Le CRIF : un lobby qui occupe une place à part (première partie)

samedi 20 novembre 2010


Les groupes de pression sont inséparables de la vie publique. Ainsi le MEDEF et les grands syndicats se font entendre dans le domaine économique et social. D’autres forces pèsent plus directement sur la politique intérieure et étrangère. Tel est le cas du Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF. L’essayiste Anne Kling y consacre une solide étude très fortement documentée : LE CRIF, un lobby au cœur de la République. Un éclairage indispensable précédé d’une préface de Jean-Yves Le Gallou (1) dont nous donnons connaissance à nos lecteurs en deux parties :

– le CRIF, un lobby qui occupe une place à part (première partie) ;
le CRIF, des positions critiquables au regard des libertés, de la souveraineté, de l’identité, de la mémoire, de la République et de la démocratie (deuxième partie).

 

Première partie.

La France une République une et indivisible ?

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (article 1 de la Constitution). (…) « Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (Article 2 de la Constitution). (…) « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice » (Article 3 de la Constitution). (…) « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément » (Article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789). (…) « La loi est l'expression de la volonté générale » (Article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789).

Les principes qui régissent notre ordre constitutionnel sont clairs. Bien sûr, la réalité s’en éloigne… un peu. Une multitude de groupes de pression et d’intérêts interviennent dans les processus politiques et législatifs. Beaucoup d’officines sont spécialisées : chasseurs et amis des bêtes, philatélistes ou protecteurs de l’environnement, représentants de la profession agricole ou porteurs des demandes des laboratoires pharmaceutiques. D’autres pèsent plus largement sur la vie économique et sociale : le MEDEF affirme parler au nom des entreprises (en fait surtout multinationales) ; les grands syndicats prétendent représenter les travailleurs (en réalité surtout ceux des services publics) ; reste – et c’est heureux – que chacun est libre de juger l’action des uns et des autres bienfaisante ou… nocive.

Le CRIF : un lobby qui occupe une place à part

Dans ce concert d’intérêts particuliers qui cherchent à se faire entendre et de « lobbies » qui s’affrontent, le CRIF – Conseil représentatif des institutions juives de France – occupe une place à part.

D’abord parce que c’est une institution généraliste et politique. Ses centres d’intérêt et d’intervention concernent au premier chef la souveraineté : la mémoire collective mais aussi le droit et la justice, la sécurité et la défense, les affaires étrangères. Rien de ce qui est régalien ne lui échappe.

Michèle Alliot-Marie, ancien ministre de la Défense, ancien ministre de l’Intérieur, aujourd’hui ministre de la Justice, a qualifié, en février 2010, le CRIF « d’interlocuteur essentiel de l’État », formulation reprise par le président de la République lui-même, en juin 2010, dans son message de félicitations à Richard Prasquier, lors de sa réélection comme président du CRIF.

Le dîner annuel du CRIF est d’ailleurs la seule occasion, en dehors du conseil des ministres, où quasiment tous les ministres se retrouvent côte à côte, comme l’a souligné Samuel Ghiles-Meilhac, doctorant à l’EHESS (2) Le dîner du CRIF est aussi la seule manifestation, en dehors de la garden-party du 14 juillet (3) où se retrouvent les huit cents plus hauts dirigeants français :

- ministres et chefs de parti, présidents des assemblées parlementaires, présidents de groupe politique et de commissions parlementaires, etc. ;
- plus hauts magistrats : président de la Cour de cassation, vice-président du Conseil d’État, président de la Cour d’appel de Paris et procureur général, etc. ;
- chefs de la police : préfet de police, directeur général de la police nationale, directeur général de la gendarmerie nationale, etc. ;
- principaux hauts fonctionnaires et directeurs de cabinet de ministre, etc. ;
- grands représentants syndicaux et patronaux, etc. ;
- grands dirigeants des médias, etc.

Le dîner du CRIF est manifestement « the place to be »… et d’ailleurs ceux qui en sont exclus, comme le Parti communiste et les Verts (sans parler du Front national), se plaignent de ce qu’ils considèrent comme une injustice. Pour être complet il faut aussi noter la présence des principaux ambassadeurs étrangers accrédités à Paris.

Le rituel de ces dîners est bien rodé : d’abord une visite de courtoisie du président de la République puis une longue adresse du président du CRIF présentant les préoccupations de son organisation, enfin une réponse amicale, sinon déférente, du premier ministre.

Les dîners du CRIF : un lieu de pouvoir essentiel

Symboliquement, le dîner annuel du CRIF apparaît donc comme un lieu de pouvoir essentiel.

Cette symbolique se retrouve d’ailleurs dans chaque capitale régionale lors des dîners régionaux du CRIF : en tant « qu’interlocuteur essentiel de l’État », le CRIF reçoit, lors de ces dîners, le préfet de région, le recteur d’Académie, le procureur général, les chefs de police mais aussi les parlementaires et les grands élus : présidents du Conseil régional et des Conseils généraux, maires de grande ville ; sans oublier le cardinal-archevêque et les consuls généraux.

Les contacts avec les plus hautes autorités ne se bornent pas aux dîners annuels : une délégation du CRIF est reçue, une ou plusieurs fois par an, par les principaux ministres : Défense, Affaires étrangères, Intérieur, Justice, Éducation, Finances, Identité nationale et Immigration. A cet égard, la présentation que fait Anne Kling de l’éphéméride 2009/2010 des principales rencontres et prises de position du CRIF est éclairante : on y mesure l’ampleur des activités de cette institution et sa capacité à peser notamment sur la justice et sur l’élaboration de la loi ; au point d’avoir obtenu du gouvernement et des parlementaires une modification du Code pénal après le jugement en première instance de l’affaire Fofana (l’assassin d’un jeune juif, Ilan Halimi). Un cas rarissime de loi pénale ad hominem et de facto rétroactive.

Le CRIF : un modèle pour les autres organisations communautaires

La méthode d’exercice de l’influence par le CRIF est reconnue pour son efficacité et désormais prise pour modèle par d’autres organisations communautaires.

Ainsi le CRAN – Conseil représentatif des organisations noires – dirigé par Patrick Lozès a pris ouvertement modèle sur le CRIF tant pour certaines de ses revendications (l’esclavage y jouant le même rôle symbolique que la « Shoah ») que pour ses méthodes : certes, le dîner du CRAN n’a pas encore le prestige de celui du CRIF mais on y trouve tout de même trois cents convives et quelques ministres. Les deux organisations sont d’ailleurs proches, tout comme SOS-Racisme est proche du CRIF : le vice-président de SOS-Racisme étant membre du comité directeur du CRIF.

Du côté de la communauté musulmane, le CRIF sert aussi de référence. Imaginé par Charles Pasqua, créé par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, le CFCM – Conseil français du culte musulman – est un organe qui mêle certaines attributions religieuses du Consistoire juif et certaines méthodes politiques du CRIF : ainsi, sur le modèle des dîners du CRIF, des autorités musulmanes invitent, sinon convoquent, préfets et élus lors de dîners de rupture du jeûne du ramadan. Les mêmes qui trouvent le carême catholique ringard trouvent le ramadan « branché », sinon « fun » ! C’est ainsi qu’en 2009 de nombreux ministres ont rompu le jeûne du ramadan dans leur ville d’élection tandis qu’à Nanterre c’est Jean Sarkozy, fils du président de la République, qui officia. Une occasion, comme pour les dîners du CRIF, d’entendre des revendications, sinon des exigences, communautaires et d’y répondre.

On le voit ici : par son autorité et son rayonnement, le CRIF exerce une influence en profondeur sur l’évolution de la politique et de la situation françaises : la lecture du livre d’Anne Kling est riche d’enseignements sur ces deux points.

Pourquoi existe-t-il si peu d’études sur le CRIF ?

Dans ces conditions, on ne qu’être surpris par la rareté des études sur le CRIF, alors qu’il existe une abondante littérature sur d’autres groupes de pression ; organisations patronales et syndicales ont fait l’objet de nombreuses publications : laudatives, critiques ou de nature plus scientifique. Rien de tel pour le CRIF.

Deux explications viennent à l’esprit : la faible curiosité des milieux universitaires pour les études sur les réalités concrètes de la vie politique ; la crainte aussi de s’exposer à l’accusation terrifiante « d’antisémitisme » qui peut déboucher sur la mort civile par diabolisation d’abord, condamnation au silence ensuite.

L’accusation d’antisémitisme n’est pas recevable

Disons le tout net : cette crainte n’est pas justifiée et Anne Kling apporte la preuve qu’un expert indépendant peut réaliser une étude rigoureuse et sans polémique sur une institution telle que le CRIF. Ajoutons que l’accusation « d’antisémitisme » est loin d’être recevable pour au moins les raisons suivantes :

1. Il existe aux États-Unis un organe comparable au CRIF, même s’il est davantage spécialisé sur la politique étrangère : l’AIPAC (l’American Israël Public Affairs Committee). Cette institution a pourtant pu faire l’objet d’une analyse très fouillée, effectuée par deux universitaires qui ont trouvé un grand éditeur pour la publier (4). Ainsi va la liberté d’expression en Amérique. Il y a, là bas, libre débat sur l’influence de l’AIPAC comme lobby en faveur de la politique de l’État d’Israël ; et discussion pour savoir s’il ne devrait pas y avoir davantage de découplage entre la politique étrangère américaine et la politique israélienne. Pourquoi ce qui serait possible aux États-Unis ne le serait-il pas en France ? D’autant plus que le CRIF ne se borne pas à des prises de position en politique étrangère mais intervient aussi fortement sur la politique intérieure.

2. Exercer son devoir critique sur telle ou telle organisation (Haro sur les chasseurs ! Feu sur le patronat ! A bas les syndicats !) et s’interdire toute critique du CRIF serait une attitude discriminatoire. Au nom de quel principe s’imposer un tel devoir de réserve ? Parce que le CRIF prétend s’exprimer au nom des Juifs ? Mais au nom de l’égalité de droits, principe constitutionnel s’il en est, il faudrait alors s’interdire de toute critique vis-à-vis du CRAN et vis-à-vis du CFCM. Et bien sûr aussi se dispenser de toute critique vis-à-vis de l’épiscopat et des associations catholiques. Voilà qui donnerait bien du grain à moudre aux censeurs !

3. Il ne faut pas confondre le CRIF organisation particulière et « les Juifs ». D’abord parce que le CRIF ne rassemble, selon les estimations les plus optimistes et à travers les organisations qu’il fédère, que 100 000 personnes sur les 600 000 que compte la communauté juive en France. Dans le même esprit observons que critiquer les grands syndicats, ce n’est pas nécessairement jeter l’anathème sur… les salariés.

D’autant que les prises de position du CRIF sont loin de faire l’unanimité chez tous les Français juifs. Certains grands journalistes de talent comme Elizabeth Lévy et Eric Zemmour s’illustrent par des prises de position politiquement incorrectes fort éloignées de celles du CRIF. Leur vif attachement à la République et à la nation les place d’ailleurs aux antipodes des préoccupations communautaristes du CRIF. Tout comme le philosophe médiatique Alain Finfielkraut (5) « Finky », selon le surnom que lui ont donné ses élèves de l’Ecole polytechnique, n’y va d’ailleurs pas de main morte dans ses jugements sur le CRIF, n’hésitant pas à déclarer : « Le pavillon d’Ermenonville est une merveilleuse salle de Bar-mitsva. Voir cet endroit transformé annuellement en une espèce de tribunal dînatoire où les membres du gouvernement français comparaissent devant un tribunal communautaire, cela me met mal à l’aise.(6) »

A l’opposé du spectre politique, d’autres Juifs critiquent le CRIF moins pour ses positions de politique intérieure que pour son soutien à la politique militaire israélienne : ainsi en va-t-il de l’essayiste Esther Benbassa ; cette juive sépharade, fière de ses origines, se définit ainsi sur son blogue : « Mon nom est ma vraie patrie ». Cela ne l’empêche pas, elle aussi, d’avoir la dent dure sur le CRIF : « Qu’est-ce que le CRIF sinon un groupuscule endogamique qui se donne des airs de petit État indépendant, agissant à sa guise, faisant plier les uns et les autres, tant par le biais de l’autocensure, sensible chez bien des journalistes craignant à juste titre d’être soupçonnés d’antisémitisme dès qu’ils osent critiquer la politique israélienne, que par l’instrumentalisation de la culpabilité de la Shoah intériorisée par la classe politique ? (7) »

Enfin, à la base ce qu’on appelle – y compris sur le site du CRIF – « la rue juive » (par symétrie avec l’expression « la rue arabe »), certains comprennent mal les prises de position du CRIF favorables à la poursuite de l’immigration noire et arabe ; pas plus qu’ils n’approuvent le soutien du CRIF à la construction de grandes mosquées partout en France. Il est vrai que « représenter c’est trahir » et qu’il y a en France en général un clivage entre les élites et le peuple, clivage dont il n’est pas étonnant qu’il se retrouve au sein de la communauté juive.

4. Un autre point mérite d’être souligné : selon la définition commune, « l’antisémitisme » prospère sur des rumeurs, des fantasmes ; il s’alimente aux théories du complot. Rien de tel dans l’étude objective d’Anne Kling. Tout ce que l’auteur affirme – faits ou déclarations – est « sourcé », et à la meilleure source possible : le site internet du CRIF. Ainsi quiconque douterait du bien-fondé des analyses d’Anne Kling peut les vérifier jour après jour en s’abonnant (gratuitement) à la remarquable lettre électronique, quasi quotidienne, du CRIF. Tout ou plus, peut-on observer qu’Anne Kling ponctue, de ci de là, ses constats d’une touche d’insolence ou d’une pointe d’ironie. Mais qui oserait lui reprocher ces qualités réputées si françaises ?

5. Enfin c’est la définition même du CRIF qui autorise à le critiquer. Pour son président, Richard Prasquier, le CRIF est « l’organe politique de la communauté juive ». A ce titre cette organisation s’inscrit dans le débat politique. En démocratie cela ne peut se faire que dans un cadre pluraliste : toute prise de position est licite… mais sa critique ne l’est pas moins. En clair, et pour un fonctionnement démocratique, il est normal que le CRIF prenne librement des positions politiques, à condition, bien sûr, qu’il soit possible de les contester tout aussi librement. D’autant que les positions du CRIF sont critiquables au regard des libertés, de la souveraineté, de l’identité, de la mémoire, de la République et de la démocratie.

Jean-Yves Le Gallou
Octobre 2010

Polémia
20/11/2010

Notes :

  • (1) Ancien député français au Parlement européen, président de Polémia.
  • (2) Au Centre de recherche français de Jérusalem en février 2009. http://www.akadem.org/sommaire/themes/liturgie/11/3/module_5674.php
  • (3)) Sauf en 2010 où la garden-party a été annulée.
  • (4) John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, « Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine », publié en France par La Découverte, 500 p., 20 euros.
  • (5) Alain Finkielkraut fut membre de la Commission de la nationalité en 1987/1988. A ce titre, et avec Dominique Schnapper, fille de Raymond Aron, il contribua à théoriser une conception abstraite de la nationalité, indépendante des origines et se résumant à une adhésion plus ou moins vague à des valeurs communes. Alain Finkielkraut a singulièrement évolué depuis.
  • 6) Entretien à l’Arche, mars 2005, cité par Anne Kling.
  • (7) Tribune libre dans Libération du 17 février 2010: « le CRIF, vrai lobby et faux pouvoir »

Anne Kling, Le CRIF, un lobby au cœur de la République, Editions Mithra, 294 pages, 18€, à commander. Cliquer ici.

Deuxième partie de la préface : Le CRIF, des positions critiquables au regard des libertés, de la souveraineté, de l’identité, de la mémoire, de la République et de la démocratie. Cliquer ici.

Texte intégrale (Pdf) de la préface par Jean-Yves Le Gallou; Cliquer ici

Image : LE CRIF

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