Les Etats-Unis se délabrent

mardi 2 novembre 2010

A la veille des élections américaines de mi-mandat, Arianna Huffington est le porte-parole de la gauche déçue d’Obamma : dans son dernier livre la fondatrice du Huffington Post accuse le président d’abandonner la classe moyenne et de trahir le rêve américain.

Entretien

Annick Cojean - Deux ans après l'élection de Barack Obama et la vague d'optimisme qu'elle a suscitée, le titre de votre livre – Third World America, (L'Amérique du tiers-monde) – fait l'effet d'une douche froide. C'est un titre volontairement provocateur, tant les mots Amérique et tiers-monde paraissent contradictoires dans une nation convaincue de tout temps d'être la plus noble, la plus riche, la plus puissante et la plus généreuse du monde. Mais les signaux sont au rouge et je sonne l'alarme tant qu'il est encore temps de contrecarrer cette chute vers le tiers-monde.

Lorsque j'étais en Grèce, mon héroïne favorite était Cassandre, dont les Troyens ont ignoré les avertissements ; ils l'ont payé de leur vie. J'espère avoir davantage d'écho. Notre pays se délabre : industrie, écoles, infrastructures. La pauvreté gagne partout du terrain (+ 25 % entre 2000 et 2008 dans les banlieues des grandes villes). L'ascenseur social n'est pas en panne, il redescend !

Près de 100 millions d'Américains vivent dans des familles aux revenus inférieurs à ceux de leurs parents au même âge. Les enfants de parents fortunés qui ne font pas d'études ont plus de chance d'être riches que les enfants de parents pauvres qui, eux, ont entrepris des études. La classe moyenne, sur laquelle a reposé l'essor économique de ce pays, est une espèce en voie de disparition.

A.C. - L'une des promesses-clés de l'équipe Obama, pendant la campagne de 2008, était pourtant qu'il « n'oublierait pas la classe moyenne ». Eh bien, c'est fait. Elle est dévastée. Et sa disparition est bien plus menaçante pour la stabilité à long terme de ce pays que la crise financière, qui a vu 3 000 milliards de dollars d'argent du contribuable versés à Wall Street. Des chiffres ? Depuis la fin de 2007, nous avons perdu plus de 8,4 millions d'emplois. Un Américain sur 5 est sans emploi ou sous-employé.

Un crédit immobilier sur 8 mène à la saisie. Un Américain sur 8 vit de bons alimentaires. Chaque mois, plus de 120 000 familles se déclarent en faillite. La crise économique a balayé plus de 5 000 milliards de fonds de retraite et d'économies ! Je ne comprends pas que Washington n'ait pas conscience de l'urgence absolue d'agir.

A.C. - D'autant que, parallèlement, des coupes budgétaires massives ont affecté nombre de services publics.
Quel paradoxe ! C'est au moment où les familles sont les plus vulnérables, menacées par la misère, qu'on leur supprime les services et les aides dont elles n'ont jamais eu autant besoin ! Au moins 45 Etats ont opéré des coupes dans des services vitaux pour les plus faibles : enfants, personnes âgées, handicapés, malades, sans-abri. Sans parler des étudiants, systématiquement affectés.

Le diable est dans les détails. La Californie vient de supprimer CalWORKs, un programme d'assistance financière aux familles dans le besoin : 1,4 million de personnes affectées, dont deux tiers sont des enfants. Le Maine a sévèrement diminué ses bourses scolaires et les dotations aux foyers pour sans-abri.

L'Alabama a aboli les services qui permettaient à 1 100 seniors de rester chez eux plutôt que d'aller en maison de soins. Le Michigan, le Nevada, la Californie et l'Utah ont supprimé le remboursement des soins dentaires et ophtalmologiques pour les bénéficiaires de Medicaid, l'assurance-maladie des plus pauvres. Je pourrais continuer l'énumération. Et, pendant que la misère s'installe dans le pays, on continue de dépenser des milliards dans des guerres inutiles.

A.C. - Encore le signe, selon vous, d'une mentalité de pays du tiers-monde ?
Comment ne pas penser à la Corée du Nord, obsédée par son entrée dans le club nucléaire alors que le peuple meurt de faim ? Notre engagement en Afghanistan n'a plus aucun sens.

Nous avons perdu la bataille des cœurs et des esprits en tuant accidentellement de nombreux civils, on y soutient un régime corrompu, on y engloutit des fortunes qui seraient bien plus utiles dans nos écoles, nos services sociaux, nos infrastructures.

Selon l'historien Arnold Toynbee, les civilisations ne meurent pas d'assassinat mais de suicide. Il est plus que temps de faire preuve de bon sens et d'inverser nos priorités si nous ne voulons pas mourir de notre propre main.

A.C. - Dans les priorités, vous insistez sur l'importance d'investir massivement dans de grands travaux d'infrastructures.
C'est l'urgence absolue ! Nos infrastructures, qui furent autrefois la force de ce pays, sont dans un état lamentable. Le système de canalisations date de la guerre de sécession ! Le réseau électrique est largement insuffisant, d'autant que la demande d'électricité a augmenté de 25 % depuis 1990.

Un tiers du réseau routier peut être considéré comme insuffisant, voire médiocre. Le système ferroviaire n'a cessé de régresser depuis 80 ans et paraît grotesque en comparaison des trains ultrarapides qui traversent la France, le Japon, la Chine.Un quart des ponts est, selon le département des transports, « structurellement déficient », ou « fonctionnellement obsolète ». Nos réservoirs – plus de 85 000 – présentent un réel danger.

Non seulement il nous faut réparer ces installations archaïques, mais il faut investir dans des infrastructures qui nous maintiennent dans la course pour les enjeux du futur. Ce serait une formidable occasion de créer des dizaines de milliers d'emplois, de relancer des industries, de stimuler notre économie.

A.C. - Le plan de "stimulus" d'Obama, signé au tout début de son mandat, n'avait-il pas cet objectif ?
On l'avait espéré. A l'époque, Tom Friedman du New York Times avait même écrit que les mois suivants seraient "parmi les plus importants de l'histoire américaine". Mais Obama a raté son moment. Il n'a pas osé. Il n'a pas su faire preuve de l'audace, de l'indépendance et du charisme d'un Roosevelt qui, en pleine dépression, avait lancé un programme de travaux gigantesques dont les bénéfices se ressentent encore aujourd'hui.

Chamailleries partisanes, lobbies, démagogie électoraliste ont eu raison d'un vrai plan de relance. Sur les 787 milliards du plan, seuls 72 ont été alloués aux projets d'infrastructures. Navrant.

A.C. - Où en sont les écoles ?
C'est le secteur le plus dévasté ! Je ne parle pas du triste état des bâtiments publics. Je parle de ce qui se passe en classe.

Rien n'accélère davantage notre glissade vers un statut de tiers-monde que notre échec à éduquer convenablement nos enfants. C'est pourtant par l'école que passait le rêve américain ! Et pour la classe moyenne, la route vers le succès ! Mais des études montrent que parmi 30 pays développés, les Etats-Unis se situent au 25e rang pour les maths, au 21e pour les sciences. Des résultats lamentables.

30 % des lycéens quittent l'école sans diplôme. Or on ne cesse de licencier des professeurs, de réduire le nombre d'heures de cours, voire de jours d'école. Des bourses sont supprimées alors que les frais pédagogiques augmentent.

Pendant ce temps-là, des prisons ont essaimé un peu partout à une vitesse que même McDonald's pourrait envier. Trop d'écoles américaines préparent plus à la prison qu'à l'université. Quel échec !

A.C. - La fin du rêve américain ?
Oui, pour des dizaines de millions d'Américains, le rêve est brisé.

A.C. - Qui l'a tué ?
Beaucoup pointent un doigt vengeur vers Washington. Et accusent notre système politique de paralysie à cause d'une classe politique clivée en deux camps irréductibles, incapables du moindre consensus.

Je crois, moi, que les deux partis sont tombés exactement de la même façon dans la poche des maîtres de l'industrie, des banques et des affaires qui remplissent leurs coffres de campagne. Le principe démocratique fondateur, « un homme, une voix », a été remplacé par l'arithmétique de la politique des groupes d'intérêts. Les lobbies et leur déluge de dollars ont envahi Washington. Une vraie prise de pouvoir. Et le gouvernement fixe ses priorités au milieu de ce bazar de trafic d'influence.

Savez-vous qu'en 2009, plus de 13 700 lobbyistes enregistrés ont dépensé un record de 3,5 milliards de dollars, le double qu'en 2002 ? 26 lobbyistes par membre du Congrès ! Etonnez-vous après cela que les plans ambitieux pour réformer Wall Street, le secteur de l'énergie ou la sécurité sociale aient dérapé ! Que les réformes aient été tuées dans l'œuf ! La classe moyenne n'a pas la chance de disposer, elle, de bataillons de lobbyistes capables d'inonder de cash Congrès et Maison Blanche. Il n'existe pas de lobby du rêve américain…

A.C. Vous dénoncez particulièrement la collusion entre Washington et Wall Street.
Ah, on peut dire que les grands patrons de Wall Street ont fait très fort ! Au lieu d'assiéger ou de combattre ceux qui faisaient la loi, ils les ont rejoints, investissant eux-mêmes les postes de pouvoir à Washington et intégrant les cabinets de décideurs et législateurs. Y compris l'équipe économique d'Obama !

C'est ainsi que la pensée Wall Street est devenue la pensée dominante, comme une composante génétique de nos dirigeants. Les banques ont remplacé le peuple au centre de l'univers économique. Au point que, lorsqu'elles ont été menacées de s'effondrer, le peuple des contribuables a été prié de leur porter secours de toute urgence. A coups de milliards. Et surtout : sans conditions !

A.C. - Faites-vous partie des déçus d'Obama ?
Son élection restera historique. Et c'est un homme brillant. Mais il a dramatiquement sous-estimé la crise. Dans son équipe, il a pris des gens comme Larry Summers ou Tim Geithner, qui voyaient le monde avec les yeux de Wall Street et pensaient que le reste du pays suivrait si l'on sauvait Wall Street. Quelle erreur !

Ils n'ont pas compris que le problème de l'emploi est structurel, et n'ont donc pas pris les mesures adéquates. D'autre part, et contrairement à ses promesses de campagne, Obama n'a pas changé le système grâce auquel fonctionne Washington. Et je regrette son profond respect pour l'establishment. Cependant, je dois admettre qu'il n'y a pas d'alternative. Car les propositions des républicains sont carrément risibles.

A.C. - Quel est le sentiment qui prévaut actuellement dans le pays ?
La peur. Peur du déclin. Peur que les emplois soient perdus pour toujours. Peur de ne plus toucher de retraite. Peur de ne plus pouvoir se soigner ou d'avoir à choisir entre payer ses médicaments ou manger. Peur de voir sa maison saisie. Peur de voir l'Amérique divisée en deux classes : les riches et tous les autres, ceux qui ont et ceux qui n'ont pas. Peur enfin que le pire ne soit pas passé.

A.C. Est-ce ce qui explique la montée du Tea Party ?
La peur cède légitimement à la colère, laquelle se retourne contre le président, le parti au pouvoir, l'establishment. Il faut toujours des boucs émissaires !

Dans les années 1880, en pleine crise économique, on s'en est pris aux immigrants chinois du chemin de fer, accusés de pervertir le moral de la jeunesse, dégrader les villes, voler le travail des "vrais" Américains. Dans les années 1930, c'est aux Américains d'ascendance mexicaine qu'on s'en est pris et qu'on a déportés.

Pas étonnant qu'une paranoïa apparaisse aujourd'hui, et que les plus anxieux, excités par des démagogues de tout poil, soient prêts à croire les rumeurs les plus extravagantes et malsaines : Obama musulman, Obama communiste, Obama nazi… C'est fou, terriblement dangereux. Mais cela témoigne surtout d'une angoisse et d'une insécurité économique majeure dont il est plus que temps de prendre la mesure.

Propos recueillis par Annick Cojean (envoyée spéciale à New York)
Le Monde Magazine, 30.10.10

Correspondance Polémia – 02/11/2010

Image : La « une » du Monde Magazine daté samedi 30 octobre.

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