Krisis, « La Guerre ? »

samedi 21 août 2010

La dernière livraison de la revue Krisis que dirige Alain de Benoist nous propose deux numéros très complets sur le thème de « La guerre ? ». Chaque volume présente une vingtaine de contributions qui traitent de la guerre sous ses divers aspects : historique, philosophique, politique et géopolitique, sociologique, juridique, économique… Les auteurs sont français et étrangers, universitaires, essayistes, militaires... Comme dans tous les numéros de Krisis, des « Documents » ou textes d’auteurs de référence complètent l’ensemble des articles publiés.

Il ne saurait bien sûr être question de rendre compte ici de la totalité de ces articles, mais plutôt d’apporter une série d’éclairages sur ceux qui nous paraissent les plus stimulants.

Le premier volume s’ouvre sur plusieurs textes à caractère historique : de « La guerre dans le monde indo-européen préhistorique » (Jean Haudry) à « L’effondrement militaire de l’empire romain » (Yann Le Bohec), en passant par « Violence sacrée, guerre et monothéisme » (Alain de Benoist). Ce dernier souligne que la « violence sacrée » n’est pas « inscrite dans le monothéisme comme conséquence inéluctable », mais met en exergue l’observation de Jacques Pous, auteur de La tentation totalitaire. Essai sur les totalitarismes de la transcendance (L’Harmattan, 2009), pour qui « le totalitarisme existe sous forme de tentation ou de latences et non sous forme d’une nécessité inscrite dans le ciel ou dans l’histoire ; il est le syndrome dont les éléments constitutifs sont latents dans nos sociétés façonnées par des siècles de monothéisme abrahamique ».

Deux « documents » complémentaires figurent ici. D’abord, celui de Ludwig Gumplowicz, « La guerre relève de la lutte universelle » (1883), dans lequel on peut lire : « La “perpétuelle” lutte des races est la loi de l’histoire, tandis que la “paix perpétuelle” n’est que le rêve des idéalistes ». Le second est intitulé a contrario « La guerre ne relève pas de la “lutte universelle” (1951) », son auteur, Gaston Bouthoul, le créateur de la polémologie, y énonce cette définition devenue classique : « En un mot, la guerre est une forme de violence qui a pour caractéristique essentielle d’être méthodique et organisée quant aux groupes qui la font et aux manières dont ils la mènent ».

Un texte fort intéressant est consacré aux « Apologistes de la guerre » sous la signature de Jean-Jacques Langendorff. Celui-ci évoque quelques auteurs parmi lesquels Joseph de Maistre qui, dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, parle de « la grande loi de la destruction violente des êtres vivants ». Le doctrinaire contre-révolutionnaire se retrouve ici sur la même ligne que l’apôtre du socialisme libertaire, Pierre-Joseph Proudhon, qui note que « la guerre est le phénomène le plus profond, le plus sublime de notre vie morale ». Le projecteur est également braqué sur le biologiste marin, René Quinton qui, dans ses Maximes sur la guerre (1930), n’hésite pas à écrire que « la guerre est l’état naturel des mâles, […] le lieu de leur beauté ».

Bien entendu, un recueil sur le thème de « la guerre » ne saurait se concevoir sans référence à l’auteur de La notion de politique. Théorie du partisan. Gabriella Slomp résume ici « Cinq arguments de Carl Schmitt contre l’idée de “guerre juste” », en faisant remarquer notamment qu’il « affirme qu’au XXe siècle la doctrine de la guerre juste est tout sauf une doctrine modérée : c’est au contraire une position extrême qui transforme en monstre tous ceux qui ne partagent pas ses valeurs essentielles (qu’elles soient libérales, marxistes ou fondamentalistes) ».

Ce texte est complété par celui de Stefano Pietropaoli « Définir le Mal. Guerre d’agression et droit international » qui montre le passage de la doctrine de la guerre juste au droit international classique.

Dans un article qui a pour titre « La guerre de classe a-t-elle disparu ? », Bruno Drweski, prenant acte de l’émiettement de l’idéologie des classes moyennes, entrevoit la renaissance d’une « mouvance rassemblant le nouveau prolétariat de chaque territoire politique, de chaque pays, empruntant au patrimoine des cultures du passé, auquel tous ont désormais accès, ce qui leur semblera utile ».

Ce premier numéro se clôt sur un texte de Carl von Clausewitz, « Grandeurs morales et vertus militaires », extrait de son célèbre traité De la guerre. Le second volume propose en ouverture un texte très riche du fondateur de l’Institut de stratégie comparée (ISC), Hervé Couteau-Bégarie, qui se demande d’entrée de jeu « A quoi sert la guerre ? ». Celle-ci, à ses yeux, « n’est pas seulement un fait social total, mais aussi un fait social universel » pour tous les types de sociétés, y compris, à l’encontre de ce que prétendent certains ethnologues, les sociétés primitives depuis la préhistoire. L’impact de la guerre est d’abord démographique, mais aussi politique, social, religieux et économique.

L’auteur distingue plusieurs théories de la guerre. En premier lieu, les « théories essentialistes » qui se subdivisent en « théories éthologistes » (illustrées par K. Lorenz, R. Ardrey, I. Eibl-Eibesfeldt), psychanalytiques (S. Freud) et psychologiques (N. Elias). Viennent ensuite les « théories fonctionnalistes » qui englobent les « théories sociologiques » dont certaines déboucheront sur la polémologie, les « théories économiques » (J. Schumpeter), les « théories démographiques » dont G.Bouthoul « fait le cœur de sa théorie polémologique », enfin les « théories politiques » avec Carl Schmitt et sa désignation de l’ennemi « comme acte politique fondateur ».

Dans « Les historiens et la guerre », Bruno Colson constate que l’histoire militaire n’est plus laissée aux seuls militaires, mais aussi qu’elle est « en plein renouvellement », empruntant à l’histoire sociale, aux études stratégiques, à l’histoire culturelle…

De la guerre on passe aux guerriers, avec l’un des textes les plus riches du recueil, celui de Massimiliano Guareschi et Maurizio Guerri qui proposent une réflexion sur« La métamorphose du guerrier ». A partir des exemples historiques du hoplite grec, du légionnaire romain, des bellatores de la tripartition médiévale, des chevaliers et moines-guerriers (hospitaliers, templiers, teutoniques…), des lansquenets, des soldats de l’infanterie et de l’artillerie… jusqu’à l’« ouvrier de la destruction » (Arnold Zweig), ils nous conduisent à la Première Guerre mondiale dans laquelle Ernst Jünger voit la fin de l’« époque du coup ciblé » et l’avènement de « la démocratie de la mort ».

A la guerre terrestre et maritime s’ajoute la guerre aérienne qui généralise en Europe la notion de « guerre de destruction » : « Le rapport entre la guerre et toute idée agonale ou chevaleresque du combat s’annule ». Avec la Seconde Guerre mondiale, on aboutit à « l’annihilation absolue », avec son cortège de massacres et d’exterminations de l’ennemi, qu’il soit militaire ou civil. Enfin, dans les guerres du IIIe millénaire où la menace nucléaire est inexistante, « la mitraillette reprend ses droits » comme symbole de la guérilla, de la guerre des partisans, dont Carl Schmitt a souligné le caractère « tellurique » « dans l’enracinement nécessaire sur le territoire dont dépend son efficacité opérationnelle ». Aux guerres ethniques et humanitaires succède désormais la guerre contre le terrorisme, avec la réapparition des mercenaires qui se substituent de plus en plus aux armées traditionnelles.

Cette thématique de « privatisation et de mercenarisation de la guerre » est développée par Georges-Henri Bricet des Vallons qui souligne « la place prise par les sociétés militaires privées sur le champ de bataille et dans la politique de défense des États-Unis ». Il parle à cet égard d’un « (turbo)-capitalisme expéditionnaire ». La conduite de la guerre d’Irak qui « s’est totalement affranchie des contraintes du droit international » et dans laquelle a émergé et s’est affirmé un « marché de la force privée », est le symptôme d’un véritable anarcho-capitalisme ou « anarcapie ». On notera avec l’auteur que cette « privatisation » s’étend sur le plan intérieur (sécurisation des habitations, vidéo-surveillance, polices privées, etc.).

Avant les guerres ethniques et humanitaires, il y eut la guerre des États, « la première guerre moderne », selon Alexandre Franco de Sá, puis la guerre des sociétés et des peuples, guerre démocratique et essentiellement défensive. La guerre humanitaire est, pour l’auteur, le troisième type de guerre de la modernité. Lui succède désormais un quatrième type, qu’il appelle « guerre des étoiles » (au double sens américain et cinématographique du terme) qui se veut défensive et juste, menée contre « un gouvernement ou un souverain criminel, dont le pouvoir s’étend accidentellement à un territoire qui doit devenir le seul espace exposé à la guerre ». Cette guerre est comprise comme une « opération policière » contre des criminels qu’il faut poursuivre jusqu’à ce qu’ils soient « déterritorialisés ».

Ce quatrième type de guerre implique désormais le concept d’« effet collatéral » (violation de souveraineté des États, bombardements de villes, hécatombes de populations civiles, pratique de la torture, etc.). L’émergence de cette « guerre des étoiles » permet, selon l’auteur, de comprendre l’évolution actuelle de la « guerre contre la terreur ».

Cet ensemble de réflexions sur la guerre, ses évolutions et ses formes successives, est poursuivi par Jure Vujic qui, dans son article « Vers une nouvelle “épistémè” des guerres contemporaines » observe que « le champ épistémologique de la guerre classique clauzewitzienne, fondée sur l’agonalité et la dichotomie schmittienne ami/ennemi, a explosé au profit d’une postpolémologie sociétale de la guerre ». La guerre contemporaine est avant tout « une guerre de la perception, de l’information, une guerre hypermédiatique des mots et des signes ».

L’actualité française est également présente dans ce volume avec deux contributions sur « Le retour de la France dans l’OTAN ». Sous ce même titre, Alain de Benoist propose « Une analyse sur le vif (2009) » et Yves-Marie Laulan, dans un entretien, « Une mise en perspective ».

Le directeur de Krisis conclut ainsi son article : « Prise sans concertation ni exigence de contrepartie, sans débat politique préalable, sans que le peuple soit consulté, à seule fin de complaire aux États-Unis, […] au moment même où l’OTAN se montre incapable d’obtenir des résultats décisifs en Afghanistan, […] la honteuse décision de Nicolas Sarkozy revient purement et simplement à rentrer dans le rang. […] Il fait cadeau de la France à l’OTAN, c'est-à-dire aux Etats-Unis ».

Y. Marie-Laulan, pour sa part, estime qu’il « ne convient pas de dramatiser à l’extrême les conséquences de la décision » de N. Sarkozy, mais considère que la notion d’indépendance nationale qui n’a eu « qu’une portée symbolique jusqu’à aujourd’hui » aurait pu « se révéler précieuse à l avenir sans ce malencontreux retour à l’OTAN ».

Avec la contribution de Jacques Marlaud « De l’expérience intérieure au robot de guerre », on passe de la réalité de l’OTAN au concept d’« Occident militaire », ou de « civilisation occidentale » qui, pour l’auteur, « s’est faite pour l’essentiel au pas de charge militaire ». Des guerriers surgis des steppes aux « robots de guerre » actuels, l’Occident est devenu l’hyperpuissance militaire qui, parfois, sous couvert d’humanisme, va jusqu’à commettre de véritables « crimes humanitaires ». Cette puissance est le bras armé de la Mégamachine globale qui réduit l’homme moderne à l’état de « fonctionnaire de la technique » (Heidegger). In fine J. Marlaud se demande si le « grand robot dominateur qu’est l’Occident » se perpétuera ou s’il s’écroulera, entraînant dans sa chute le système technicien qui déracine et tue les peuples.

Cette vision de « la décomposition et de la « dissolution des peuples » se retrouve dans le dernier texte de ce volume, « La quatrième guerre mondiale selon Costanzo Preve », sous la signature d’Yves Branca. Philosophe turinois de formation marxiste, C. Preve considère que la quatrième guerre mondiale est « la première guerre culturelle globalisée de l’histoire », celle du « projet hégémonique du nouvel empire américain [qui] qui se fonde sur une homogénéisation oligarchique et plébéienne de l’humanité entière ». On se saurait que trop recommander la lecture de ces deux numéros de Krisis dont le contenu est particulièrement dense, avec des textes souvent ardus, parfois arides, mais toujours enrichissants, que l’on soit ou non polémologue.

Didier Marc
04/08/2010

Krisis, « La guerre ? »,
n° 33, avril 2010, 23 € et n°34, juin 2010, 25 €.

Correspondance Polémia – 21/08/2010
Image : Krisis

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