« La nouvelle puissance turque - L\'adieu à Mustapha Kemal » de T-Josseran

mardi 9 novembre 2010

31 mai 2010 : L’arraisonnement par l’armée israélienne de la « flottille de Gaza », dont le navire amiral affrété par une ONG humanitaire turque, provoque la mort de 9 civils et un brutal refroidissement des relations diplomatiques entre Tel-Aviv et Ankara. Pilier de l’alliance atlantique depuis 1952, la Turquie a été longtemps un allié privilégié de l’Etat hébreu face au nationalisme arabe, notamment dans les domaines de la coopération militaire, du renseignement et de la « lutte anti-terroriste ». Mais depuis 2003 et le refus du transit des troupes américaines pour l’Irak par son territoire, la Turquie manifeste de plus en plus régulièrement son refus d’un alignement systématique sur les positions « occidentales », renouant avec une vision géopolitique plus équilibrée, « néo-ottomane », inspiré par le parti « islamo-conservateur » AKP du Premier ministre Recep Erdogan, au pouvoir depuis 2002.

12 septembre 2010 : Le succès du référendum constitutionnel (58% de oui) ouvre à l’AKP la possibilité de supprimer la loi fondamentale de 1982, imposée par l’armée, et de s’attaquer aux derniers bastions laïques (systèmes législatif et judiciaire, forces de sécurité, enseignement). Le processus de démocratisation souhaité et encouragé par Bruxelles pour envisager une adhésion à l’Union européenne s’accompagne d’une réislamisation, progressive mais profonde, du pays.

21 septembre 2010 : La mise à sac de trois galeries d’art contemporain au cœur d’Istanbul (5 blessés) révèle les fractures de la société turque, marquée par un conflit permanent et toujours vif entre Islam et laïcité, démocratie et autoritarisme, peuple et élite. Le mode de vie traditionnel des habitants se trouve en effet aujourd’hui bousculé par une minorité « libérale » qui entend profiter pleinement des aides économiques internationales pour tenter de faire basculer le pays dans la mondialisation marchande, tandis qu’émerge une nouvelle classe d’entrepreneurs musulmans qui s’oppose tant à cette dérive qu’aux élites administratives héritières de l’Etat kémaliste…

« L’adieu à Mustapha Kemal »

En l’espace de quelques mois, la Turquie est redevenu un sujet actif des relations internationales, et une source de préoccupation, ou tout du moins d’étrangeté, pour les chancelleries et l’opinion européennes. L’ouvrage que T-Josseran vient de consacrer à La nouvelle puissance turque est donc particulièrement bienvenu. Spécialiste du pays, dont il parle la langue, il est attaché de recherche à l\'Institut de stratégie comparée.

Sans complaisance aucune, il nous invite à réviser nos clichés par trop manichéens, ethnocentrés, et à renouer avec une vision dynamique, et pour tout dire cyclique, des événements : « Un système de valeurs en chasse un autre, une élite en renverse une autre. A une modernité à la française, laïque et étatiste issue des Lumières [dont le kémalisme, qu’une certaine droite ultra voulait ériger en modèle mais qui ne fut somme toute qu’une brève parenthèse historique pour la Turquie - NDLR], se substitue une alter-modernité, une modernité conservatrice, une modernité résolument tournée vers la Tradition » Soit une véritable « Révolution conservatrice ».

Etant entendu que rien n’est bien évidemment joué d’avance, a fortiori dans cet « Orient compliqué » : « Cette révolution silencieuse si tendue d’ambiguïtés, de paradoxes, est à l’image de ce pays : Janus à deux visages, déchiré entre deux projets de société, entre le jeu des élites montantes et descendantes, entre l’Orient et l’Occident »…

Si l’on peut regretter l’absence d’index et surtout de cartes et graphiques, cet ouvrage unique, à la fois clair et fortement documenté, est indispensable à tout Européen qui s’intéresse à l’avenir du continent.
Parce que c’est à ses frontières, davantage qu’en Mésopotamie ou sur les hauts plateaux d’Iran, que se joue en premier lieu son destin. et que l’imprévu – les « ruses de l’Histoire » – peut être source d’espoir, et mieux encore de sursaut. La réislamisation à l’œuvre en Turquie, conséquence directe de la démocratisation souhaitée par Bruxelles, pourrait en effet remettre définitivement en question l’imprudente promesse d’intégration faite aux Turcs en décembre 2000 et constituer ainsi une étape capitale dans la réaffirmation, plus que jamais indispensable, d’une Europe-puissance, qui assumerait enfin, comme la Turquie aujourd’hui, « la politique de sa civilisation ».

G. Gambier
© Polémia
3/11/2010

T-Josseran, La nouvelle puissance turque – L’adieu à Mustapha Kemal, Ellipses juillet 2010, 219 pages, 17 euros.

Accessible sur le Net : l’entretien que l’auteur a accordé à l’équipe de l’émission mensuelle Chroniques de la Vieille Europe, sur Radio Courtoisie, le 19/10/2010.

 

Image : La nouvelle puissance turque – L’adieu à Mustapha Kemal

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