Ils vont tuer le capitalisme !

lundi 21 avril 2003
Fondateur et président du conseil de surveillance d’AXA, numéro un mondial de l’assurance, Claude Bébéar est, à l’égal de Bernard Arnault ou de François Pinault, de ces grands managers français qui, souvent à partir de rien, ont construit des empires économiques par leur travail, leur ingéniosité et leur maîtrise des mécanismes du marché. À tel point qu’on a même pu surnommer Bébéar le « parrain du capitalisme français », influençant tel ou tel conseil d’administration, tel qu’on a pu l’entrevoir lors de la chute de Jean-Marie Messier et de son remplacement par Jean-René Fourtou à la tête de l’empire Vivendi vacillant.

C’est dire si, sous le titre « Ils vont tuer le capitalisme », ce livre pouvait être intéressant. Car comme le dit Manière dans un de ses rares commentaires pertinents, « (…) une critique des excès du capitalisme exprimée par un Claude Bébéar, qui assume cette trajectoire et assume aussi, au passage, l’enrichissement qu’elle lui a procuré, est de plus d’intérêt que celle d’un José Bové, d’une Viviane Forrester ou d’une Susan George, professionnels de la déploration et de la condamnation morale d’un système auquel ils ne connaissent pas grand-chose ».

En fait, ce livre nous laisse, comme souvent en pareils cas, sur notre faim.

Rendons tout d’abord grâce à Bébéar de s’exprimer avec une grande pédagogie, dans un langage simple et pourvu de nombreux exemples concrets, sur l’ensemble des dérives qui caricaturent le capitalisme d’entreprise, le dénaturent en une gigantesque loterie boursière et le fragilisent par l’obsession du court terme. Bébéar parle clair et sans détours : « le marché est déconnecté de la réalité économique. Il extrapole à partir du court terme. Lorsqu’une opération a lieu, la réaction du marché est rarement la bonne. On dit : le marché a toujours raison. Faux ! »

Rien que sur ces points, ce livre mérite d’être lu. En effet, Bébéar décrypte le langage touffu et abscons de la Bourse, des produits dérivés aux fameux « hedge funds » devenus les rois d’un marché spéculatif qui a perdu ses repères. Et Bébéar est tout autant convaincant lorsqu’il fustige l’influence démesurée acquise par divers acteurs comme les analystes financiers, les agences de notation, les auditeurs, les banquiers et avocats d’affaires ; en bref toute une caste de gens respectables mais qui au mieux profitent d’une situation où leurs avis, partiels ou partiaux, deviennent dogmes absolus et au pire vivent en parasite d’un système très virtuel, déconnecté des réalités humaines, stratégiques et industrielles des entreprises sur lesquelles elles ont un énorme pouvoir via le marché des capitaux.

Bébéar ne se contente d’ailleurs pas de dénoncer et, au terme d’une intéressante distinction entre réglementation « intelligente » et réglementation bureaucratique et pesante, propose un certain nombre de réformes souhaitables à différents niveaux du grand cycle réunissant entreprises, actionnaires et marché. On notera même quelques commentaires désabusés sur la situation des élites politiques du pays, « toute la classe politique est imprégnée d’esprit administratif » ; « Ne pas réformer radicalement (…) est une erreur, et une faute. Une erreur parce que mon expérience est que les Français comprennent bien mieux la nécessité de la réforme que ce que l’on dit. Pour le savoir, encore faudrait-il, naturellement, s’intéresser à l’opinion de tous, et pas seulement à celle de certains agents de l’EDF ou de la RATP… Et c’est une faute, parce que le courage politique n’est pas seulement une vertu, c’est un investissement. Le courage peut payer. La démagogie a, fort heureusement, ses limites. D’une certaine manière, elle est mépris pour le peuple. Les gens ne manquent pas de bon sens ! Et ils savent que c’est, aussi, les considérer que de se montrer exigeant avec eux. »

La seule chose qui manque, dans les éléments donnés par Bébéar, c’est un fil conducteur. Et il est dommage que Manière qui l’interroge reste fidèle à sa réputation d’arrogance et de superficialité et n’apporte rien à ce sujet.

Car ce que Bébéar dénonce en fait, c’est un double comportement économique importé d’outre-atlantique avec le niveau croissant de mondialisation des grands groupes, au premier rang desquels ceux qui, comme AXA, sont côtés à Paris comme à Wall Street et gèrent des masses énormes de capitaux.

Ce double comportement est celui, d’une part de l’obsession du court terme, qui oppose l’immédiateté des logiques financières et comptables (comme ces entreprises qui en viennent, pour répondre à la terreur inquisitrice du marché, à publier des comptes trimestriels même s’ils ne répondent à aucune logique économique), à la stratégie à moyen ou long terme qui est seule garante de la sérénité pour l’entreprise qui, pour des milliers de salariés, clients ou même petits actionnaires, relève encore (pour combien de temps ?) de l’affectio societatis plus que d’un calcul mathématique : « Le projet d’entreprise doit se déployer dans la durée et le dirigeant ne pas se laisser influencer par les modes et les aléas passagers de son cours de bourse. Ramener l’horizon de l’entreprise à celui de la mesure de la performance du gestionnaire (trimestre, semaine, voire jour) oblige l’entreprise à une vision « court-termiste » qui est dangereuse pour son avenir ».

Ce comportement n’est pas récent. Dans son livre fameux « Capitalisme contre capitalisme », Michel Albert, à l’époque président des AGF – à croire que les patrons de groupes d’assurance ont du temps pour écrire – avait analysé les rythmes des capitalismes anglo-saxon, rhénan et nippon et démontré combien le premier était tourné vers le court terme quand ses deux autres concurrents privilégiaient des logiques à plus long terme.
Ce qui a changé et vient ainsi renforcer le comportement décrit plus haut, c’est l’universalisation des pratiques financières et comptables (que ce soit les agences de notation « rating » ou les principaux cabinets d’auditeurs, ces « big five » réduits à quatre après la disparition d’Arthur Andersen dans les méandres de l’affaire Enron) et les comportements qui en découlent, comme la peur panique du risque : « les mentalités changent chez nous aussi : les Français cherchent systématiquement un responsable car ils n’acceptent plus la fatalité, l’ « Act of God » qui fait partie de l’existence ».

En ces temps de prémisses de guerre économique presque déclarée entre la vieille Europe et Wall Street, il aurait été courageux que Bébéar et Manière poussent un peu la réflexion, cherchent à modéliser les comportements qu’ils détectent ici ou là pour en prémunir le capitalisme qui, lui, ne connaît ni frontières ni barrières. D’autant que Bébéar se targue d’avoir pris acte des lacunes de la France en la matière : « Je suis étonné et frustré qu’il n’y ait actuellement, en France, aucun de ces « think tanks », ou laboratoires d’idées, qui assurent le renouvellement de la réflexion publique dans les pays anglo-saxons : car la politique, c’est avoir des idées avant d’agir ! (…) C’est ce vide que nous voulons combler en France avec l’Institut Montaigne, en réunissant un certain nombre de personnes (…) qui jugent qu’il est de leur intérêt qu’une réflexion sérieuse sur des sujets économiques, politiques et sociétaux contribue à la vitalité intellectuelle d’un pays trop habitué à s’en remettre à l’Etat et résigné à l’immobilisme, mais en même temps trop « intello » pour se satisfaire de l’immobilisme … »

Pour conclure sur une note positive, on saura gré à Bébéar de réaffirmer sa foi de capitaliste, version capitaine d’industrie fort éloignée du gestionnaire de fonds d’investissement, sa foi aussi en la permanence nécessaire des qualités d’homme et de meneur qui doivent être celles du chef d’entreprise ou de tout décideur : « je reproche surtout aux décideurs finaux, chefs d’entreprise ou épargnants, de manquer trop souvent de courage. Le capitalisme, le vrai, repose sur un acte de foi, sur des choix et une responsabilité personnels » ; « lorsqu’une décision importante doit être prise, rien n’y fait : le plus efficace est qu’il y ait un patron plutôt qu’un collège de décideurs. Et alors, le patron est seul face à sa décision. Là est à la fois la difficulté et la noblesse du rôle que nous assumons, nous patrons » ; « On ne le dira jamais assez ; les affaires sont avant tout affaires d’hommes ».

Bébéar nous livre ainsi avec cet entretien fort lisible des éléments très convaincants de diagnostic d’un capitalisme qui, se débridant sans cesse depuis quelques années sous la pression des rentabilités court terme, menace de tuer ce qu’il a de meilleur. Pour lui « il y a du souci à se faire ! Nous avons donc clairement le choix entre une passivité résignée qui condamnerait le système à s’effondrer avant de ressusciter, peut-être sous une autre forme, en tout cas après beaucoup de souffrances inutiles, et l’action, qui permettrait au capitalisme de s’adapter aux temps nouveaux et d’échapper à ses ennemis de l’intérieur ».
Dont acte. À condition d’être aussi courageux politiquement que Bébéar recommande aux patrons de l’être au quotidien dans la gestion de leurs entreprises. Et à condition, là encore, d’intégrer davantage qu’aujourd’hui la notion de conflit, rendu inévitable entre une situation présente qui s’emballe et un futur qui reste à inventer.


Philippe Christele
© POLEMIA
21/04/2003


Ils vont tuer le capitalisme, propos de Claude Bébéar recueillis par Philippe Manière, Plon, 230 pages, 17 Euros.
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