HOTEL DE LA MARINE : La profanation du Temple

samedi 20 février 2010

Au moment où les élus s'interrogent sur «l'identité nationale», l'État, garant du patrimoine, veut brader l'Hôtel de la Marine, emblème des valeurs françaises et maritimes, haut lieu de notre histoire.

 

Les richesses de l’Hôtel de la Marine

 

Créé par les meilleurs architectes et décorateurs du siècle de Louis XV, face à l’une des plus prestigieuses places de Paris, cet imposant hôtel constitue, depuis son ouverture au public en 1775, un véritable emblème national. Depuis la visite que Joseph II, empereur germanique et beau-frère de Louis XVI, y fit le 2 mai 1777, jusqu’à la grande exposition commémorant le Bicentenaire de la Révolution, il n’a cessé d’être au cœur des évènements de notre pays, comme l’ont rappelé - et même révélé – à cette occasion de nombreuses pages d’histoire. De la fin du XVIIIe siècle à la première partie du XXe, l’administration centrale de la Marine y était en effet plus civile que militaire. Aussi ne doit-on pas s’étonner que dans ses murs ait été élaborée l’abolition de l’esclavage par le ministre François Arago – grand savant et grand humaniste – et par le secrétaire d’Etat Victor Schoelcher. On remplirait des volumes du récit des grands évènements qui, pendant plus de deux siècles, ont donné âme à l’Hôtel de la Marine.

Quel que soit le type d’aliénation du monument auquel songent les services financiers de l’Etat, un abandon par la puissance publique serait incontestablement perçu comme une forme de mépris de notre histoire. Par ailleurs, au moment où les urbanistes déplorent que l’habitat contemporain ne facilite pas la mixité sociale, il n’est pas inutile de rappeler que ce vaste édifice offre un témoignage unique de réunion sous le même toit – dès le temps de Louis XV – de logements destinés à des individus de classes sociales très diverses.

Les appartements du piano nobile [ndlr: étage noble], au-dessus de l’entresol, sont bien connus pour la qualité et la somptuosité de leur décor, remontant à la fin de l’Ancien Régime. L’ancien salon de compagnie de Lemoine de Crécy, garde général du Garde-Meuble de la Couronne, est devenu en 1789 bureau du ministre de la Marine, et en août 1792 celui de Gaspard Monge. Bien que divisé en trois, il a conservé l’essentiel de ses décors d’origine, en particulier ses dessus-de-porte de Jean-Baptiste Pierre, premier peintre du Roi, et sa belle cheminée en brèche de Sienne, surmontée de son trumeau. Quant à la salle à manger où, en 1792 et 1793, se réunit occasionnellement le gouvernement de la Première République, elle servit sous le Premier Empire aux réunions du Conseil de la Marine. Séparée en deux bureaux et un passage obscur, elle a également conservé sa cheminée, ses huisseries et ses lambris d’appui. Son mobilier, dû à Jacob, se limitait à une chaise branlante et à des fragments altérés et détachés. Il a été reconstitué en 1979 pour meubler la partie de l’ancienne Grande Galerie dont Napoléon III et la Troisième République avaient fait deux salons, récemment restaurés grâce au mécénat de l’entreprise Bouygues. Des cloisonnements ont, là aussi, modifié le volume des salles, mais l’une d’entre elles – donnant sur la rue Royale – a conservé ses huisseries, ses peintures de l’école d’Oudry et une partie de ses lambris.

Voilà ce que l’on connaît généralement de l’Hôtel de la Marine et qui, non seulement mérite de subsister, mais devrait faire l’objet d’une restauration attentive. Il conviendrait cependant d’étendre ces travaux à des appartements moins prestigieux, mais évocateurs du travail des employés de l’Administration publique. Le bureau de Guy de Maupassant, restauré dans les années 1980, pourrait-il ainsi s’intégrer de façon cohérente à une série d’intérieurs caractéristiques de la vie des fonctionnaires de la Marine. On évoquerait à cette occasion de nombreux autres hommes de culture tels que Prosper Mérimée ou l’éditeur Hetzel – bien connu pour ses liens avec Jules Verne et avec Victor Hugo – sans oublier les savants, membres de l’institut de France, et les artistes tels que Louis-Philippe Crépin, peintre de la Marine, qui y eut son atelier.

Situé au deuxième étage, dans un secteur totalement méconnu des visiteurs privilégiés, l’appartement du baron de Pont-l’Abbé, lieutenant-colonel de la garde constitutionnelle de Louis XVI, recèle un précieux salon, restauré en 1980 dans son état exact de 1788, tant dans son ameublement que dans ses soieries, moquettes et velours spécialement retissés pour l’occasion. Il faut regretter que ces travaux n’aient pas été poursuivis dans les autres pièces de l’appartement, bien que le projet en ait été présenté par MM. Collette, Architecte en chef des Monuments historiques, et Prévost-Marcilhacy, Inspecteur général, alors chargés de l’édifice. On doit d’autant plus le regretter que certains indices tendraient à y voir le lieu de réunion d’une loge maçonnique, antérieur aux aménagements des 1789. La famille de Louis XV vint aussi à diverses occasions dans cet appartement dans lequel – chose étonnante - se trouvait comme enclavé celui d’un modeste secrétaire du Garde-Meuble. A cette époque coexistaient en effet dans l’édifice d’assez nombreux logements populaires, tant à l’entresol qu’au troisième étage ou dans le bâtiment arrière, donnant sur la cour des ateliers, voisinant avec des espaces dont la qualité du décor était comparable à celle des petits appartements de Versailles !

Ce simple aperçu suffit à montrer que les salons dorés qui donnent sur la majestueuse colonnade et la place de la Concorde ne sont pas, tant s’en faut, les seules salles historiques de l’Hôtel de la Marine. Pour être complet, il faut aussi mentionner le boudoir où fut signé le procès-verbal de l’exécution de la reine Marie-Antoinette, également restauré par l’Etat, et la chambre dite de Marie-Antoinette dont le décor de 1770 a été légèrement retouché vers 1817 pour la duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI et belle-fille de Charles X. Restaurée avec le plus grand soin au début des années 1990, cette dernière pièce a été en partie remeublée grâce au concours de l’Association des Amis de l’Hôtel de la Marine. On ne saurait oublier enfin le cabinet des glaces, bijou de l’art décoratif français, qui a fait, lui aussi, l’objet d’une parfaite restauration.

L’Hôtel de la Marine représente enfin un témoin essentiel dans l’évolution de l’architecture française au Siècle des Lumières, à propos duquel se sont affrontés esthètes, architectes et urbanistes, mais aussi courtisans de la puissance publique, tenants de la puissance municipale, sans compter les spéculateurs et promoteurs immobiliers, de même que les hauts commis de l’Etat attentifs à limiter la dépense publique. Ne se trouvait-on pas alors au temps des Encyclopédistes ?

Louis XV eut à imposer ses vues dans un univers d’intrigues presque inextricables. Il eut une peine infinie à faire prévaloir la thèse selon laquelle la ville ne devait plus rester figée dans les conceptions remontant au Grand Siècle. Le grand Jacques-Ange Gabriel, son Premier Architecte, dut lui aussi s’adapter à ces principes nouveaux. On doit reconnaître qu’en dépit des altérations subies depuis sa création, la Place de la Concorde exprime, entre les Tuileries et les Champs-Elysées, entre la Seine et le pied de la colline de Montmartre, une conception renouvelée de la ville. Il ne s’agit plus de zones réservées, faites de ruelles et de jardins privés, de cloîtres et de places de village, mais de secteurs aérés, ouverts à la circulation et à l’expansion.

Jean Ducros

16/02/2010

Secrétaire général de l’Association des Amis de l’Hôtel de la Marine

 

Correspondance Polémia

20/02/2010

 

La Tribune de l’Art a consacré plusieurs articles à l’Hotel de la Marine et à sa sauvegarde :

http://www.latribunedelart.com/la-restauration-de-l-hotel-de-la-marine-article001514.html

http://www.latribunedelart.com/l-etat-va-t-il-se-debarrasser-de-l-hotel-de-la-marine-article001515.html

http://latribunedelart.com/pour-hypothequer-laeur-tm-hotel-de-la-marine-remettons-le-a-laeur-tm-etat-neuf-article002432.html

Ainsi que Momus : http://www.momus.fr/editos-momus.php?id=00051

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