Accenture, croisé de la mondialisation

jeudi 3 décembre 2009

Au lendemain de la votation sismique des Suisses qui peut être interprétée comme un chant d’espoir mêlé de révolte contre la mondialisation rampante et dont Polémia parle par ailleurs, il nous paraît intéressant de reprendre à l’usage de nos lecteurs un article paru sur un blog du journal Les Echos qui nous fait découvrir, dans une description presque caricaturale, une belle « transnationale »…américaine. « Ici [dans cette entreprise] tout est normalisé, standardisé et donc reproductible d’une affaire à l’autre, d’un pays à l’autre. »
Tout y est : mondialisation, délocalisation, standardisation et formatage, aliénation linguistique.

Polémia


Accenture, croisé de la mondialisation

« Américains ! Nous ? »Les murs des salles de réunions d’Accenture ont beau être décorés de portraits géants du golfeur Tiger Woods, la mascotte de l’entreprise, la suggestion est prise comme une marque d’ignorance, voire une insulte. En ces temps troublés de remise en cause de la mondialisation et de repli identitaire, il est intéressant de se pencher sur le cas tout à fait exceptionnel d’Accenture, la plus grande société de service informatique au monde avec IBM. Accenture, avec ses quelque 180.000 employés dans plus de cinquante pays, n’est pas une société américaine ni européenne, ni rien d’autre. Elle est la première vraie multinationale sans nationalité.

D’ailleurs, la grande décision stratégique de cette année 2009 a concerné le déménagement de l’immatriculation de l’entreprise des Bermudes vers l’Irlande. Une destination moins ensoleillée mais plus politiquement correcte en ces temps de chasse aux paradis fiscaux. Mais pas question pour autant de déménager le siège social de l’entreprise, pour la bonne raison qu’il n’y en a pas. Le patron, Bill Green, travaille à Boston et les membres du comité exécutif à Paris, Londres, Francfort ou Bengalore. Il se réunissent par vidéoconférence, ou chez l’un ou l’autre au gré des circonstances.

Cette affirmation, proclamée sur tous les tons, et qui lui permet de ne se reconnaître comme véritable concurrent qu’IBM, et éventuellement Capgemini en Europe, n’est que partiellement exacte. L’entreprise n’a certes pas de passeport, mais l’omniprésent Tiger Woods en plein swing et son slogan, « High performance delivered », tempèrent le propos. Dans sa tête, Accenture restera à jamais marqué par son enfance américaine. Pas parce qu’on y parle anglais à tous les étages, mais pour son amour des procédures et de la démarche normalisée. Dans un roman paru en 2006 (1), Vincent Petitet, qui avait travaillé dans l’entreprise quand elle s’appelait encore Arthur Andersen Consulting, moque cette obsession du modèle. Le héros se voit confié des missions avec force« key change et deliverable sur les méthodologies et la mission, notamment le modèle Hellington et l’algorithme Bankofsky ». Ici tout est normalisé, standardisé et donc reproductible d’une affaire à l’autre, d’un pays à l’autre.

C’est justement cette combinaison unique de globalisation extrême et de normalisation à outrance qui est à l’origine du succès considérable d’Accenture, devenu, avec sa profitabilité exemplaire, le modèle de toute la profession des services informatiques. Un modèle bien difficile à répliquer, car il est issu de l’histoire particulière de l’entreprise. Il repose sur trois piliers étroitement imbriqués : la culture du conseil, la focalisation sur les grands comptes et une organisation mondiale unifiée.

Comme tous les « big five », ces grands auditeurs comptables américains, vedettes des années 1980, Arthur Andersen s’est lancé dans le conseil en management, puis dans l’informatisation de ses clients. Devant le succès de l’opération et le risque de conflit d’intérêts soulevé par les autorités, l’entreprise sépare en 1989 son activité Andersen Consulting du reste… Avant de recréer une activité concurrente. En 2000, après deux ans de procès, les deux Andersen se séparent et la branche consulting devient Accenture. Une décision qui épargnera l’entreprise du naufrage de son ancienne maison mère, deux ans plus tard.

De cette histoire mouvementée, il restera cette culture du consultant qui lui fait fréquenter les dirigeants d’entreprise plutôt que les divisions informatiques, parler stratégie et métier avant de parler ordinateurs et logiciels. Cet héritage se retrouve dans l’organigramme d’Accenture, qui place face à ses clients des spécialistes métiers (high-tech, finance, automobile, distribution, énergie, etc.) qui seront les premiers interlocuteurs de tout projet, évidemment toujours pompeusement baptisé « transformation ». Une façon de rentrer par le haut dans les entreprises qui a poussé ses concurrents, au début des années 2000, à l’imiter en rachetant des grands du conseil : Ernst & Young pour Capgemini et PricewaterhouseCoopers pour IBM. Mais il manquait à ces informaticiens cette culture spécifique du conseil stratégique pour que la fusion se fasse sans encombre. Résultat, des années d’intégration et le départ d’une grande partie des consultants, avant que la machine fonctionne. En attendant, Accenture a creusé son sillon.

Comme tout cabinet de consultants à prétention mondiale, l’important est de donner une armature intellectuelle à ses troupes. Pour cela, l’entreprise se garde bien de recruter des professionnels expérimentés. Il lui faut des têtes bien faites mais encore vierges de toute mauvaise influence
. Accenture recrute à la sortie des écoles. Avec un argument qui fait mouche : un métier varié, une très bonne paye et un CV en or pour se recaser plus tard, tout cela en échange d’une disponibilité de tous les instants. Avec un principe énoncé dès l’entrée, celui du « up or out ». Au bout de quatre à cinq ans, on monte dans la hiérarchie… ou on s’en va. D’où ce paradoxe apparent : une moyenne d’âge très jeune, 32 ans en France, et des dirigeants très anciens : la plupart ont effectué toute leur carrière dans l’entreprise, à l’instar de Bill Green, le PDG, qui revendique plus de trente ans de maison, ou le Français Pierre Nanterme, patron monde de l’activité finance, chez Accenture depuis vingt-six ans. Tant qu’on monte, on reste.

Deuxième pilier, la focalisation sur les grands comptes. Il vient, là aussi, de la culture du conseil stratégique. Aujourd’hui, 96 des 100 premières entreprises américaines sont clientes d’Accenture et les trois quarts des 500 premières. Plus important encore, 99 de ses 100 premiers clients le sont depuis cinq ans, et 87 depuis dix ans. C’est ce travail en profondeur qui permet à l’entreprise de décrocher plus de contrats, souvent à de meilleurs tarifs. Le prix de la confiance qui se mesure par une marge opérationnelle de 12 à 13 %, soit quasiment le double de celle d’un Capgemini.

Le dernier pilier est évidemment celui de la globalisation du process et des hommes. Entreprise sans nationalité affirmée, Accenture a été la première de son secteur à comprendre l’enjeu de la mondialisation. Dès 1985, des bureaux sont ouverts à Manille, en 1995 en Inde. Aujourd’hui ces deux pays sont devenus les plaques tournantes de sa stratégie de délocalisation des services informatiques (offshore) avec plus de 55.000 personnes (dont 40.000 en Inde, premier pays d’Accenture en termes d’effectifs). La société est celle qui a poussé le plus loin le concept, capable d’offrir à un client français des services délocalisés à Nantes, à Casablanca, à Maurice ou à Manille, selon ses besoins. Ses clients et ses « usines » sont mondiales. Pour que tout cela fonctionne harmonieusement, les process, méthodes, outils, mesures, architecture ont été standardisés à l’extrême afin que tous parlent la même langue (appelée « Accenture Delivery Suite ») et se sentent à l’aise partout. Car l’efficacité de l’entreprise repose largement sur sa science de la gestion et du partage des connaissances (« knowledge management »). La firme avait fait sensation il y a quelques années en supprimant la notion de bureau physique. Celui des consultants d’Accenture se limite à leur ordinateur portable qu’ils branchent sur la même prise et dans le même environnement où qu’ils se trouvent dans le monde. Métaphore même d’une mondialisation virtuelle et disciplinée dont Accenture est le porte-drapeau absolu.

JPG
Les Echos.fr
25/11/2009

http://blogs.lesechos.fr/article.php?id_article=3260


Correspondance Polémia
03/12/2009

Image :
sigle d’Accenture

Archives Polemia