Obama et le destin

jeudi 13 novembre 2008

Les médias s’interrogent pour savoir si le nouveau président des Etats-Unis va « changer le monde » (sic). Il faut examiner cette question du point de vue d’une pensée historiale (historiale : concerne l’histoire de l’Etre, par opposition à historique : les événements au jour le jour). Heidegger peut nous aider à avancer sur ce chemin difficile. Il a écrit une phrase qui pour beaucoup d’esprits superficiels semble scandaleuse : « Les Etats-Unis et l’Union soviétique sont, du point de vue métaphysique, la même chose » ! Notons, plutôt que de s’indigner de façon superficielle, qu’il ne dit pas qu’ils sont politiquement la même chose. Mais métaphysiquement, c’est pareil, car dans un cas comme dans l’autre il s’agit de sociétés qui vivent dans l’oubli de l’être.

L’oubli de l’être conduit à être rivé à l’étant (le monde immédiat), en cherchant à le dominer par volonté de puissance sans autre but que la puissance. C’est bien le problème des hommes politiques modernes sans vocation (et donc sans message réel : la communication tient lieu de message !) : ils cherchent la puissance pour la puissance. Ils ne mesurent pas le monde à la lumière d’un Dieu ou d’un idéal car, pour eux, « l’homme est la mesure de toute chose » (dixit le sophiste Protagoras). Pour Platon, c’est Dieu la mesure de toute chose. L’homme est donc mû par un idéal supra-sensible : c’est toute la tradition de l’Occident depuis Platon, incarnée notamment dans le christianisme. Dans le monde moderne que Nietzsche appelle le monde du nihilisme, l’homme recherche la puissance pour la puissance ; Heidegger dit qu’il est mû par la volonté de volonté, laquelle masque sa nullité, son vide, son absence d’être et d’identité. Or les Etats-Unis comme l’ancienne Union soviétique sont, selon Heidegger, le même règne de la frénésie technologique, de la vulgarité, de la massification, du mépris des racines, de l’absence de méditation sur le sens du monde, de la planification où la raison calculatrice prend toute la place, marginalisant la raison d’être.

Les Etats-Unis sont, depuis la disparition de l’URSS, la plus importante incarnation du « Gestell », le  dispositif utilitaire qui se sert des hommes comme de matières premières, qui met la fonctionnalité au-dessus de toute considération éthique ou esthétique. Or, selon Heidegger, le « Gestell » est le « Gefahr », c’est-à-dire le danger ! Quel danger ? Le danger pour l’essence même de l’homme. Dans la société utilitariste du Gestell, l’homme est considéré comme un simple animal ; certes, un animal doué de raison, mais un animal quand même. Il n’est pas considéré dans son rapport à la mort et au divin, comme « co-créateur du monde » dans la proximité de la Divinité. Bien sûr, on parle sans arrêt de Dieu aux Etats-Unis comme on parle sans arrêt de morale : cela n’empêche pas de privilégier un mode de guerre qui consiste à bombarder les civils, ou de s’appuyer sur des chefs mafieux comme en Afghanistan ! On a affaire à une morale de pharisiens ! Quant à Dieu, il est lui-même arraisonné par le dispositif utilitaire : il sert à gagner de l’argent ou à gagner les élections.

Le but de cette société utilitariste est de satisfaire les instincts de l’animal humain et d’utiliser pour cela toutes les ressources de la raison. Comme tout est arraisonné par le « Gestell », l’homme lui-même devient « la plus importante des matières premières » pour les nécessités de la production économique. Pour être une matière première interchangeable, l’homme doit abandonner ses racines et toute personnalité : l’enracinement ne peut que gêner le système qui ne connaît qu’un seul dieu : le Veau d’Or.

L’errance est la loi de l’homme du Gestell, pas les racines. La masse est la loi de l’homme du Gestell, pas la libre personnalité qui pense par elle-même. L’homme matière première doit obéir au prêt-à-penser. L’égalité est la valeur suprême dans le Gestell. La conséquence en est la dispersion et l’isolement des hommes. Car comme le montre Heidegger, l’égal disperse, à la différence du même qui rassemble. L’identité rassemble, c’est elle qui définit les familles ou les peuples. Qu’est-ce qui doit avoir la priorité ? L’égalité ou l’identité ? Que faut-il préserver en priorité ? L’égalité entre l’homme et la femme, par exemple, ou l’identité de l’homme et de la femme ? La réponse est évidente du point de vue humain : l’identité (point de vue de l’être) est plus essentielle. Dans la société du Gestell, c’est l’égalité qui prime car les hommes doivent être interchangeables comme consommateurs ou producteurs.

De même, qu’est ce qui doit primer ? La liberté ou le sacré ? Si la liberté prime le sacré, alors je suis libre d’assassiner un enfant, avec des bombes du haut du ciel par exemple, à la manière très américaine de faire la guerre ! Si le sacré prime la liberté, je n’ai pas le droit d’être indifférent à la mort « collatérale » de cet enfant ! On voit le danger qui est au cœur du Gestell. Le fonctionnel l’emporte sur le sacré ! Ce danger est d’autant plus dangereux, écrit Heidegger, qu’il n’est pas ressenti comme danger. Les moyens de communication sont là pour donner l’illusion de caractère humain du dispositif utilitaire.

Ainsi, les Etats-Unis se présentent comme la patrie des droits de l’homme, même si leur système est déshumanisant. Il est régi, selon le schéma des quatre causes d’Aristote, par quatre « causes » : la technique comme cause matérielle, l’argent comme cause formelle (la norme !), la masse comme cause motrice (dans laquelle la personne se dissout) et l’ego assoiffé de puissance instinctive comme cause finale. La technique s’attaque aux racines. L’argent dévalorise les valeurs de la tradition, la masse écrase la personnalité libre et l’ego étouffe toute spiritualité élevant l’homme au-dessus de la matière. Comme l’avait annoncé Nietzsche : « Un siècle de barbarie s’avance et la science se mettra à son service. »

Les Etats-Unis ne peuvent pas du jour au lendemain ne plus être la société du Gestell. Mais le système est suicidaire : il détruit l’identité d’origine, anglo-saxonne, de la nation américaine. Heidegger pense, comme le poète Hölderlin, qu’avec le danger croît aussi ce qui sauve ! Mais il faut que le danger soit manifeste : il commence à l’être avec la crise financière !

Obama, on l’a compris, est le produit même du Gestell : l’homme sans vocation, sans message, qui réduit le discours à la communication, qui est « hors racines » (ce que certains Noirs minoritaires ont fort bien vu !), qui est là pour servir le dispositif utilitaire, d’où les soutiens qu’il a d’une partie de la grande finance. Il incarne l’oubli de l’être, l’homme de l’errance sans racines, purement fonctionnel, une sorte de « robot aimable », idéal humain du système utilitaire animé par « la volonté de volonté » sans contenu ! Il ne peut réformer le Gestell puisqu’il en est la meilleure incarnation. Les Etats-Unis vont donc continuer comme avant. Pour que ce ne soit pas le cas, il faudrait un changement, non pas politique mais métaphysique, lequel engendrera ses formes politiques propres. C’est un tel changement métaphysique préparé par Descartes et Voltaire qui a conduit à la Révolution : la monarchie était « de droit divin » ; Dieu étant « mort » dans la conscience des dirigeants révolutionnaires, il n’y avait plus de place pour le droit divin ; le changement politique n’est qu’une conséquence des changements historiaux qui relèvent de l’histoire de l’être. De même, l’Union soviétique est morte de ses contradictions métaphysiques et la politique a suivi. Il faudrait donc aux USA  un changement comparable à la disparition de l’URSS  en Russie. Rien ne le laisse prévoir sauf la grande crise économique et financière dont les conséquences sont imprévisibles. Personne ou presque n’a prévu la chute de l’URSS. Personne ne peut prévoir la chute du dispositif utilitaire aux Etats-Unis.

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