« La révolte des élites / Et la trahison de la démocratie » par Christopher Lasch

dimanche 8 mars 2009

Christopher Lasch, à travers plusieurs ouvrages, a analysé les évolutions et mutations de la société étasunienne de la seconde moitié du XXe siècle. A contre-courant de la pensée dominante, il identifie les changements comportementaux des différentes composantes de cette société, leur impact économique, politique et social et les risques que ceux-ci font courir à la société américaine et finalement à la démocratie que les Etats-Unis incarnent depuis deux siècles.

C’est dans son dernier ouvrage : « La révolte des élites et la trahison de la démocratie » qu’il expose et structure définitivement son observation critique. Il y aborde et y développe des thèmes et situations communs à l’ensemble des sociétés occidentales . Christopher Lasch pose la question de la survie de la démocratie et les options pour préserver les valeurs qui non seulement sont à la base de notre organisation politique mais plus largement à l’origine de notre civilisation occidentale.

Les titres des chapitres choisis par C.Lasch sont éloquents et énoncent clairement ses conceptions politiques et sociales. Nous respecterons donc son approche en retenant ces titres et l’articulation de sa pensée dans la conception de l’ouvrage.

Le chapitre introductif aborde d’emblée le malaise de la démocratie.

Le malaise dans la démocratie

Les nouvelles élites sociales, où figurent les dirigeants d’entreprises et toutes les professions qui produisent et manipulent de l’information sont beaucoup plus internationales et migrantes que leurs prédécesseurs. Pour progresser dans les affaires et les professions intellectuelles, elles sont prêtes à suivre les opportunités. Jamais la réussite n’a été plus étroitement associée à la mobilité. Pour C.Lasch, son avènement au XXème est une indication importante de l’érosion de la démocratie car elle ne s’inscrit plus dans la perspective d’égalité des conditions sociales mais plutôt dans la promotion sélective dans la classe professionnelle managériale.

Ces nouvelles élites sont en rébellion contre « l’Amérique du milieu ». Ceux qui aspirent à appartenir à la nouvelle aristocratie cultivent leurs attaches avec le marché international par l’argent hyper-mobile. On peut se demander s’ils se pensent encore américains tant ils tendent à se distinguer de la communauté.

Cette communauté s’est d’ailleurs morcelée depuis l’après seconde guerre mondiale et la perte de responsabilité des hommes et des femmes autrefois indépendant de l’Etat est la marque du déclin qui remet en cause l’avenir de la démocratie. Considérant cette perte de responsabilité, la nouvelle élite est sceptique quant à la capacité des citoyens ordinaires à saisir des problèmes complexes et à produire des jugements critiques. L’époque du « citoyen omnicompétent » est finie. Nous sommes dans une époque de spécialisation où les questions sont laissées aux experts. Désormais, selon Lasch, l’information tend non pas à promouvoir le débat mais à y couper court. Ainsi l’absence d’échanges démocratiques au travers du débat public écarte le stimulant qui pourrait pousser les individus à maîtriser le savoir qui ferait d’eux des citoyens capables. De même, cette élite cosmopolite combat contre « l’ordre dominant » c'est-à-dire celui de l’homme blanc euro-centrique et fait naître par réaction une politique identitaire pour les minorités et une promotion de la diversité où l’opinion devient relative en fonction de l’identité raciale et ethnique, du sexe ou de la préférence sexuelle.

Pour C.Lasch, ici réside un des points clé du malaise dans la démocratie. Quand l’argent parle, tout le monde est condamné à écouter. Pour cette raison une société démocratique ne peut autoriser une accumulation illimitée du capital. L’égalité sociale et civique présuppose que l’on s’approche de l’égalité économique.

L’intensification des divisions sociales

La révolte des élites

Selon Ortega y Gasset, qui a publié son célèbre essai La Révolte des masses en 1930, ce qui caractérisait l’esprit de la masse était « la haine mortelle de tout ce qui n’est pas elle-même ». Incapable d’émerveillement et de respect, l’homme de la masse était « l’enfant gâté de l’histoire humaine ». La thèse de Christopher Lasch est que toutes ces attitudes mentales sont davantage caractéristiques aujourd’hui des niveaux supérieurs de la société que des niveaux inférieurs ou médians. Mais leur seule exigence cohérente vise à être inclus dans les structures dominantes plutôt qu’à une transformation révolutionnaire des rapports sociaux.

A la moindre opposition, ils deviennent irritables et intolérants. Ils méprisent ceux qui refusent de voir la lumière. Aux Etats-Unis « l’Amérique du milieu » en est venue à symboliser tout ce qui se dresse sur la route du progrès. Les Américains du milieu sont désespérément minables, ringards, provinciaux et vaguement menaçants.

Ainsi pour Lasch, l’évolution générale va vers une société en deux classes où un petit nombre de privilégiés monopolise les avantages de l’argent, de l’éducation et du pouvoir. C’est sur la crise de la classe moyenne, et non pas seulement sur l’abîme croissant entre richesse et pauvreté, qu’il nous faut mettre l’accent pour analyser avec sang-froid ce qui attend notre société. En effet, la structure de classe change aux Etats-Unis ; les 20% d’Américains qui détiennent les revenus les plus importants contrôlent à présent la moitié de la fortune du pays. La classe moyenne régresse et l’apport du revenu supplémentaire fourni par l’entrée des femmes sur le marché du travail est devenu une nécessité.

De surcroît, mis à part ses revenus en hausse rapide, cette bourgeoisie aisée se définit par un mode de vie qui la distingue, d’une manière de moins en moins équivoque, du reste de la population. Ce qui la distingue de la grande bourgeoisie d’antant, c’est l’investissement réalisé dans l’éducation et l’information, par opposition à la propriété. Toutefois, le fait le plus significatif est l’ampleur internationale du marché dans lequel opèrent ces élites.

Selon Robert Reich, ces dernières vivent dans un monde de concepts et de symboles abstraits qui se spécialisent dans l’interprétation et le déploiement de l’information symbolique. Leurs enfants acquièrent des diplômes dans les meilleures universités du monde. Ils travaillent dans des équipes et leur travail dépend largement de la constitution de réseaux. Ils s’installent dans des « poches géographiques spécialisées » habitées par leurs semblables. Par là, les cercles du pouvoir – finance, Etat, art, divertissement – se chevauchent et deviennent de plus en plus interchangeables.

La classe nouvelle doit préserver la fiction selon laquelle son pouvoir repose sur sa seule intelligence. Elle se juge comme une élite qui s’est faite seule. Il semble toutefois qu’il soit plus correct d’associer ces habitudes de penser à la montée de la méritocratie qu’à la « révolte des masses ». Cette méritocratie ouvre des occasions de promotion sociale, du moins en théorie. Ainsi, la probabilité de voir ces élites exercer le pouvoir de manière irresponsable est forte parce qu’elles se reconnaissent peu d’obligation envers leurs prédécesseurs ou envers les communautés qu’elles font profession de diriger. Ce qui les intéresse, c’est d’échapper au sort commun.

Le résultat est la ségrégation des classes sociales, le mépris pour le travail manuel, le déclin des écoles pour tous, la disparition de la culture commune. Ceux qui ont été laissés en arrière, sachant qu’ « ils ont eu toutes les occasions » ne peuvent pas légitimement se plaindre de leur sort. De cette façon, souligne Lasch, « pour la première fois, l’inférieur ne dispose de rien sur quoi appuyer sa considération de lui-même ». Il n’est pas étonnant alors que la méritocratie engendre aussi un souci obsessionnel de « l’estime de soi ».

Par ailleurs, les élites ne sont pas disposées à contribuer directement et personnellement au bien public. Comme tout le reste, l’obligation a été dépersonnalisée ; elle s’exerce par l’intermédiaire de l’action de l’Etat.

Les liens des classes privilégiées avec une culture internationale rendent beaucoup de leurs membres profondément indifférents à la perspective du déclin national. Au royaume de l’économie mondiale, l’argent a perdu tous ses liens avec la nationalité.

Les mêmes tendances sont à l’œuvre dans le monde entier. Ainsi en Europe, les référendums soulignent la faille entre la population et ses élites. Celles-ci réagissent alors par la programmation de la fin des nations qui engendre un tribalisme moderne qui renforce par contre coup l’internationalisme chez les élites.

C’est l’affaiblissement de l’Etat-Nation qui sous-tend ces deux évolutions. L’Etat ne peut plus contenir les conflits ethniques, ni d’autre part les forces qui conduisent vers la mondialisation. Idéologiquement, le nationalisme se trouve attaqué sur deux fronts : par les défenseurs des particularismes ethniques et raciaux mais aussi par ceux qui soutiennent que le seul espoir de paix réside dans l’internationalisation de tout.

Le déclin des nations est étroitement lié au déclin mondial de la classe moyenne qui laisse place a des factions rivales, une guerre de tous contre tous.

Opportunités dans la terre promise

C’est lorsque la notion d’opportunité a commencé à s’évanouir qu’elle a été identifiée au « Rêve américain », ainsi son hégémonie à notre époque donne la mesure, non de la réalité du rêve, mais de son recul.

Dans la description qu’en donnait le sociologue LloysWarner, le « rêve » semblait avoir une vie à part ; il était devenu une illusion nécessaire dont la persistance réconciliait les gens avec l’existence de l’inégalité et rendait moins pénible la contradiction avec une idéologie égalitaire et la division hiérarchique du travail.

Ayant intériorisé le mythe de l’homme arrivé par ses seuls efforts, les ouvriers ont trop souvent sacrifié la solidarité à l’espoir illusoire de la réussite individuelle.

Selon Carl Siracusa, autre sociologue, la persistance du « fantasme », d’illusions optimistes, ne peut s’expliquer que par une tendance à juger l’individualisme par ses seules avantages matériels et par le besoin de croire que les Etats-Unis échappaient au destin des autres nations. La croyance à l’égalité des chances, pour Siracusa, représente une « idéologie ravageuse d’aveuglement social ».

De même, s’appuyant sur Eric Foner, Lasch considère la croyance dans la mobilité sociale et la croissance économique comme étant au centre de l’idéologie du « travail libre » mis en avant par Lincoln

Après s’être référé à d’autres écrivains et sociologues Américains, C.Lasch en arrive à la conclusion qu’à l’évolution du niveau général de compétence, d’énergie et de dévouement, la société américaine a préféré choisir la promotion d’un recrutement plus large des élites. La mobilité ascendante est devenu l’objectif prédominant de la politique sociale

La démocratie mérite-t-elle de survire ?

L’isolement croissant des élites signifie entre autre chose que les idéologies politiques perdent tout contact avec les préoccupations du citoyen ordinaire, le débat politique se restreignant aux « classes qui détiennent la parole ».

Or, cette élite s’est fermée aux analyses sociales de la seconde moitié du XIXème siècle lorsqu’il est devenu évident que la petite propriété disparaissait. C.Lasch estime que les libéraux pensent que la démocratie peut se passer des vertus civiques. Ce sont les institutions libérales, et non le caractère des citoyens, qui font fonctionner la démocratie. La démocratie ne serait donc qu’un système juridique qui permettrait aux gens de vivre avec leurs différences.

Cependant, pour C.Lasch, si la démocratie libérale a vécu jusqu’ici, c’est parce qu’elle a vécu sur le capital emprunté aux traditions morales et religieuses antérieures à l’avènement du libéralisme. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si la démocratie libérale mérite de survivre. Quels que soient ses attraits intrinsèques, la démocratie n’est pas une fin en soit. Elle doit être jugée à l’aune de sa réussite à produire des biens supérieurs, un type de caractère supérieur.

Faute de normes communes, la tolérance devient indifférence et le pluralisme culturel dégénère en spectacle esthétique. De nos jours la démocratie est plus menacée par l’indifférence que par l’intolérance. Or le respect implique l’exercice d’un jugement discriminant et non d’une acceptation indiscriminée. Cela va donc à l’encontre de la politique actuelle du respect des différences simplement parce qu’elles sont différences.
Juger ces différences avant d’accorder le respect est suspecté de racisme. Pour les nouvelles élites, les intellectuels obsédés comme d’une idée fixe par le racisme et le fanatisme idéologique, la démocratie ne peut vouloir dire q’une seule chose : la défense de la diversité culturelle.

Communautarisme ou populisme ?

Le populisme prend ses racines dans la défense de la petite propriété considérée comme la base nécessaire de la vertu civique. Le communautarisme a les siennes dans la cohésion sociale de présupposés communs.

Aujourd’hui, les prétentions à la raison universelle sont universellement suspectes. Le marché mondial semble intensifier la prise de conscience des différences ethniques et nationales. L’unification du marché va de pair avec la fragmentation de la culture. Le libéralisme, bien que ses promoteurs estiment qu’il n’a pas à se baser sur les vertus et qualités des individus, ne présuppose pas seulement l’intérêt personnel mais un intérêt personnel éclairé. D’où l’attachement à la famille qui responsabilise. Or l’abondance matérielle a affaibli les fondements moraux et économiques de « l’Etat familiale bien ordonné ». La société familiale a cédé la place à la société anonyme. Au lieu de servir de contrepoids au marché, la famille a donc été envahie et minée par le marché. La discipline formatrice du caractère que constituent la famille, le quartier, l’école et l’église est affaiblie par les intrusions du marché.

L’Etat par sa défaillance contribuera à restaurer les mécanismes informels de l’autorégulation. Les mécanismes du marché ne répareront rien, au contraire, leur effet est tout aussi corrosif que celui de l’Etat.

Le populisme et le communautarisme rejètent à la fois le marché et l’Etat-providence pour rechercher une troisième voie. Voilà pourquoi ces mouvements sont difficiles à classer. C’est d’une pensée nouvelle dont on a besoin mais il y a peu de chance qu’elle vienne de ceux qui perpétuent les vieilles orthodoxies.

Pour C.Lasch, les libéraux conçoivent les être humains comme des abstractions déracinées, entièrement vouées à maximiser leurs avantages. Ils  laissent pas de places aux liens affectifs. La confiance ou la conscience sont jugées « opprimantes ».

Cependant au travers du livre du sociologue et politologue Alan Wolfe, The Good Society, en attaquant le marché mais pas l’assistanat d’Etat, le communautarisme se détourne de la troisième voie et se distingue mal de la sociale-démocratie. Ce qui occupe les communautaristes essentiellement, c’est la « responsabilité sociale » et non la responsabilité des individus.

D’un autre côté, pour Christopher Lasch, le populisme souscrit sans équivoque au principe du respect. Le populisme a toujours rejeté une politique fondée sur la déférence aussi bien que sur la pitié. Il rejette une « option préférentielle pour les pauvres » au motif que cette pauvreté porterait avec elle une présomption d’innocence. Le populisme est la voie authentique de la démocratie. Il postule que les individus ont droit au respect tant qu’ils ne s’en montrent pas indignes, mais qu’ils doivent assumer la responsabilité d’eux-mêmes et de leurs actes. Le populisme est enclin aux jugements moraux, ce qui de nos jours semble en soi péjoratif.

Les communautarismes regrettent la disparition de la confiance sociale, mais souvent sans voir que, dans une démocratie, la confiance ne peut être fondée que sur le respect mutuel. Ils semblent plus intéressés par la responsabilité de la communauté. Dans The Good Society, ils cherchent à éveiller en nous le sens du bien commun et à combattre l’individualisme égoïsteDe nos jours, il y a plus de risques que la démocratie meurt d’indifférence que d’intolérance. La tolérance et la compréhension sont des vertus importantes mais ne doivent pas devenir un prétexte à l’apathie.

L’objection la plus forte qu’ait C. Lasch contre le point de vue communautaire est qu’il reste trop discret sur des questions brûlantes comme la discrimination positive, l’avortement et la politique de la famille. La morale devient de plus en plus chose privée ; ce qui est une indication supplémentaire de l’effondrement de la communauté. Un communautarisme qui entérine cette évolution tout en réclamant en même temps une philosophie publique ne saurait compter être pris au sérieux.

Alors, pour C.Lasch, si nous dépassons les fausses polarisations nous découvrirons que les divisions réelles restent celles de classes. Le retour à l’essentiel pourrait signifier un retour à la lutte des classes ou du moins à une politique dans laquelle la question de classe sociale deviendrait dominante. Ici, C.Lasch ne développe pas assez sa thèse. La notion de classe sociale telle qu’il l’entend est-elle la même que celle utilisée au XXème siècle dans les milieux marxistes ou lui donne-t-il une autre définition ? Si c’est le cas qu’elle est-elle? Cette approche revient de façon récurrente, mais n’est jamais clairement exposée et laisse penser qu’il y a chez l’auteur une capacité d’observation et d’analyse qui ne débouche pas sur une proposition structurée ou sur une réflexion constructive. Ce point paraît être un des points essentiel de la pensée de Lasch, mais ne donne pas lieu à l’approfondissement indispensable qui éviterait à l’analyse de tourner court.

Le déclin du discours démocratique


La conversation et les arts de la cité

La vie civique demande des cadres dans lesquels les gens se rencontrent en égaux ; du fait du déclin des institutions civiques, la conversation est presque devenue aussi spécialisée que la production du savoir. Les classes sociales se parlent à elles-mêmes dans un dialecte qui est propre à chacune et inaccessible à ceux qui n’en font pas partie. Même les lieux publics propres à la conversation comme les pubs sont menacés de disparition avec le remplacement des lieux de rendez-vous de quartier par des centres commerciaux.

Que ces lieux aient joué un rôle dans le processus de socialisation et de cohésion de la communauté est indéniable, entendons par pub, public house, ce qui correspondrait à nos assemblées de village, mais n’idéalisons pas trop la chose. Si cela n’a pas survécu c’est que les individus attendaient autre chose et que les moyens modernes autres que le centre commercial ont sapé les fondements de cette vie communautaire. Le développement de la télévision et l’impact qu’elle a eu sur la restructuration de la société aurait méritait une étude particulière dans cet ouvrage. Elle est en effet un des facteurs essentiels de la disparition des institutions intermédiaires de nos sociétés. Elle est devenu le vecteur unique du « débat ».

Politique et race à New York

C’est une erreur de croire que nous exposer à la culture du monde mène à perdre ou à renoncer à notre culture particulière. Cette situation a amené, par le passé, à la condamnation du particularisme ou au contraire à défendre le particularisme qui flirtait avec le séparatisme ethnique et social. Cette dernière tendance a mené à un « nouveau tribalisme ». C’est par la violence que la minorité noire a cherché le respect. Pour Jim Sleeper, ce dont New York a besoin, c’est d’une politique qui mette l’accent sur les divisions de classe au lieu des divisions raciales.

Certes, C.Lasch cite Jim Sleeper, mais il semble cautionner ce genre de théorie. Encore une fois le discours se rapproche de celui des milieux marxistes. Une clarification s’impose. Lasch ne la fait pas. Que le capitalisme et ses privilèges soient condamnables n’entraîne pas nécessairement vers un discours égalitariste. Ces théories et leur mise en pratique ont prouvé leur insanité ; si la majorité des citoyens rejette le capitalisme et ses excès, elle attend certainement un autre discours que le discours marxiste. C’est là que l’absence d’une définition claire d’une troisième voie fait défaut à l’engagement de C.Lasch. Ces références au populisme restent floues. La classe moyenne, pour reprendre ce terme, est de plus en plus difficile à circonscrire. Non seulement sur le plan économique mais également sur le plan social, voire culturel. L’appartenance de classe ne semble plus être une référence solide. D’autres références admises ou inavouées, tels que les affinités politiques, ethniques, culturelles, ont un poids égal ou même supérieur à l’appartenance à une « classe économique ». L’auteur ne néglige pas ces réalités mais il ne semble pas en tirer toutes les conclusions.

Les écoles pour tous

La perte de rigueur intellectuelle découlant de la suppression de l’accent mis sur les matières purement académiques n’a pas était compensée par le développement des traits de caractère.

Toutefois, la leçon que l’on peut tirer est que les écoles ne peuvent sauver à elles seules la société. Les enfants sont également éduqués par la rue, par la famille et la communauté.

L’art perdu de la controverse

Il y a un paradoxe entre les promesses de notre société et la réalité. C’est le déclin du débat public, et non le système scolaire, qui fait que le public est mal informé. Ce que demande la démocratie, c’est un débat public vigoureux et non seulement de l’information.

Le résultat aujourd’hui ést que les questions politiques jugées complexes, sont de moins en moins soumises au jugement du peuple.
Walter Lippmann affirme que la démocratie ne demande pas que le peuple se gouverne lui-même mais qu’il le soit par des administrateurs compétents. De son point de vue, le public est incompétent pour se gouverner et ne se soucie même pas de gouverner. Ainsi, tant que l’on applique des règles assurant l’équité, le public se satisfait de laisser le pouvoir à des experts pourvu que ces experts obtiennent des résultats. Pour soutenir sa thèse, Lippmann affirme que la théorie démocratique avait ses racines dans des conditions sociales qui n’existent plus. Dans la vision de Lippmann le rôle de la presse était de faire circuler l’information.

Lippmann oublie que le débat entraîne la recherche de l’information et que de plus le débat permet de préciser nos propres idées. La discussion, parce qu’elle est risquée et imprévisible est éducative. Ainsi, le débat est l’essence de l’éducation et la démocratie la forme de gouvernement la plus éducative. De ce fait, les petites communautés constituent le lieu classique de la démocratie parce qu’elles permettent de prendre part aux débats publics.

La montée parallèle et simultanée de la publicité et des relations publiques contribue à expliquer la fin de la presse d’opinion. La publicité veut toucher un public général et « responsable ». De plus une aura d’objectivité pouvait servir la publicité elle-même. La publicité a fini par se déguiser en information et à se substituer au débat ouvert.

Lorsque les mots deviennent de simples instruments de promotion, ils perdent de leur signification. Dès lors, la parole ordinaire commence à ressembler au jargon des journaux et rend le débat stérile.


Le pseudo-radicalisme universitaire

La discrimination au profit des communautés a occulté une évolution plus importante, l’exclusion de la classe moyenne et la quasi-monopolisation des collèges et universités prestigieuses par la grande bourgeoisie. L’éducation humaniste devient le privilège des riches ainsi que d’étudiants issus des minorités choisies. Le problème fondamental passe inaperçu : l’abandon de la démocratisation de la culture humaniste. De plus, la spécialisation des matières ne rend la culture accessible qu’aux seuls initiés.

Cependant, les résultats des tests d’aptitude universitaire ne cessent de baisser et c’est ce qui dérange les gens ordinaires. Doit être également pris en compte l’effondrement des valeurs morales. Comme il y a un effondrement de la famille, il y a un effondrement de l’éducation.

Les attaques contre les méthodes classiques et la certitude dans les connaissances laisse place au scepticisme. On retrouve la même attaque dans le domaine politique mais l’anthropologue Clifford Geertz soutient que la critique des idéologies a eu pour effet de proscrire les énoncés politiquement utiles mais aussi toutes les thèses non assujetties à vérification scientifique.

Aujourd’hui la politique est considérée comme synonyme de guerre et non comme un débat qui mène à la raison ou à la vérité. Gauche et Droite sont d’accord sur ce point. Un autre point où se retrouvent Droite et Gauche est l’aspect subversif du radicalisme universitaire. Mais pour C.Lasch, la réalité est différente car il voit dans le contrôle des universités par les grandes entreprises la « corruption » de l’enseignement supérieur.

L’âme dans sa nuit obscure

L’abolition de la honte

Le vocabulaire qui s’oppose à l’abolition de la honte est discrédité car trop moralisateur. La seule chose interdite dans notre culture du dévoilement est la tendance à interdire, à fixer des limites au dévoilement.

Face à nos limites, le cynisme sert de défense et comme le fait remarquer le psycho-analyste Léon Wurmser, c’est ce moyen de défense que constitue le cynisme éhonté qui donne aujourd’hui le ton à l’ensemble de notre culture. La culture de l’effronterie est aussi la culture de l’irrévérence, de la démystification et de la dévalorisation des idéaux. L’effronterie reste toutefois une stratégie mais pas une solution.

Laisser les enfants être eux-mêmes n’est pas nécessairement une bonne chose. Ils ont besoin de se confronter à des normes, ils ont besoin de risquer l’échec et la déception. On ne peut pas recevoir une bonne opinion de soi ; on doit la gagner.

Cette politique commence par l’enfance puis s’étend à toute la société. Les psychanalystes se sont érigés non seulement en médecins de patients individuels mais aussi en médecin de la société.
Partant de là et par extension, le psychanalyste Michael Lewis affirme que les noirs et les femmes sont «  frappés de honte par la culture dans laquelle ils vivent ». Cette culture est celle de l’homme blanc européen. La découverte de la thérapeutique de la honte trouve son expression politique dans les programmes de réparation.

Philip Rieff et la religion de la culture

La moindre efficacité des ouvriers américains, la recherche du profit immédiat, le règne du moi font que cette société est incapable d’engendrer un sentiment d’obligation civique. Pour beaucoup d’observateurs le peu d’inclination à subordonner l’intérêt particulier à la volonté générale est bien près de représenter l’essence de l’américanité.

Le déclin de la religion est l’un des facteurs majeurs de cette décomposition de la société. Malgré le nombre de personnes professant une religion, la vie publique est nettement laïcisée. La religion s’est retrouvée reléguée dans la coulisse du débat public.

La maladie et la santé ont remplacé la culpabilité, le péché et la pénitence comme soucis dominants. Les psychanalystes se sont aperçus que la pratique voulait que l’on suspende tout jugement moral. Une tournure d’esprit « non-moralisatrice », que l’on confond facilement avec la vertu libérale de la tolérance, en est venue à être considérée comme la condition sine qua non de la sociabilité.

Le point de vue thérapeutique fut utilisé à des fins sociales et politiques. La responsabilité de l’individu est transférée sur la société, d’où un développement de l’assistanat d’Etat. Le thérapeutique triomphe. Rieff y voit peu d’espoir de le contester. Même si Rieff constate que le modernisme continue à vivre sur le capital des croyances qu’il a rejetées, l’effondrement de la religion, son remplacement par la sensibilité critique et la dégénérescence de l’ « attitude analytique » en agression frontale et totale contre les idéaux de toute espèce ont laissé notre culture dans un triste état.
Pour Rieff, le cœur de toute culture réside dans ses interdictions. La culture est un ensemble d’exigences morales et « d’interdits profondément gravés, inscrits en caractères supérieurs et dignes de confiance ». Voilà pourquoi il y a du sens à décrire les Etats-Unis comme une société sans culture. C’est une société où rien n’est sacré et donc où rien n’est interdit.

L’âme humaine sous le règne de la laïcité

L’évolution depuis la fin du XIXème siècle a été l’émancipation des individus à l’égard des conventions ; ceux-ci se construisent eux-mêmes une identité à leur guise, menant leur vie comme si celle-ci était une œuvre d’art.

La tradition romantique eut cependant une conscience aiguë des limites de la rationalité éclairée. Sans nier les réussites des Lumières, elle reconnaissait le danger de voir le « désenchantement du monde », selon le mot de Schiller, mener à un appauvrissement  émotionnel et spirituel. La raison a accru le contrôle de l’homme sur la nature, mais elle a privé l’humanité de l’illusion qui voulait que son activité ait une signification au-delà d’elle-même. Le désenchantement du monde l’a rendu « plat, stérilisant et malheureux ».

Par opposition aux freudiens, Jung affirmait que les besoins spirituels étaient trop pressants pour être ignorés. Les psychanalystes découvraient donc au cours de leur pratique qu’ils ne pouvaient échapper à des problèmes qui, à strictement parler, sont du domaine du théologien. Jung apportait du sens sans pour autant tourner le dos à la modernité. « Seul l’homme qui a dépassé les stades de la conscience appartenant au passé…peut atteindre une pleine conscience du présent ». Voilà pourquoi il était impossible que la solution du problème spirituel moderne puisse résider dans un retour à des formes religieuses « obsolètes », pas plus qu’elle ne pouvait résider dans une vision du monde purement laïque.

Ce qui rend moderne le tempérament moderne, ce n’est pas que nous ayons perdu notre sens enfantin de la dépendance mais que la révolte normale contre la dépendance soit plus généralement répandue qu’elle ne l’était.

Néanmoins, maintenant que nous commençons à saisir les limites de notre maîtrise scientifique sur la nature, cette illusion devient fort douteuse, illusion plus problématique que l’avenir de la religion.

L’état des lieux de nos sociétés occidentales dressé par C.Lasch est réaliste et édifiant. Il expose sans ambages les maux dont souffre la démocratie et donne de nombreux éléments de compréhension utiles à qui veut avoir une vision lucide du présent et souhaite agir pour le futur.

Les orientations qu’il donne parfois sont discutables et aucune proposition n’est clairement définie.

Ce domaine relève des « politiques » qui trouveront donc chez C. Lasch des éléments indispensables à une juste réflexion sur l’avenir.

Bruno Odier
02/03/09
Polémia
08/03/09

Christopher Lasch « La révolte des élites/ Et la trahison de la démocratie », Flammarion, Coll. Champs, 2007, 269 p.

 

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