Géographie de l'immigration africaine : l'évolution des rapports Nord-Sud

dimanche 10 mai 2009

Le titre de la conférence n’est pas celui qui avait été indiqué pour le programme du colloque du 19 mars à savoir « le basculement stratégique d’une Europe africanisée ». L’orateur non plus puisque j’interviens en lieu et place d’Aymeric Chauprade. A chacun ses valeurs et ses références.

Démarche et références


Je ne me situe pas comme un démographe pur sucre, un historien émérite ou un politique soucieux de dénoncer une situation qui lui paraît insoutenable. Je suis un consultant international qui travaille depuis une vingtaine d’années en Afrique et avec les Africains de France dans le cadre de ce qu’on appelle l’aide au développement. Ce travail a été balisé par un certain nombre de documents récents. Je citerai d’abord l’ouvrage Les migrations en Europe (éditions Acropole) en 2007, le rapport que j’ai fait pour le Conseil de l’Europe sur « l’immigration en provenance d’Afrique subsaharienne », qui a été présenté par le sénateur Jean-Guy Branger et voté à l’unanimité ce qui est relativement rare compte tenu des recommandations faites sur certains sujets sulfureux comme les reconduites. Enfin il y a les deux ouvrages consacrés aux rapports entre la France et l’Afrique qui fonctionnent comme un recto verso.   La France en Afrique (troisième édition septembre 2008) retrace l’histoire de la présence française en Afrique subsaharienne de 1525 en 2008 mais en écoutant l’exposé magistral de Philippe Conrad, je me suis convaincu qu’on pouvait en une brillante synthèse d’une heure, apporter presque autant d’informations qu’en 500 pages d’ouvrage. Les Africains de France qui sort en librairie aujourd’hui toujours chez Acropole est une approche des diasporas maghrébines et d’Afrique subsaharienne vivant en France, de leur nombre, de leurs attitudes et de leurs problèmes.
Il est toujours périlleux d’intervenir en antépénultième position dans un colloque. C’est se condamner presque à coup sûr à la contradiction avec les orateurs précédents, à l’insignifiance ou au psittacisme. Je vais donc essayer de balayer rapidement le paysage géopolitique de l’immigration africaine en France et en Europe, en proposant un état des lieux quantitatif, un rappel des spécificités de l’immigration africaine, une analyse des défis que l’immigration africaine pose à l’Europe d’aujourd’hui et de demain avec les scénarios envisageables et enfin, dans l’optique de la mutation des rapports Nord-Sud, une confrontation entre ce que l’Afrique demande à l’Europe en matière d’immigration et ce que l’Europe exige de l’Afrique.

Etat des lieux

S’aventurer dans le maquis des chiffres est une aventure à haut risque et j’aime bien cette remarque du démographe Alfred Sauvy qui disait que « les chiffres sont des êtres fragiles qui à force d’être torturés finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire ». On considérera donc le tableau que je vais projeter comme un simple ordre de grandeur établi à partir d’une démarche d’expertise.
Je pars pour la France des chiffres de l’INSEE actualisés au 1/1/09. Mais l’INSEE s’appuie sur des recensements qui ne recensent que ceux qui veulent ou peuvent remplir les documents de ses enquêteurs. Ses propres spécialistes évaluent à une fourchette de 1,5 à 3% le nombre des personnes qui échappent au recensement. Je croise ces chiffres avec les statistiques des autres organismes internationaux, OCDE, Eurostat, Division de la Population des Nations Unies, Migrations Watch, et avec les mini-enquêtes et des monographies de chercheurs, non généralisables quantitativement, mais très utiles pour savoir qualitativement ce qui se passe au niveau de la barre d’immeubles, du quartier ou de l’agglomération. Et, en réduisant ainsi la part d’ombre sans malheureusement pouvoir apporter toute la lumière, je mets le curseur à l’intérieur de la fourchette restante à la place qui me paraît la plus appropriée compte tenu des méthodes d’investigation retenues.
D’autre part, je ne considère pas les immigrés au strict sens de la définition donnée par le Haut Conseil à l’Intégration à savoir « les personnes nées à l’étranger de parents étrangers ». Je travaille sur l’ensemble de la communauté d’origine étrangère incluant donc les immigrés et leurs enfants, qu’ils soient nés à l’étranger ou en France, qu’ils soient en situation légale ou illégale. J’utiliserai systématiquement ces adjectifs de préférence à « clandestins » qui implique le désir de les renvoyer chez eux ou à « sans-papiers » qui connote le souci de les régulariser. Pour les autres pays de l’Union Européenne, compte tenu de la difficulté d’appréhender statistiquement les « immigrés de seconde génération », je m’en tiens à « ceux qui vivent dans un autre pays que celui où ils sont nés » en sachant qu’il y a effectivement ici un biais qui ne peut être contourné dans l’état actuel des informations disponibles . Bien entendu les chiffres de la France sont inclus dans ceux de l’Union Européenne et ceux de l’Union Européenne dans ceux du Monde
A partir de là, en ce qui concerne l’immigration d’Afrique subsaharienne, on aboutit aux répartitions  suivantes:


A/ Communauté africaine en millions d’ habitants :

France métropole :   2,4 mios

Union Européenne : entre 3 et 8 mios, tendance 5,5 mios

Monde : entre 40 et 65 mios, tendance 48 mios                                                                                                                         

B/ % sur population d'origine étrangère (POE)

France métropolitaine : 31,8% des 7,54 mios de POE

Union européenne : 9,8% des 56 mios de POE

Monde : 24% des 200 mios de POE

C/ % sur la population totale

France métropolitaine : 3,85% des 62,4 mios

Union européenne : 1,1% des 500 mios

Monde : 0,7% des 6.857 mios 

Deux brefs commentaires pour expliciter ce tableau qui présente la situation au 1/1/2009 avant d’examiner l’évolution récente de ces flux.
Le chiffre moyen de 48M de ressortissants d’origine africaine dans le monde ne doit pas faire illusion. La plupart de ces migrants vivent en Afrique et non dans un autre continent. Il s’agit de migrations internes et non de migrations externes.
A la lumière de ce tableau, la population immigrée africaine ou d’origine africaine est loin d’être prédominante en Europe d’où la difficulté de parler d’une Europe « africanisée ». C’est en France qu’elle est la plus importante pour des raisons historiques, structurelles et conjoncturelles, qui seront exposées ultérieurement.

L’évolution des flux d’Afrique subsaharienne

La première observation est l’accroissement des migrations externes par rapport aux migrations internes. 26 pays africains sont actuellement la proie de conflits ouverts ou larvés et l’insécurité qui règne sur le continent pousse un certain nombre d’Africains à tenter l’aventure hors de l’Afrique. Cette migration externe reste minoritaire par rapport aux migrations internes notamment de réfugiés. Elle correspond néanmoins à une tendance lourde.
Les flux annuels des migrations sont en immigration constante. Cette question a été largement traitée par Philippe Bourcier de Carbon, Henry de Lesquen, Jacques Bichot et Jean-Yves Le Gallou et je n’y reviendrai donc pas sinon pour souligner qu’elle est la conséquence de l’observation précédente et qu’elle concerne à la fois les migrations légales et les migrations illégales.
Dans ce cadre, les migrations légales sont largement supérieures aux migrations illégales, contrairement à l’image qu’en donnent parfois les medias. Le solde migratoire européen annuel se situe entre 1,6 et 2,1 millions et les entrées illégales ne représentent qu’environ 500.000 personnes. Or les Africains sont loin d’être les seuls concernés par ce dernier chiffre. Certes un grand nombre d’entrées légales deviennent illégales en raison de la prolongation indue des titres de séjour. Mais on n’a pas insiste, me semble-t-il, sur les entrées qui se font à l’aide de faux papiers. On peut dire, sans forcer la note, qu’à la vague de sans-papiers, a succédé celle des faux papiers dont le trafic est florissant de part et d’autre des rives de la Méditerranée.
Enfin je voudrais insister sur un phénomène qui s’est développé ces dernières années que les anglo-saxons appellent l’asylum shopping et que nous traduisons maladroitement par l’expression shopping migratoire. Ceci signifie simplement que le migrant choisit, et c’est tout à fait compréhensible de son point de vue, le pays où il trouvera le plus d’avantages et le moins d’inconvénients. Si la communauté de langue avec le pays d’accueil et la présence d’une diaspora active constituent toujours des facteurs d’attraction, d’autres phénomènes interviennent aujourd’hui dans le choix du pays d’accueil : la législation en matière de regroupement familial, la qualité et l’importance des prestations sociales ou médicales fournies, la possibilité de trouver facilement un emploi ou de le créer , le risque d’être renvoyé dans son pays d’origine. Aussi ne faut-il pas s’étonner par exemple de trouver plusieurs centaines de milliers de Sénégalais en Italie et plusieurs dizaines de milliers en Amérique du Nord comme l’a montré Gérard-François Dumont dans un numéro récent de la revue Population et Avenir, de la même façon qu’on rencontre des Ukrainiens au Portugal et des Irakiens au Danemark avant que nombre de pays européens n’imposent comme condition d’entrée une connaissance minimale de la langue du pays d’accueil.

Typologie des migrations

Ceci conduit à s’interroger sur les motivations des migrants en reprenant la distinction traditionnelle entre les facteurs push qui chassent les migrants hors de chez eux et les facteurs pull qui les attirent vers un continent ou un pays déterminé.
Dans ce contexte le principal facteur pull est constitué par les migrations familiales y inclus ce que Jean-Yves le Gallou a appelé les migrations nuptiales et que je classe dans la catégorie plus large des migrations maritales, ainsi que les migrations prénatales qui consistent à venir accoucher dans un pays d’accueil où le bébé en vertu du droit du sol existant dans ce pays obtiendra la nationalité et permettra ultérieurement à ses parents de la réclamer et souvent de l’obtenir.
Il faut aussi tenir compte des migrations étudiantes. La France accueille ainsi 41% des étudiants africains partis à l’étranger. Il est d’ailleurs intéressant de constater à ce propos qu’alors que les étudiants maghrébins se répartissent dans toutes les disciplines notamment scientifiques et que nombre d’entre eux arrivent jusqu’au doctorat, les étudiants d’Afrique subsahariennes sont majoritairement concentrés dans les filières lettres et sciences humaines, droit et administration des entreprises et que nombre d’entre eux abandonnent le système LMD avant le troisième cycle.
Outre ces motivations, on recensera les migrations relevant de l’asile politique inévitables venant d’un continent déchiré par les conflits et les persécutions, les migrations médicales notamment dans une France qui offre une protection totale avec la CMU pour les migrants en situation légale et l’aide médicale d’Etat pour les migrants en situation illégale. Je fais ici une parenthèse. La France est la seule qui ait mis en place cette aide attribuée par des motifs humanitaires par l’équipe Aubry-Kouchner-Jospin, même si d’autres pays le font plus discrètement. Toute la question est de savoir si les autres pays vont suivre notre exemple ou si la France va rester seule à la distribuer avec le risque de recueillir tous les migrants qui ne peuvent trouver en Afrique des prestations susceptibles de les guérir. Le gouvernement Jospin avait tellement sous-estimé l’importance de la demande et l’appel d’air qu’il allait provoquer, qu’il avait provisionné cette aide à la hauteur de 45 M d’euros par an alors qu’elle en a représenté 413 en 2007.
Enfin on n’oubliera pas les migrations culturelles notamment en France qui est un carrefour pour le développement de tous les arts, qui est la championne des festivals et où les Africains sont très présents, et enfin les migrations starisées car de nombreux migrants rêvent aux success stories des stars du sport, de la musique, de l’artisanat voire de la politique.
Dans cette revue des principales motivations de l’immigration africaine, on notera que les migrations de main d’œuvre et de compétences sont peu présentes. Mais on ajoutera qu’il n’y a pas de frontières étanches entre migrations de main d’œuvre et migrations de peuplement. Ceux qui viennent dans le cadre du regroupement familial peuvent être amenés à chercher du travail et leurs enfants de toute façon sont destinés à fournir la main d’œuvre nécessaire au développement du pays. Inversement les migrants qui arrivent dans le cadre d’un contrat de travail se marient, ont des enfants et relèvent ainsi également de l’immigration de peuplement.

L’Europe face aux quatre défis de l’immigration africaine


Face à cette importance des flux migratoires d’origine africaine, l’Europe est confrontée à quatre défis majeurs.
Le premier est comme l’ont souligné mes collègues l’hiver démographique que connaît aujourd’hui l’Europe. Les migrations africaines sont-elles susceptibles de le compenser, de payer les futures retraites et de redonner une nouvelle jeunesse à une Europe à bout de souffle ? Cette question divise à la fois les futurologues les économistes et les politiques. Je me contenterai de la mentionner.
Le second défi est la maîtrise des migrations clandestines car c’est ce mot qu’utilisent les pouvoirs européens. « On n’arrête pas la mer avec ses deux bras » disait le président Abdou Diouf . La Méditerranée avec le détroit de Gibraltar, les îles siciliennes de Lampedusa et de Pantelleria, les escales possibles à Malte ou à Chypre, est comme un lac intérieur pour les bateaux surchargés de migrants qui fuient le continent africain. Au fur et à mesure que les surveillances se renforcent (murs et barbelés de Ceuta et Melilla, dispositif Frontex de surveillance maritime et aérienne, radars et détecteurs thermiques, contrôle informatique du Système d’Information Schengen…,,) les itinéraires des migrants se diversifient et s’allongent. Les Canaries, et demain peut-être les Açores, Madère, la Crète, les Baléares, la Sardaigne voire le Monténégro constitueront autant d’escales pour rejoindre l’Europe de Schengen. Ceux qui tentent l’aventure estiment n’avoir plus rien à perdre, ayant jeté leurs papiers pour ne pas être renvoyés dans leur pays et ne pouvant renoncer car tout leur clan s’est cotisé pour le paiement et la réussite de leur passage.
Il n’y a plus de passages sans passeurs. Ceux –ci se sont organisés aujourd’hui en véritables PME maffieuses, encouragés par des Etats qui acceptent la création à leurs frontières d’ « agences de tourisme ». Ces réseaux qui affirment assurer la prise en charge du migrant depuis son point de départ jusqu’au pays d’accueil, les abandonnent souvent en route, exigent des primes supplémentaires et conduisent ceux qui arrivent au terme à accepter des conditions qui relèvent souvent de l’esclavage moderne. Or l’Europe n’a pas les moyens d’intervenir en amont des passages. Quand les migrants africains sont arrivés, il est trop tard pour les renvoyer chez eux. Entre la reconduite massive impossible, la régularisation qui donne une prime à l’état de fait et la régulation aléatoire, l’Europe est désarmée. L’externalisation des demandes d’asile se heurte aux réticences culturelles et financières des pays de « transit » sollicités, qui sont par ailleurs mal outillés pour faire le tri entre vrais et faux demandeurs, et n’ont pas la confiance des candidats à l’émigration qui les considèrent comme des traîtres. Quant à l’aide au développement des pays d’origine, elle n’a pas découragé les candidats à l’émigration d’autant plus qu’elle n’est ni ciblée ni contrôlée. Vous connaissez le théorème de l’aide. Quand on donne 100 euros à l’Afrique, il n’y en a que 5 qui viennent appuyer des projets pilotés ou co-pilotés par des africains. Mais les bailleurs de fonds et les donateurs ne savent pas à l’avance quels sont les 5 « bons euros ».
Le troisième défi est la lutte contre les discriminations. L’Europe est elle capable d’assurer aux migrants africains et à leurs enfants une véritable égalité des chances en matière d’éducation, de santé, de logement ? Malgré les progrès accomplis et les dispositifs juridiques existant de lutte contre les discriminations et de sanctions des contrevenants, cette discrimination est bien réelle, provoque chez les migrants africains et leurs enfants un sentiment de victimisation, qui, attisé par les medias et instrumentalisé par certains groupes politiques ou religieux, se traduit par du ressentiment, de la révolte voire de véritables émeutes urbaines qui explosent à chaque événement symbolique comme celles de l’automne 2005 en France. On connaissant depuis longtemps le racisme anti-maghrébin. Les premières années du XXIe siècle ont vu le développement d’un racisme anti-noir et par contrecoup l’apparition d’un racisme anti-blanc et d’un racisme arabo-africain. Mais sans aller jusqu’à une attitude raciste, l’opinion publique française, belge, suisse, italienne ou espagnole à une petite majorité considère qu’il y a aujourd’hui trop d’immigrés africains et que la priorité n’est pas d’accueillir de nouveaux flux, mais de travailler à l’intégration des stocks existants.
Le quatrième défi auquel est confrontée toute politique européenne est celui de la gestion de l’économie informelle qui n’est pas une conséquence de l’immigration africaine car elle existait bien avant elle, mais que l’arrivée massive de migrants venant de pays où l’économie informelle est le moteur de la survie ne peut que renforcer. L’économie informelle sous toutes ses formes , les plus délictueuses (trafic de drogues, d’armes, de plantes, d’animaux, d’organes humains) comme les plus conviviales (SEL, troc, brocantes du dimanche) ou les plus camouflées (travail au noir, ethnic business, blanchiment d’argent, fausses factures ) représente aujourd’hui entre 17 et 33% du PNB des principales nations d’Europe et sa progression est exponentielle. Non seulement elle diminue les ressources de l’Etat mais elle abolit la frontière entre le légal et l’illégal, remplace la règle par la transaction et paradoxalement constitue un moteur d’intégration car elle solidarise dans les quartiers sensibles les migrants de toutes origine et les autochtones qui y vivent contre les pouvoirs publics qui viendraient gêner leur « bizness ».
A terme le développement de cette économie détruit des emplois par le biais de la contrefaçon, augmente la petite et la grande délinquance, prive l’état de rentrées sociales et fiscales si bien que les pays européens, les uns après les autres , ont décidé de régulariser ceux qui avaient un travail clandestin pour les réintégrer dans l’économie formelle et récupérer ainsi une partie des ressources perdues.

Les scénarios européens face au développement de l’immigration africaine.

Il n’appartient pas aux experts de donner des leçons à des pays souverains mais de décrire les différents scénarios susceptibles de se produire et de fournir ainsi des outils d’analyse et de prospective pour permettre aux citoyens responsables d’exercer leur droit de regard et d’intervention sur la politique de leurs pays.
La variété des scénarios peut se segmenter en plusieurs catégories qui ne visent que le futur proche car en matière de long terme les futurologues se sont toujours trompés, les prévisions démographiques catastrophiques sont restées loin des réalités observées et les prophéties faites il y a 37 ans par Le camp des Saints de Jean Raspail qui a été cité précédemment et qui ont été actualisées par Le Figaro Magazine quinze ans plus tard ne se sont pas réalisées. Des démographes comme Hervé le Bras dont je ne partage pourtant pas la plupart des analyses, soulignent à juste titre qu’une prévision sur 50 ans comporte mathématiquement 98% d’erreurs.
Le scénario couramment avancé est un scénario diabolique qui peut prendre plusieurs formes - invasion, islamisation, explosion de la délinquance, terrorisme- et qui postule que l’Europe va disparaître ou au minimum t se transformer et s’africaniser sous la poussée de l’immigration africaine.
A ces scénarios diaboliques répondent en écho les scénarios angéliques Ceux-ci appellent à la sanctuarisation d’une Europe forteresse imperméable aux vagues d’immigration qui battent ses murailles : ou au contraire ils prônent la coexistence joyeuse et conviviale d’une humanité métissée ayant adopté les principes du « vivre ensemble », et considérant comme inévitables et bénéfiques le métissage social et le multiculturalisme.
Face à ces scénarios noirs et roses, d’autres surfent sur le principe de la vulnérabilité. Ils considèrent que l’Europe est menacée par une série de catastrophes potentielles (krach politique, économique, écologique, technologique, médical…). Face à cette situation, les partenariats doivent être conclus avec des pays et non avec des personnes, fixant les obligations des uns et des autres en matière d’accueil de nouveaux migrants ou de retour des migrants dans leur pays d’origine.
Ce scénario se double souvent d’un scénario volontariste qui en est la version active. Dans ce cadre ,les pays européens favoriseraient les naissances de leurs résidents, allongeraient la durée du temps de travail et repousseraient l’âge de la retraite, percevraient des ressources sociales et fiscales en fonction du montant prévisionnel de leurs dépenses. Les candidats à l’émigration ne seraient « wanted » et « welcome » que dans les niches laissées vacantes par l’évolution des métiers et des conditions de vie : l’aide à la personne pour le travail ménager, l’assistance aux seniors et aux enfants en bas âge, les métiers du bâtiment et de la restauration, le développement culturel et la médiation sociale. En contrepartie, une émigration provisoire serait encouragée dans le cadre du développement solidaire avec la possibilité d’aller-retours pour des contrats de travail ou de formation à durée déterminée, qui ferait bénéficier de leurs nouvelles compétences les ressortissants de leur pays d’origine.
Cette hypothèse qui peut trouver un appui dans le développement de l’informatisation en Afrique et de ce qu’on appelle parfois « l’immigration virtuelle » est souvent réduite par la grande presse à une politique de « quotas ». Or on sait que les candidats à l’émigration ne vont pas attendre dans le hall des aéroports ou près des pateras d’embarquement de savoir s’ils figurent dans le prochain quota négocié entre pays d’accueil et pays d’origine. De façon générale les politiques volontaristes se heurtent à une réalité insubmersible : les migrants ne font jamais ce que décident pour eux les gouvernements.
Alors certains considèrent que puisqu’on ne peut rien faire, le scénario le plus simple est celui de la coexistence. Une sorte de laisser faire ou de laisser faire faire, vaguement encadrée par des tentatives sporadiques de régulation, où l’Etat confie à des pouvoirs intermédiaires (associations, agences, haut conseils, organismes ministériels chargés de la politique de la ville..) le soin de gérer les migrations et de constituer une intelligence collective chargée de l’alerter en cas de dysfonctionnement. La reprise de la croissance démographique, la réussite du métissage culturel, l’échec du métissage social, les difficultés du métissage scolaire sont ainsi « traités » technologiquement et bureaucratiquement. On postule qu’avec le temps tout finira par s’arranger , « comme cela s’est toujours produit avec les immigrations passées » qui ont pourtant généré à l’origine nombre de conflits.
Enfin on s’attardera sur les scénarios de l’ouverture qui aujourd’hui suscitent de grandes craintes du côté des Etats et des populations africaines

Les Africains face aux scénarios de l’ouverture

L’Union Européenne qui a conscience d’être engagée dans une dynamique d’expansion mais qui parfois aussi redoute que son pouvoir se délite du fait du très grand nombre de partenaires impliqués, s’interroge aujourd’hui sur son proche avenir.
La première hypothèse est l’ouverture vers l’Est , celle de la Grande Europe qui irait de l’Islande à l’Oural et engloberait ultérieurement les républiques caucasiennes voire les Etats d’Asie de l’ex-URSS. Les Africains y sont viscéralement opposés, sachant bien que tous les investissements dirigés vers l’Est seraient autant de manques à gagner pour eux et qu’il serait encore plus difficile de faire entendre leur voix dans un déséquilibre croissant des économies entre le continent africain et le continent européen.
Les Africains sont également hostiles à toute recentration de l’Europe vers elle-même et à ce qu’on appelle couramment l’européanisation des politiques migratoires. Elle affecterait leur liberté, diminuerait la pratique du shopping migratoire et risquerait de se faire « par le bas ». Aussi ont-ils été parmi les premiers à dénoncer la directive du 18 juin 2008 adoptée par le Parlement Européen qui visait à établir des règles communes minimales pour l’expulsion et la détention d’étrangers en situation illégale en Europe et qui a été immédiatement baptisée par ses adversaires, la « directive de la honte ».
Mais ce que les Africains craignent le plus, c’est la mise en œuvre effective du projet d’Union pour la Méditerranée, lancé par les accords de Barcelone en 1995 et relancé vigoureusement par la présidence française. Vouloir faire de la Méditerranée un lac intérieur de paix et de prospérité leur semble non seulement une utopie mais exclut pour longtemps l’Afrique subsaharienne de la redistribution des capitaux, des programmes de développement et des investissements.
En effet, la coopération Sud-Sud que j’ai été amenée à évaluer sur un certain nombre de programmes internationaux (Campus, Pripode, Impact…), à l’exception de quelques expériences ponctuelles est aujourd’hui dans l’impasse non seulement pour des raisons économiques et culturelles mais à cause de la méfiance réciproque et parfois de l’hostilité entre Arabes et Africains comme le montrent les conflits de la Mauritanie et du Darfour. Comme il n’y a pas d’alternative - l’ouverture de l’Europe vers la francophonie imaginable en matière culturelle n’a aucune réalité économique - les pays Africains se sentent les exclus de cette ouverture et se tournent vers d’autres investisseurs potentiels : les Etats-Unis , la Chine, les pays du Golfe. Mais les investissements de ces pays ne relèvent pas de considérations humanitaires. Ils appliquent simplement le principe du « trade not aid ». Tout apport de capitaux doit générer des dividendes substantiels.
A ce stade, pour comprendre le fossé existant entre les conceptions de l’Afrique et de l’Europe en matière d’immigration, il suffit de mettre en perspective les demandes de l’Afrique et les exigences de l’Europe.

Les demandes de l’Afrique à l’Europe

En matière d’immigration, certaines demandes africaines sont techniques et ponctuelles : par exemple favoriser les transferts de fonds des migrants vers le pays d’origine en court-circuitant les agences de type Western Union ou Moneygram qui empochent des dividendes substantiels sur les transactions et en évitant ce qu’on appelle pudiquement les « transferts informels ». Ceux-ci ont pour support l’envoi ou le convoyage de biens et de cadeaux, ou bien le principe de la compensation entre un commerçant installé en Europe chez lequel on dépose des sommes d’argent et le commerçant africain homologue qui remet cette somme à la famille bénéficiaire. L’un et l’autre se partagent la commission et profitent des relations tissées entre le donneur et le bénéficiaire qui favorisent la consommation. Dans la même perspective les pays africains souhaiteraient bénéficier des transferts de savoir faire provenant de la diaspora africaine implantée dans les pays occidentaux avec pour corollaire une souplesse des visas accordés de part et d’autre.
Mais de façon plus générale, c’est le principe même de la libre circulation entre l’Europe et l’Afrique qui est mis en avant par des pays qui, à l’heure de la mondialisation considèrent que ce qui existe pour la circulation des biens et des messages doit être très naturellement étendu aux personnes
Les revendications sont aussi de nature économique. Soutenir les exportations africaines plombées par les droits de douane et la concurrence. La paupérisation des agriculteurs africains déclenche l’exode rurale, renforce l’émigration ou l’urbanisation, cause de pollution, de malnutrition, de chômage et de délinquance d’une population prête à s’enflammer à la moindre rumeur. Mieux investir sur l’aide au développement et la cibler pour qu’elle ne se perde pas dans les méandres de la bureaucratie et d’une corruption dont les Africains ne nient pas qu’elle existe mais disent pour leur défense que c’est nous qui l’avons importée chez eux. Cette aide devrait permettre à moyen terme à l’Afrique de s’autogérer . C’était d’ailleurs l’objectif du NEPAD (nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) dont le président sénégalais Abdoulaye Wade a tiré récemment un bilan très pessimiste.
Au-delà de l’aide qui établit une hiérarchie entre donneurs et bénéficiaires les Africains souhaitent que l’Europe facilite les négociations de l ’Afrique avec les bailleurs du Club de Paris et du Club de Londres pour apurer définitivement leur dette. Et que puissent se nouer des relations de partenariat équitable entre des Etats souverains qui concluent des accords gagnant-gagnant. C’est un peu le principe des documents cadres de partenariat sur 3 ou 5 ans qui sont aujourd’hui négociés entre la France et les pays africains, ce que Nicolas Sarkozy avait évoqué dans son discours de Dakar et qui a été passé sous silence au profit de la phrase malencontreuse sur « l’Afrique qui n’est pas assez entrée dans la modernité » montée en exergue par toute l’opposition française et africaine à sa politique. Or d’une part Nicolas Sarkozy ne faisait que reprendre ce que disent des Africains comme Daniel Etounga-Manguelle qui déclare que « l’Afrique a besoin d’un ajustement culturel ». Mais ce que l’Africain peut entendre de la part d’un autre Africain, il l’accepte plus mal quand cela vient d’un Européen. D’autre part il n’est peut-être pas très indiqué, quand on vient proposer un partenariat équitable à un continent, de lui donner des leçons.

Les exigences de l’Europe

Les demandes adressées par l’Europe au pays africains sont d’une toute autre nature et se centrent principalement sur la question du contrôle de l’immigration.
L’Europe insiste pour que l’Afrique prenne la mesure du coût de son émigration qui malgré les transferts de fonds et l’aide des pays riches plombe son économie en ne générant qu’un faible retour sur les investissements qu’elle a fait pour ceux qui s’expatrient et en favorisant la fuite des cerveaux vers des pays qui, il faut le reconnaître, font tout pour les accueillir. Dans la même perspective, elle doit accepter sans barguigner d’accueillir les immigrés en situation illégale qui sont renvoyés dans leur pays d’origine.
Au-delà de ces demandes ponctuelles les pays européens demandent à l’Afrique de s’engager énergiquement dans la lutte contre les passeurs et les trafics . De fait l’Afrique subsaharienne est devenue aujourd’hui une des planques tournantes de l’acheminement de la drogue vers l’Europe. Ils souhaiteraient également que les organismes transnationaux africains gèrent leurs conflits sans avoir à faire appel aux Européens pour des médiations, des forces d’interposition ou même de la formation de cadres de l’armée ou de la police, qui débouchent inévitablement sur des accusations d’ingérence. L’Europe plaide également, mais sans succès et sans illusion, pour que les Etats africains deviennent de véritables Etats de droit avec une administration, une justice, une police et des douanes qui fonctionnent véritablement et avec lesquels on peut nouer un partenariat constructif.

Pour ne pas conclure

Le fossé est donc incommensurable entre les revendications des Africains et les exigences des Européens.
La diaspora africaine très présente dans les pays d’Europe qui pourrait jouer un rôle de passerelle ou de médiateur ne le fait pas parce qu’elle ne parle pas d’une seule voix, et que, quand elle arrive à formuler une demande, elle n’est pas reconnue ou entendue par les pouvoirs publics comme on l’a vu en France par exemple pour le projet du livret d’épargne développement qui est toujours en stand-by.
On dit couramment que l’Afrique est l’avenir de l’Europe et c’est sans doute à partir des réponses que l’Europe donnera ou ne donnera pas à la demande africaine, que s’établiront les relations entre un ensemble de pays riches et une fraction du continent africain deux fois plus peuplée et vingt fois plus pauvre. C’est donc ici l’objet d’un très large débat sur lequel les experts doivent se garder de conclure et se limiter à fournir des informations fiables et documentées qui peuvent contribuer à éclairer les uns et les autres sur le présent et l’avenir de l’immigration africaine.

Jean-Paul Gourevich
écrivain, universitaire et essayiste
Institut de géopolitique des populations
Communication du 23 avril 2009

 

Correspondance Polémia


 



                                                                                                                                                                     

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