Aux Etats-Unis, le Lobby vacille / L'affaire de la nomination de Charles Freeman

mardi 24 mars 2009

Mardi 10 mars, une note brève mise en ligne sur le site américain du DNI (Director of National Intelligence) donnait l’information suivante : « Le Directeur du Renseignement national (National Intelligence) Dennis Blair a annoncé aujourd'hui que l'ambassadeur Charles W. Freeman Jr avait demandé que sa sélection comme directeur du National Intelligence Council ne soit pas entérinée. Le directeur Blair a accepté la décision de Freeman à regret. »

Cette décision a créé la surprise à Washington, surtout parce qu'elle a été rendue publique alors que l'amiral Dennis Blair avait soutenu avec force Freeman lors de sa déposition devant le Congrés.

Le désistement de Charles Freeman à un haut poste de responsabilité aux Renseignements américains a fait grand bruit aux Etats-Unis. La presse anglo-saxonne, relayée par la grande presse française (c’est montrer l’importance de l’événement !) s’est fait l’écho des raisons qui ont amené Charles Freeman à renoncer au projet de sa nomination à la direction du Conseil national des Renseignements par le président Obama.

Ce même jour, le 10 mars, Charles Freeman publiait, dans le Wall Street Journal, une déclaration qui a fait le tour des salles de rédaction. Il y expliquait  les raisons qui l’ont poussé à renoncer à ce poste très stratégique. On la trouve en français sur le site The International Solidarity Movement

http://www.ism-france.org/news/article.php?id=11422&type=analyse&lesujet=R%E9sistances

Cette déclaration, particulièrement circonstanciée et courageuse, montre néanmoins un certain dépit, sinon une profonde rancœur à l’égard de ceux qui ont tout fait pour écarter ce diplomate chevronné – il a été notamment ambassadeur des Etats-Unis en Arabie Saoudite. Il faut la lire, car elle permet de mieux comprendre, sinon de découvrir, le type de relations que les Etats-Unis entretiennent avec l’Etat d’Israël, relayé à Washington par son bras séculier, l’AIPAC.

La Fondation Polémia, toujours attentive à la géopolitique developpée dans cette région du monde, propose ci-après un article de John Mearsheimer, à paraître dans la London Review of Books, du 26 mars 2009, où il commente cette première mise en cause des « relations spéciales israélo-américaines » implacables et irrépressibles. « Internet a permis un débat sérieux aux Etats-Unis sur une question impliquant Israël : ce fut une première absolue. » Peut-on voir dans la rébellion de Charles Freeman, haut fonctionnaire ayant appartenu aux administrations des prédécesseurs de Barak Obama, un signe ou l’expression d’une opinion plus répandue aux Etats-Unis qu’on ne le croit ?

Polémia





Le Lobby vacille


La nomination d’un opposant à Israël


Beaucoup d’observateurs, à Washington, ont été surpris de voir l’administration Obama nommer Charles Freeman à la tête du National Intelligence Council, l’organisme qui supervise la production des expertises des services américains du renseignement : M. Freeman avait une remarquable carrière de trente années au service de la diplomatie et du ministère de la Défense, mais il a critiqué publiquement la politique israélienne et la relation spéciale que les Etats-Unis entretiennent avec ce pays, disant, par exemple, au cours d’un discours prononcé en 2005, qu’aussi longtemps que les Etats-Unis continueraient à lui fournir de manière inconditionnelle les financements et la protection politique qui rendent l’occupation israélienne et la politique violente et autodestructrice (pour Israël) que cette occupation génère, il y aura très peu de raisons, voire strictement aucune raison, d’espérer que quoi que ce soit qui pût ressembler au défunt processus de paix puisse être ressuscité. Des mots tels que ceux-là sont rarement prononcés à Washington, et quiconque les utilise est quasi certain de ne pas accéder à une responsabilité gouvernementale de haut-niveau. Mais l’amiral Dennis Blair, le nouveau directeur du renseignement national, admire beaucoup Freeman, qu’il estimait être exactement le genre de personne capable de revitaliser les milieux du renseignement, qui avaient été extrêmement politisés, durant les années Bush.

Réaction de l’AIPAC, le Congrès suit

Mis en émoi, comme c’était prévisible, le lobby israélien a lancé une campagne de diffamation à l’encontre de Freeman, dans l’espoir que, soit il démissionnerait de lui-même, soit il se ferait virer par Obama. Le lobby tira sa première salve sous la forme de l’affichage d’un texte (on appelle cela un ‘post’), sur un blog, par Steven Rosen, un ancien responsable de l’AIPAC, l’American Israel Public Affairs Committee, aujourd’hui mis en examen pour avoir refilé des secrets à Israël. L’opinion de Freeman sur le Moyen-Orient, disait-il, est celle que vous attendriez du ministre des Affaires étrangères saoudien, auquel il est, du reste, très lié. Des journalistes pro-israéliens de grand renom, comme Jonathan Chait et Martin Peretz, du quotidien New Republic, et Jeffrey Goldberg du quotidien The Atlantic, se joignirent très vite à la meute, et Freeman fut pilonné par des publications qui défendent en permanence Israël (quoi qu’il fasse), comme The National Review, The Wall Street Journal et Weekly Standard.

Le véritable coup de chaud, toutefois, provint du Congrès, où l’AIPAC (qui se qualifie lui-même de Lobby pro-israélien de l’Amérique [avec un L]) détient un pouvoir écrasant. Tous les membres républicains de la Commission sénatoriale du Renseignement sont tombés à bras raccourcis sur Freeman, comme l’ont fait des Sénateurs démocrates tels que Joseph Lieberman et Charles Schumer. « J’ai exhort,é je ne sais pas combien de fois, la Maison Blanche à le virer », a dit Schumer, et je suis heureux qu’ils aient fini par faire la seule chose qu’il y avait à faire… Même histoire à la Chambre, où la charge fut menée par le républicain Mark Kirk et le démocrate Steve Israel, qui poussa Blair à déclencher une enquête impitoyable au sujet des finances de Freeman. Finalement, la Présidente de la Chambre des Représentants, Nancy Pelosi, déclara que la nomination de Freeman était abusive. Freeman aurait pu survivre à cette curée, si la Maison Blanche l’avait soutenu. Mais la lèche qu’avait faite Barack Obama au lobby israélien durant la campagne électorale et son silence assourdissant durant la guerre contre Gaza montrent que le lobby n’est pas, pour lui, un opposant qu’il s’aviserait d’affronter. Donc, sans surprise, il resta silencieux, et Freeman n’eut d’autre choix que de se démettre.

Depuis lors, le lobby a déployé d’énormes efforts pour dénier son rôle dans la démission de Freeman. Le porte-parole de l’AIPAC Josh Block a dit que son organisation n’avait pas pris position sur cette question et qu’elle n’avait exercé aucune action de lobbying auprès de la Colline [du Capitole] à son sujet. Le Washington Post, dont la page éditoriale est dirigée par Fred Hiatt, un homme totalement voué à la pérennisation de la « relation spéciale » [entre les Etats-Unis et leur métropole : Israël, ndt] a publié un éditorial affirmant que le fait de mettre en cause le lobby dans la démission de Freeman relevait des seuls rêves de M. Freeman et de théoriciens du complot du même acabit.

En réalité, les preuves de la profonde implication de l’AIPAC et d’autres partisans fanatiques d’Israël dans la campagne visant Freeman sont surabondantes. Block a reconnu avoir parlé de Freeman à des journalistes et à des bloggers, et leur avoir donné des informations, toujours après s’être mis d’accord avec eux afin que ses commentaires ne lui soient jamais attribués à lui personnellement ni à l’AIPAC. Jonathan Chait, qui a nié qu’Israël ait été à l’origine de la controverse, avant le limogeage de Freeman, a écrit, après coup : « Bien sûr, je reconnais que le lobby israélien est puissant et qu’il a été un élément clé dans la curée contre Freeman, et que ce lobby n’est pas toujours une puissance bénéfique. » Daniel Pipes, qui dirige le Middle East Forum, où Steven Rosen travaille aujourd’hui, a envoyé prestement une lettre circulaire par courriel, portant aux nues le rôle joué par Rosen dans le dézingage de Freeman.

« L’administration Obama vient de subir une défaite embarrassante »

Le 12 mars, soit le jour où le Washington Post a publié son édito raillant quiconque ayant suggéré que c’était le lobby israélien qui avait grandement contribué à faire virer Freeman, ce même journal a publié un article en première page, décrivant le rôle central que le lobby a joué dans cette affaire. Il y avait aussi un commentaire d’un journaliste ayant beaucoup de bouteille, David Broder, qui commençait ainsi : « L’administration Obama vient de subir une défaite embarrassante de la part de ces lobbyistes-mêmes que le Président a juré de remettre à leur place. »

Les détracteurs de Freeman maintiennent que son opinion concernant Israël regardait d’autres que lui. On dit de lui qu’il a des relations particulièrement étroite, voire peut-être même inappropriées (pour un diplomate, ndt) avec l’Arabie saoudite, où il a été, par le passé, ambassadeur des Etats-Unis. Cette charge n’a pas porté, toutefois, car il n’existe aucune preuve pour l’étayer. Les fans d’Israël ont dit, aussi, qu’il avait fait des remarques dépourvues de toute compassion à propos du sort qu’avaient connu les manifestants chinois sur la Place Tiananmen de Pékin (en 1989), mais cette accusation, que les défenseurs de Freeman contestent, a été tirée du sac uniquement parce que les détracteurs pro-israéliens de Freeman étaient en quête de n’importe quel argument leur permettant de salir sa réputation.

Le débat médiatique, la place d’Internet

Pourquoi le lobby se préoccupe-t-il à ce point d’une nomination à un poste, certes important, mais certainement pas suprême ? Voici une raison, parmi d’autres : Freeman aurait été responsable de la publication des évaluations des services de renseignement nationaux. Israël et ses partisans américains ont été fous de rage après que le National Intelligence Council eut conclu, en novembre 2007, que l’Iran ne construisait absolument pas la bombe nucléaire, et ils avaient travaillé d’arrache-pied afin de saper ce rapport, ce qu’ils continuent à faire jusqu’à ce jour. Le lobby veut s’assurer que la prochaine évaluation des capacités nucléaires de l’Iran (par les Etats-Unis) parvienne à la conclusion diamétralement opposée, et cela avait bien moins de chances d’arriver, avec Freeman aux manettes. Mieux vaut avoir quelqu’un qui soit dûment estampillé AIPAC, pour mener la danse…

Une raison – encore plus importante pour le lobby – de faire virer Freeman de son job, c’est la faiblesse de l’argumentation susceptible de justifier la politique actuelle de l’Amérique vis-à-vis d’Israël, qui rend impératif d’intimer le silence ou de marginaliser quiconque oserait critiquer la lune de miel américano-israélienne. N’eût Freeman été puni, d’autres auraient vu qu’on pouvait critiquer ouvertement Israël et faire carrière brillamment à Washington. Impensable ! Et aussi que, dès l’instant où quelqu’un obtiendrait qu’un débat ouvert et libre s’instaure autour d’Israël, la relation spéciale serait sérieusement compromise.

Un des aspects les plus remarquables de l’affaire Freeman, ce fut le fait que les médias consensuels lui ont accordé très peu d’attention. Ainsi, par exemple, le New York Times n’a pas publié le moindre article au sujet de Freeman jusqu’au lendemain de sa démission, alors qu’une bataille féroce autour de sa nomination avait commencé à faire rage dans la blogosphère, dès la date de ladite nomination. Mais quelque chose s’est produit, dans ladite blogosphère, qui ne se serait jamais produit dans les médias consensuels : le lobby a été confronté à une réelle opposition. De fait, tout un éventail de bloggers, énergiques, bien informés et hautement respectés, défendit Freeman, dans toutes les péripéties, et ils auraient vraisemblablement emporté le morceau, si le Congrès n’avait pas pesé de tout son poids contre eux. Bref : Internet a permis un débat sérieux aux Etats-Unis, sur une question impliquant Israël : ce fut une première absolue. Le lobby n’a jamais eu grand-mal à faire observer la ligne du parti par le New York Times et le Washington Post, mais il a peu de moyens de faire taire les critiques s’exprimant sur Internet.

Lorsque les forces pro-israéliennes étaient entrées en conflit avec une personnalité politique majeure, par le passé, cette personnalité, généralement, avait reculé. Jimmy Carter, roulé dans la boue après qu’il eut publié son livre,  Palestine : la Paix, pas l’apartheid, a été le premier Américain éminent à tenir bon et à répliquer. Le lobby n’a pas pu le faire taire, et ça n’est pas faute, pour lui, d’avoir essayé. Freeman marche dans les brisées de Carter, mais avec davantage de gnaque. Après s’être démis, il a publié une dénonciation, au vitriol, de gens dénués de scrupules entièrement dévoués à défendre les vues d’une faction politique d’un pays étranger dont le but est d’empêcher par tous les moyens que des opinions un tant soit peu différentes des siennes ne puissent être diffusées. Il y a, avait-il poursuivi, une ironie particulière dans le fait de se voir accusé d’appréciation inappropriée au sujet des positions de gouvernements et de sociétés étrangères, par un clan si manifestement voué à imposer l’adhésion à la politique d’un gouvernement étranger (en l’occurrence, le gouvernement israélien, ndt).

La déclaration de Charles Freeman

La remarquable déclaration de Freeman est parvenue au monde entier, elle a été lue par des personnes innombrables. Cela n’est pas bon, pour le lobby, qui aurait préféré briser dans l’œuf la nomination de Freeman sans laisser d’empreintes digitales. Mais Freeman continuera à s’exprimer au sujet d’Israël et du lobby pro-israélien, et peut-être que (sait-on jamais) certains de ses alliés naturels, à l’intérieur du Beltway, finira par le rejoindre ?

 Lentement, mais sûrement, un espace commence à s’ouvrir, aux Etats-Unis, où il sera possible de parler sérieusement d’Israël.

John Mearsheimer,
London Review of Books, 26 March 2009

Titre original The Lobby Falters
http://www.lrb.co.uk/v31/n06/mear01_.html
traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
http://www.alterinfo.net/Le-Lobby-vacille-par-John-Mearsheimer,-in-London-Review-of-Books,-26-March-2009_a30975.html?PHPSESSID=11ff93bd0fa846381dd5df9686667761

Correspondance Polémia (sous-titres de la rédaction)
24/03/09

John Mearsheimer est professeur émérite R. Wendell Harrison de science politique à l’Université de Chicago, co-auteur avec Stephen M. Walt de Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine
http://www.polemia.com/article.php?id=1562


A lire aussi :

http://
www.alterinfo.net/DOCUMENT-LE-POIDS-DU-LOBBY-ISRAELIEN-AUX-ETATS-UNIS_a1358.html

http://
www.alterinfo.net/Vers-l-accomplissement,-puis-la-fin,-du-ghetto-sioniste_a27144.html





 

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