que l’on est prêt à renoncer pour eux » (p. 200).
Pour assurer leur propre sécurité, les « Occidentaux » doivent donc se résoudre à (re)penser et accepter le conflit dans toute sa dimension tragique, et donc à se réapproprier les valeurs « archaïques » - en fait aristocratiques et communautaires - qui le fondent, l’expliquent et le transcendent. Sauf à se résoudre et s’exposer à un embrasement planétaire dont ils ne pourraient sortir vainqueurs…


G.T. 3/05/2003


« La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur », de Jacques BAUD, Editions du Rocher, collection « L’Art de la guerre », mars 2003, 212 p., 20 euros.

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