A propos de Charles Martel : un exemple de désinformation historique

vendredi 18 juin 2010

Auteur de cinq romans, deux recueils de poèmes et d’un dictionnaire français des mots arabes, Salah Guemriche vient de publier Abd-er-Rahman contre Charles Martel, un ouvrage qui s’apparente au genre du roman historique par ses abondantes descriptions, ses longs dialogues et monologues imaginés à partir de sources médiévales plutôt succintes : l’écrivain avoue « prendre des libertés narratives » mais n’en revendique pas moins la véracité ; le sous-titre du livre nous annonce la véritable histoire de la bataille de Poitiers, avec un sens très net du marketing. Il faut croire que les nombreux auteurs ayant traité le sujet depuis les chroniqueurs du Moyen-Age jusqu’aux universitaires du XXe siècle, Hanotaux, Mallet, Gaxotte entre autres ou plus près de nous Jean Deviosse, qui fut chargé de traiter le sujet dans la collection Les trente journées qui ont fait la France, n’avaient pas tout dit …

Le procès de Charles Martel

Dans son avant-propos l’historien amateur avoue que son livre procède d’un traumatisme de la petite enfance contracté dans les années cinquante en Algèrie encore française, alors que l’instituteur assènait à ses élèves la formule « Charles Martel écrasa les Arabes à Poitiers en 732 ». Guemriche a donc écrit ce livre pour régler ses comptes avec ce personnage historique, inspiré par un ressentiment peu compatible avec l’objectivité requise d’un véritable scientifique. Les deux premiers chapitres instruisent le procès à charge du « bâtard » de Pépin II et d’Alpaîde, qui dut s’imposer par les armes dans une société où règnait la brutalité la plus primitive. Il n’est pratiquement question, dans le second chapitre intitulé « Une mauvaise réputation », que des anathèmes prononcés par les clercs du siècle suivant contre l’auteur des spoliations des biens d’Eglise auxquelles s’est livré Charles Martel afin de doter en terres ses guerriers en échange de leurs services militaires. C’est négliger la reconnaissance des évêques et des Papes à l’égard de celui qui, par ses campagnes et la protection accordée aux missionnaires, favorisa l’évangélisation de la Frise et de l’Allemagne, et fut le grand vainqueur des Sarrasins musulmans, même si ses expèditions s’accompagnèrent parfois de dégâts collatèraux comme le démantèlement des fortifications de Nîmes pour éviter qu’elles ne retombent aux mains des Infidèles. Il ne manque pas même à cette kyrielle de grièfs l’accusation d’inceste que Guemriche déduit arbitrairement d’une légende obscure, sans aucune preuve. Immoral, donc, le vainqueur de Poitiers se voit même soupçonné d’idolâtrie en raison de son surnom de « marteau de Dieu », qui rappèlerait l’attriibut du dieu païen Thor. Dans sa partialité systèmatique l’historien-romancier néglige l’homme d’Etat soucieux de lutter contre l’anarchie, précurseur de la renaissance carolingienne que fut le maire du Palais de Thierry IV, mérites que J. Deviosse, pour sa part, lui reconnaît.

Salah Guemriche contre Karl Ferdinand Werner

La tonalité barbare de ce portrait ne cadre pas avec les travaux de K.F. Werner démontrant que la conquête franque, loin d’introduire une rupture définitive dans notre histoire, inaugure une période certes nouvelle, mais en continuité avec le Bas-Empire. Il exista une civilisation mérovingienne digne de ce nom avec un Etat reposant sur le droit romain et les libertés germaniques, associé aux institutions de l’Eglise catholique qui l’imprègnaient d’idéal chrétien. Le grand historien allemand s’insurge en outre contre les préjugés des humanistes qui, rejetant le Moyen-Age dans les ténèbres gothiques, refusaient d’admettre que les trésors de la culture antique nous aient été transmis par les scribes carolingiens et avant eux, mérovingiens. Les « Lumières » du XVIIIe siècle ont tiré de cette hypothèse erronée des conclusions auxquelles les humanistes de la Renaissance, traumatisés par le cruel impérialisme ottoman alors en pleine expansion, ne pouvaient songer : puisque les invasions barbares avaient anéanti la seule culture véritable de l’Occident, à savoir la culture antique, pour sombrer dans l’obscurantisme chrétien médiéval, c’est à la transmission arabo-musulmane que nous devons la réappropriation de notre patrimoine culturel. « Dès le second siècle de l’Hégire, écrivait Voltaire au chapitre VI de l’Essai sur les mœurs, les Arabes deviennent les précepteurs de l’Europe. » L’islamophilie des Lumières et de la Libre-Pensée, envers d’une cathophobie plus ou moins déclarée, est consubstancielle au « politiquement correct » d’aujourdhui. Salah Guemriche montre tout au long de son livre qu’il adhère à la pensée unique, ne serait-ce que par sa condamnation, vigoureusement affirmée dans une note, de Sylvain Gougenheim qui se situe dans la mouvance des recherches de K.F. Werner.

Un Plaidoyer pour l’Islamisation

A une Gaule mérovingienne barbare est opposé un islam éclairé. Comparé à la brute « surgie des forêts du nord »,alias Charles Martel, son adversaire Abd Er Rahman est présenté comme un modèle d’équité et de pièté. L’ouvrage verse dans le mythe d’un Al Andalous où auraient coexisté en harmonie les trois religions du livre, sous la férule d’un islam tolèrant. Munuza, le wali de Narbonne, se voit même contraint de sévir contre l’antisémitisme des chrétiens. Le mot de dhimmitude n’apparaît nulle part. La conquête de la Septimanie wisigothe est présentée sous des dehors pacifiques : les villes auraient négocié leur reddition avec un envahisseur dont elles se seraient senties plus proches que des Francs venus du nord… Salah Guemriche soutient que la plupart des déprèdations attribuées par les chroniqueurs chrétiens aux Sarrasins seraient en réalité dûes aux Vikings, jugement arbitraire pour les régions du midi au VIIIe siècle. Il y eut bien des razzias, concède l’auteur qui les qualifie de « promenades préventives », mais elles n’offrent, selon lui, pas plus de gravité que les campagnes franques sur lesquelles il insiste lourdement. Quant à la notion de djihad, elle n’apparaît guère dans le livre. La campagne de 732 n’aurait été à l’origine qu’une simple expédition punitive contre le berbère Munuza, en révolte contre son chef arabe Abd -er-Rahman, le gouverneur d’Al Andalous qui reprochait en outre à ce wali d’avoir épousé la fille du Duc d’Aquitaine, la très belle Lampégie, plus connue des troubadours que des historiens.
« Et si tout avait commencé par une histoire d’amour ? » s’interroge Salah Guemriche qui se passionne pour ce couple précurseur de nos actuels mariages mixtes au point de lui consacrer trois chapitres. Pourtant les chroniques nous apprennent que, bien que Munuza ait été vaincu et tué, Abd Er Rahman réunit une immense armée qui envahit l’Aquitaine à partir de Pampelune ; suivant un long chemin de flammes et de sang, après avoir ravagé Oloron, Auch, Dax et Bordeaux, brûlé les monastères St Sever et St Savin, pris Périgueux, Saintes et Angoulême, les Sarrasins rencontrèrent, alors qu’ils se dirigeaient vers le riche sanctuaire de St Martin de Tours, l’armée de Charles Martel non loin de Poitiers à Moussais la bataille et furent vaincus le 25 octobre 732.

De la tradition à la désinformation culpabilisatrice

Pendant des siècles les Français ont considèré la victoire de Poitiers comme un évènement fondateur de leur histoire, tant sur le plan religieux que sur le plan politique : héros de l’indépendance nationale, Charles Martel avait repoussé une invasion étrangère et fait triompher de l’Islam la religion chrétienne appartenant à leur tradition depuis l’époque gallo-romaine. Tel était le jugement de Chateaubriand et de Gaxotte, entre autres. D’autres comme Jean Deviosse, à la suite de Pirenne, Julien et Roux minimisent la portée religieuse de l’évènement, faisant valoir que les Sarrasins ne furent pas définitivement chassés de Gaule en 732, puisque Charles Martel dut faire campagne en Provence et Septimanie contre eux en 737 et 739 , sans parvenir à reprendre Narbonne qui ne fut conquise qu’en 759 par son fils Pépin le Bref.
Une contestation plus radicale vient de la Libre-Pensée ; Anatole France l’a formulée dans « La vie en fleurs », prêtant cette remarque à l’un de ses personnages :« La bataille de Poitiers fut le jour le plus néfaste de notre histoire car la victoire de Charles Martel empêcha la Gaule d’être civilisée par les Arabes. »

Depuis les guerres coloniales la contestation de Charles Martel se fonde sur l’idéologie anti-raciste, encore avivée dans le contexte de l’immigration. C’est le point de vue adopté par Salah Guermiche pour qui l’évènement de 732 nous aurait inculqué une sorte de maladie mentale qu’il nomme « Syndrôme de Poitiers »,lequel nous porterait à l’islamophobie et au racisme anti-arabe. Aussi nous invite-t-il à la guérison par la désinformation historique. Sans aller jusqu’à nier que la bataille ait jamais eu lieu, nous devrions vider l’évènement de sa substantifique moelle patriotique en adoptant sa thèse : notre mémoire collective a surévalué la victoire de 732 pour oublier la défaite de 1356, survenue elle aussi à Poitiers, devant les Anglais. Ainsi l’honneur chatouilleux de nos immigrés serait sauf, quitte à ce que nous renoncions au nôtre. Mais qu’importe l’identité française, qu’importe la vérité historique pour Salah Guemriche qui avoue ne s’intéresser qu’à l’intégration.

Abbon.
07/06/2010

Abd-er-Rahman contre charles Martel – La véritable histoire de la bataille de Poitiers, Salah Guemrich, Editions Perrin, 10 mai 2010, 312 p.

Correspondance Polémia – 18/06/2010

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