S’il y a une chose que je ne peux pas comprendre c’est lorsque les fonctionnaires européens, qui ont passé le plus clair de leur vie à servir l’Europe, se mettent à parler comme l’homme de la rue avec des pensées telles que « la chose la plus importante me semble toujours que le plus grand nombre des citoyens du monde puisse se comprendre ». À mon avis, il faut, d’abord, qu’ils aient quelques choses à se dire, à part les lieux communs du Net.
Considérer la langue comme un simple et banal instrument de communication c’est comme dire que l’or est précieux parce qu’il brille. La langue préside, avant tout, à la structuration de la pensée, elle confère une échelle d’évaluation des valeurs, une aptitude à l’application du droit, une vision du monde. Ecrire un texte original, devant être traduit dans d’autres langues, dans une langue ou une autre, ne constitue pas du tout un fait anodin, il constitue un choix fondamental parce que la langue originale va façonner le sujet, suivant un dessin caché sous le métier.
Les anglophones ont bien compris cela et ils jouent à fond sur cet atout, ce n’est pas pour rien que des principes fondamentaux de la Communauté ont disparu, peu à peu, de la conception de l’Europe d’aujourd’hui, telle que la préférence communautaire pour faire un seul exemple parmi beaucoup d’autres. Lorsqu’on accepte d’examiner un Règlement, une Directive, une stratégie de politique communautaire et, parfois, même de se prononcer sur un texte écrit dans une seule langue originale, on a déjà démissionné à contribuer efficacement à la construction européenne.
Il est vrai que, dans le contexte actuel, ce n’est pas simple de réfléchir de manière autonome, de se faire une idée précise des enjeux. On est bombardé de tous les cotés par la pensé unique, in english of course, les fonctionnaires européens et même les nationaux reçoivent sans interruption, par l’Internet, des documents tous prêts dans tous les domaines sensibles de l’œuvre qui occupe les institutions européennes, ils n’ont qu’à faire cut and paste plus personne n’a la nécessité de réfléchir et de s’informer de sa propre initiative.
À mon avis, il faut comprendre, une fois pour toutes, sous peine de faire foirer définitivement la baraque Europe, que le problème auquel nous sommes confrontés n’est pas celui de faire traduire tous les documents officiels et non-officiels au bénéfice des citoyens européens et autres usagers. Le véritable problème est, d’une part, celui des textes originaux, celui de la langue qu’on utilise pour penser et concevoir les texte normatifs et les stratégies, de l’autre, celui de la langue dans laquelle on soumet les documents aux décideurs pour se faire une idée et se prononcer. Lorsqu’on arrive à une traduction, pour tout le monde, « a posteriori » les jeux sont faits, on est en plein dans un système de colonisation.
Le sujet mérite des plus amples explications mais je m’arrête là pour le moment.
Anna Maria Campogrande
09/01/2001
Presidente d’Athéna
PS : Je recommande la lecture du livre du Dr. Alfred Tomatis L’oreille et la vie ainsi que celui de Paul-Marie Couteaux Être et parler français, des œuvres fondamentales pour comprendre le rôle de la langue dans la structuration de l’individu et de sa pensée.
Anna-Maria Campogrande est vice-président du syndicat de la fonction publique européenne « Action et Défense – Belgique ». De nationalité italienne, Anna Maria Campogrande assume au sein de la Commission de Bruxelles, une responsabilité essentielle dans la défense et la valorisation des langues européennes, parmi lesquelles la langue française tient une place historique de choix.
Correspondance Polémia
19/01/2010
Voir également :
http://www.polemia.com/article.php?id=1555
http://www.polemia.com/contenu.php?cat_id=21&iddoc=1478
http://jerome.desquilbet.org/pages/55/
Image : Délégation générale à la langue française