Maxima Helvetiæ

mardi 17 août 2010

C’est d’une affligeante banalité. L’été en France, l’actualité part en vacances et l’« info » ronronne avec les habituels « marronniers » (bilan des soldes, estimations de la fréquentation touristique, état de la circulation routière, météo des plages). C’est dommage, car les médias pourraient revenir sur des événements jugés secondaires et qui pourraient bien, un jour, être considérés comme l’étincelle de grands bouleversements.

Fin juin, Le Figaro, dans sa rubrique, « Histoire d’un jour », révélait à ses lecteurs qu’un élu suisse souhaiterait annexer la Savoie (1). Vue comme une anecdote, l’information passa inaperçue jusqu’à ce que Yann Redekker examine sur son excellent blogue éponyme cette initiative « grande-suisse » (2).

Une motion originale

Le 18 mars 2010, le conseiller national (l’équivalent suisse de député) du Jura, Dominique Baettig, soumit au Conseil fédéral (le gouvernement suisse) une motion intitulée « Pour une intégration facilitée de régions limitrophes en qualité de nouveaux cantons suisses » (3). L’auteur, membre de l’U.D.C. (Union démocratique du Centre), envisage une Suisse de 24 – 25 millions d’habitants grâce au rattachement volontaire des Länder autrichien du Vorarlberg et allemand du Bade-Wurtemberg, des régions italiennes d’Aoste, de Varèse, de Côme et de la province autonome de Bolzano (Bozen en allemand) – dite aussi Tyrol du Sud -, et des collectivités territoriales françaises d’Alsace, du Jura, de l’Ain et des deux Savoies (que nous nommerons ici « Savoie »). Le 19 mai dernier, le gouvernement helvétique la rejeta, en faisant valoir que l’accepter « serait un acte politique inamical, que les États voisins pourraient considérer, à juste titre, comme provocateur ». Pourtant, tant sur l’affaire Polanski que pour la traque de la fraude fiscale, Paris, Berlin et Rome ne se sont guère montré sympathiques envers Berne…

Allait-on passer à d’autre chose ? Non puisque, à la fin du mois de juillet, Le Figaro répercute les résultats d’un sondage publié par l’hebdomadaire Die Weltwoche : 52 % des personnes interrogées dans le Vorarlberg et à Côme – Varèse, et 48 % dans le Bade-Wurtemberg et en Savoie approuveraient une adhésion de leurs territoires à la Suisse (4). Le site Internet de la R.T.B.F. (chaîne belge francophone) précise pour sa part que « 63 % des 1 800 Allemands, Italiens et Autrichiens des régions frontalières interrogés se déclarent en faveur d’un rattachement à la Suisse (5) ». Y aurait-il un « péril helvétique » ?

Une réalité géo-historique

Contrairement à ce qu’on peut penser de prime abord, la suggestion de Dominique Baettig s’inscrit dans une réalité géo-historique méconnue. En 1919, après l’effondrement de la double-monarchie danubienne des Habsbourg et estimant que Vienne, désormais capitale d’une Autriche très réduite, leur était trop éloignée, les habitants du Vorarlberg organisèrent un référendum favorable par 80 % au rattachement à la Suisse. En vain, car la Suisse ne voulait pas accepter un nouveau membre conservateur, catholique et germanophone. Une fois l’Anschluss accomplie en 1938, les nazis fusionnèrent de force la région avec le Tyrol. Ce ne fut qu’à la renaissance de l’Autriche après-guerre que le Vorarlberg recouvrit son rang de Land. Le sondage de la Weltwoche témoigne de la permanence d’une sensibilité particulariste vorarlbergoise. •

• La province italienne du Tyrol du Sud

Concernant la province italienne du Tyrol du Sud incluse dans la région du Trentin – Haut-Adige, le particularisme local, indéniable, ne regarde pas vers Berne, mais plutôt vers Vienne. Cette région alpine abrite une importante population de langue allemande qui n’a jamais accepté son rattachement à l’Italie en 1919 et sa séparation du reste du Tyrol autrichien. Elle a résisté à toutes les tentatives d’italianisation et, dans les décennies 1960 – 1970, certains partisans agités de la réunification tyrolienne dans le cadre autrichien n’hésitèrent pas à organiser quelques attentats contre la présence étatique italienne avec le B.A.S (Befreiungsausschuss Südtirol ou Comité pour la libération du Tyrol du Sud). De nos jours, la spécificité tyrolienne est garantie sur les plans politique, culturel et économique (6). En revanche, l’ensemble Côme – Varèse peut tomber dans l’orbite suisse, car il est proche des… « pays sujets » de la Suisse d’avant 1789. Les avoueries de Bormio (ou Worms), de la Valteline et de Chiavenna (ou Clæven), aujourd’hui en Italie, dépendaient d’un des « États alliés » de la Suisse : la « République des trois ligues perpétuelles de la Haute-Rhétie », c’est-à-dire des puissantes Ligues des Grisons. En octobre 1797, les Français leur arrachent ces trois terres et les offrent à la République cisalpine. •

• Le Bade-Wurtemberg - la Franche-Comté

Si la référence au Bade-Wurtemberg semble n’être qu’une question d’opportunité économique, les territoires français cités présentent un évident « helvétotropisme ». Jusqu’à la Révolution française, la ville libre de Mulhouse était un autre « État allié » suisse. De nombreux Alsaciens travaillent maintenant à Bâle et dans ses environs. Idem pour les Savoyards et les habitants de l’Ain. La France de la Restauration céda à la Suisse au traité de Paris (20 novembre 1815) les communes de Versoix, de Prégny et du Grand-Saconnex qui assurent au canton de Genève à qui elles reviennent, la continuité avec le reste de la Confédération. Promu arrondissement, le pays de Gex est rattaché au département de l’Ain et devient une zone franche économique afin de ne pas perturber des échanges commerciaux traditionnellement tournés vers Genève. En 1862, la Suisse échange avec la France la route de Gex au fort des Rousses et la moitié occidentale de la vallée de Dappes contre des parcelles pentues du Noirmont. Quant à la Franche-Comté, malgré la proximité géographique, elle maintient une certaine différence perceptible en politique (terre natale de Proudhon, du socialisme enraciné français, du syndicalisme révolutionnaire, de l’esprit libertaire, de l’anarcho-syndicalisme et du fédéralisme). Longtemps après son annexion par Louis XIV en 1678 – 1679, le comté libre de Bourgogne exprime sa défiance envers l’occupant et sa fidélité à ses souverains légitimes, les Habsbourg d’Espagne, par l’inhumation de ses habitants le dos à Versailles. Et puis, jusqu’en 1789, Montbéliard est une principauté indépendante. •

• La Savoie

Au sujet de la Savoie (et d’Aoste), les indépendantistes savoisiens ne se privent pas de rappeler qu’en 1860, une partie de la population aurait préféré l’union avec la Suisse. Ils soulignent en outre que les traités de Paris de 1815 et de Turin du 16 mars 1816 étendent la neutralité helvétique à des portions du Chablais, du Faucigny et du Genevois (les traités autorisent même, le cas échéant, leur occupation par l’armée suisse afin d’en préserver la neutralité). Les mêmes territoires bénéficient par ailleurs de la franchise économique. Si, au moment de l’Annexion, Napoléon III a respecté les clauses (il les a même étendues à la totalité des trois provinces concernées), Paris supprime la neutralité et les zones franches de Gex et de Savoie en 1919, malgré le mécontentement de Berne qui porte le contentieux devant la Cour de La Haye. Celle-ci condamne la France, et l’accord du Territet du 1er décembre 1933 rétablit la spécificité douanière (zones d’exception économique) du pays de Gex et de la Savoie, réaffirmée depuis par les différents traités européens (7). Mentionnons que l’histoire géographique de la Savoie ne se restreint pas aux deux départements. En 1601, le duc de Savoie doit livrer à Henri IV ses possessions occidentales (la Bresse, le Bugey et le pays de Gex) : une « Grande Savoie » est possible…

Ripostes du dernier village gaulois

Loin d’être infondée, la motion de Dominique Baettig se réfère donc implicitement à une histoire commune ou à des affinités géographiques et économiques semblables. Il faut aussi la comprendre comme une réplique au malade mental de Tripoli (Dominique Baettig est psychiatre de profession). En juillet 2009, Mouammar Kadhafi en appelait au démembrement de la Suisse entre la France, l’Allemagne et l’Italie (8) sans que cet appel scandaleux ne soulève l’indignation des chancelleries occidentales (gageons que les mêmes auraient vivement protesté si leur auteur avait été le président iranien Ahmadinejad…). Cet incroyable dérapage du Libyen justifierait la co-signature du texte par vingt-huit autres conseillers nationaux de l’U.D.C., dont son actuel président, Toni Brunner, et Oskar Freysinger (9). N’oublions pas enfin l’influence qu’a pu avoir dans la rédaction de la motion l’épineuse « question jurassienne » (10) ?

L’élu de Delémont entend par ailleurs riposter aux incessantes campagnes de propagande en faveur de l’Union européenne. Il constate en effet que « ces régions limitrophes disposent d’une longue tradition et volonté politique de souveraineté de leurs citoyens, de démocratie de proximité, à échelle humaine […]. Il s’agit d’un signe politique d’ouverture à l’extension d’un modèle de souveraineté suisse, proactif, plutôt que de laisser l’initiative du grignotage d’adhésion à l’Union européenne, dont les institutions centralisatrices sont coupées des aspirations de ses citoyens (11) ». Héritière du Saint-Empire romain germanique, la Confédération helvétique offre une alternative crédible à l’U.E. atlantiste et mondialiste ! L’exemple suisse attire plus que le mégamachin eurocratique : « les jeunes et les électeurs de droite sont particulièrement enthousiastes (12) ». L’exercice régulier de la démocratie directe, un niveau de vie élevé, un cadre de vie appréciable, une neutralité active et une défense nationale assumée par les citoyens concourent à cet enthousiasme. Le directeur roman du laboratoire d’idées Avenir Suisse, Xavier Comtesse, l’explique « parce que le dernier village gaulois, c’est la Confédération helvétique (13) ».

Tout n’est pourtant pas idyllique en Suisse. L’oligarchie et ses larbins, les tocards politiciens, ont tendance à outrepasser – en les contournant – les votations populaires contrariantes. Le politiquement correct y sévit tout autant qu’à Paris, Londres ou Berlin. La liberté d’expression se restreint tandis que s’impose la décadence occidentale : la ville de Zurich reste réputée pour ses centres où l’on se drogue en toute quiétude.

La motion de Dominique Baettig paraît aujourd’hui incongrue. La grande majorité des Alsaciens, des Francs-Comtois, des Savoyards, des Valdôtains, etc., n’imaginent pas quitter la France ou l’Italie pour la Suisse. Mais qui sait demain, peut-être dans un avenir relativement proche ? Quand le dissident soviétique Andreï Amalrik (1938 – 1980) dénonce le système communiste dans L’Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ? (Paris, Fayard, 1970), il ne se trompe que de sept ans ! À part une poignée d’« idéalistes » à la vision elle aussi incongrue, qui se doutait en 1988 que l’Europe verrait la (ré)apparition de l’Ukraine, de la Lituanie, de la Slovaquie, de la Macédoine … ? Quelle voie prendront l’Écosse, la Flandre, la Catalogne ?

Place, pour une fois, à la politique-fiction.

Imaginons qu’en 2017, en 2022 ou en 2027 accède à la présidence de la République un zélote de l’ethnomasochisme, un adepte de la repentance, voire un « candidat (une candidate ?) de la diversité ». La crise économique mondiale a ruiné le pays et largement paupérisé les classes moyennes. Incapable de résoudre les problèmes socio-économiques sans renoncer au Diktat mondialiste, le nouveau gouvernement agit sur la société et les comportements : il accélère la « discrimination positive », généralise les quotas, accentue la répression de toute pensée dissidente au nom de l’anti-racisme et accroît la pression fiscale sur les seuls ménages français de souche (les familles nombreuses autochtones sont lourdement pénalisées alors que les avantages sociaux profitent aux seuls allochtones dispensés de tout contrôle des naissances). Dans le même temps, l’insécurité s’aggrave à un point que les experts parlent de « sud-américanisation » de la violence dans l’Hexagone avec des méga-gangs surgis des banlieues. Ceux qui en ont encore les moyens ont émigré en Pologne, en Europe centrale ou en Russie. Quant à ceux qui ne veulent pas partir, qui entendent rester eux-mêmes et qui ont la chance de résider dans une région périphérique (Flandres, Bretagne, Pays basque, Catalogne, Corse, Pays nissard, Savoie, Alsace, etc.), ils résistent et en viennent à prôner la sécession territoriale avec l’État hexagonal xénophile. Dès lors, pourquoi les Alsaciens, les Francs-Comtois, les Savoyards ne rejoindraient-ils pas une Suisse devenue la Confédération euro-helvétique ? Certes, ce serait la fin politique de la France, mais pas de l’ethnie française (au sens que l’entendait Paul Sérant), ni de sa culture. L’identité prime la souveraineté. Dans cette hypothèse pessimiste, on peut même concevoir que nos amis nissards – au nom d’un destin longtemps partagé avec la Savoie, d’une part, et d’une participation au monde alpin, d’autre part (nonobstant le problème de la continuité territoriale qui se ferait à travers les Alpes) – réclament leur rattachement à la « Grande Suisse » qui se retrouverait ainsi avec une façade maritime. Déjà, « selon Presseurop, les employés de l’ambassade d’Allemagne, à Berne, se demandent quand les Suisses “ commenceraient à réclamer un accès à la mer ” (14) »…

L’histoire est inattendue. Elle se manifeste toujours par surprise. C’est la raison pour laquelle on doit prendre au sérieux la suggestion – prophétique ? – de Dominique Baettig.

Georges Feltin-Tracol
Europe Maxima
08/08/2010

Notes :

1) : Marie Maurisse, « Quand un député suisse rêve d’annexer la Savoie », Le Figaro, 22 juin 2010.
2) : Yann Redekker, « Une “
Grande Suisse ” ? », mis en ligne le 28 juillet 2010 sur son blogue . On consultera aussi un autre excellent site, Euro-Synergies, en particulier deux textes publiés le 1er août 2010, « La proposition Baettig vue de Flandre » par Anton Besenbacher  et « Pour un élargissement de la Confédération helvétique : les propositions de Dominique Baettig » par H.W. .
3) : Motion n° 10.3215, consultable a priori sur le site officiel du
Parlement suisse mais difficilement accessible  (Pour un accès plus facile, il est préférable d’aller sur le site de la R.T.B.F. – voir note 5 -, puis de cliquer dans le texte sur « idée » marqué en bleu et souligné).
4) : Marie Maurisse, « Près d’un Savoyard sur deux adhère au rêve d’une “ Grande Suisse ” », Le Figaro, 30 juillet 2010.
5) : Voir le site Internet de la
R.T.B.F. :.
6) : Les intérêts de la majorité germanophone du Tyrol du Sud sont défendus par le Südtiroler Volkspartei (S.V.P.) ou Parti populaire du Tyrol du Sud (démocrate-chrétien) qui dirige la province.
7) : Pour plus de détails, voir Yves Tissier, Dictionnaire de l’Europe. États d’hier et d’aujourd’hui de 1789 à nos jours, 3e édition, 2008, Paris, Vuibert.
8) : cf.
Novopress, « Helvétophobie : Kadhafi veut présenter à l’O.N.U. un plan de démantèlement de la Suisse », 18 juillet 2009, .
9) : Du fait du caractère fédéral de la Suisse, les formations politiques ne sont pas centralisées, au contraire des cas français et britannique, monolithiques. L’U.D.C. en Suisse francophone et italianophone (ou Parti populaire suisse en Suisse alémanique et romanche) est fondée en 1971 de la fusion du Parti démocratique et du Parti des paysans, artisans et bourgeois, dit Parti agrarien. Longtemps figure de proue, Christoph Blocher n’en fut jamais le Conducator, mais plutôt le primus inter pares. Par ailleurs, chaque section cantonale reste maîtresse de ses actions. Ainsi, soutenue par Oskar Freysinger, la votation anti-minaret n’était pas au départ encouragée par Blocher. Freysinger ne cache pas ses préoccupations sociales, ni son patriotisme cantonal enraciné tandis que Blocher défend le libéralisme dans une optique assez libertarienne.
10) : Le canton du Jura (capitale : Delémont) est le dernier-né des cantons suisses créé en 1978 après de longues années de luttes. Partie occidentale, francophone et catholique du canton de Berne à majorité protestante et germanophone, ancienne République rauracienne (décembre 1792 – mars 1793), les Jurassiens s’exaspèrent du centralisme de Berne et veulent plus d’autonomie. La contestation prend de l’ampleur à partir de 1947 et devient la « question jurassienne » non réglée à ce jour. Dans les années 1960, la revendication séparatiste passe par le Rassemblement jurassien, les jeunes activistes du Groupe Bélier et les « clandestins » du Front de libération du Jura (F.L.J.) qui commettent quelques attentats. Il est probable qu’à l’époque, certains cénacles jurassiens aient bénéficié de fonds secrets provenant de l’Élysée gaulliste par l’entremise de Philippe Rossillon, pas uniquement préoccupé par le sort des Français d’Amérique du Nord et formidable visionnaire de la francité. Notons que dans son rejet de la motion de Dominique Baettig, le Conseil fédéral rappelle que le Parlement fédéral a refusé de reconnaître l’article 138 de la Constitution jurassienne « qui prévoyait que le canton du Jura pouvait accueillir toute partie du territoire jurassien directement concerné par le scrutin du 23 juin 1974 si cette partie s’était régulièrement séparée au regard du droit fédéral et du droit du canton intéressé » (Motion n° 10.3215, op. cit.).
11) : Motion n° 10.3215, op. cit.
12) : Marie Maurisse, « Près d’un Savoyard sur deux… », art. cit.
13) : Idem.
14) : Voir le site Internet de la R.T.B.F., op. cit.

Correspondance Polémia – 17/08/2010

Les intertitres sont de la rédaction

Image : L’UDC veut annexer ses voisins pour former la « Grande Suisse » .

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