« Ukraine / une histoire en questions »
par Iaroslav Lebedynsky

dimanche 7 septembre 2008

Ainsi parlait Voltaire dans son « Histoire de Charles XII » à une époque où la France et une partie de l’Europe gardaient en mémoire la lutte opiniâtre de la nation cosaque « oukrainienne » pour son indépendance, par le biais notamment de la figure de l’hetman Mazeppa. Un ou deux siècles plus tard, l’Ukraine est devenue le « fantôme de l’Europe », pour reprendre l’expression de l’historien Jacques Benoist-Méchin, tirée de son ouvrage sur le sujet, paru initialement en 1939 et réédité en 1991. Dans l’Hexagone, l’alliance franco-russe de 1892 est passée par là avec toute une génération d’historiens français qui nous ont doctement expliqué, conformément à un schéma historiographique russo-soviétique diffusé par Moscou et renforcé par une sensibilité jacobine, que l’Ukraine n’était qu’une province méridionale de la Russie, dont la singularité n’était au mieux que l’expression d’un régionalisme folklorique et dont le destin était d’être réunie au « grand frère ». D’Anatole Leroy-Beaulieu à Roger Portal et bien d’autres, longue est la liste de ceux qui, généralement par naïveté, facilité et ignorance, ont contribué à véhiculer poncifs, stéréotypes et contrevérités sur l’histoire du pays blasonné par le trident plurimillénaire. Ce qui fait qu’un ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, pouvait tranquillement déclarer que l’indépendance ukrainienne de 1991 était comparable à la séparation de la Région Rhône-Alpes de l’ensemble français.

En face, peu de monde pour défendre le point de vue ukrainien ainsi qu’il en était souvent d’ailleurs pour toutes les nations ayant vu leur construction étatique contrariée par les aléas de l’Histoire ou subi la domination d’un ensemble de type impérial ou colonial. Quelques histoires générales de l’Ukraine surnageaient péniblement dans le marigot éditorial peinant à trouver un lectorat conséquent (1). Avec une meilleure visibilité du pays sur la scène internationale, suite à la « Révolution orange » ou la récente course contre la montre du président Viktor Iouchtchenko pour intégrer l’Alliance atlantique, il importait donc de mettre à la disposition du grand public un ouvrage accessible sur le sujet. C’est peut-être chose faite avec la parution récente de « Ukraine, une histoire en questions ».

Son auteur, Iaroslav Lebedynsky, est surtout connu comme spécialiste des anciennes cultures guerrières de la steppe et du Caucase avec de nombreux ouvrages publiés sur le sujet. Il enseigne également l’histoire de l’Ukraine à l’Institut national des langues et civilisations orientales et codirige la collection « Présence ukrainienne » chez L’Harmattan. Fort de cette expérience, il nous offre un ouvrage clair et didactique structuré selon un ensemble de questions/réponses divisé en plusieurs chapitres dans lesquels il expose événements, controverses, débats anciens et actuels autour d’une histoire complexe, le tout agrémenté d’une chronologie et d’un petit atlas historique bien nécessaires.

L’intérêt de ce livre réside aussi dans le positionnement de son auteur qui, tout en écrivant dans une perspective clairement ukrainienne, ne se veut « asservi à aucune idéologie, à aucune école historique établie » et affirme que l’ « on peut adopter un point de vue ukrainien sans donner systématiquement raison aux Ukrainiens ou à ceux qui ont prétendu les représenter ». Ce souci d’une opinion équilibrée est hautement louable au moment où les relations russo-ukrainiennes, loin d’être au beau fixe, sont l’occasion de se renvoyer à la figure récupérations politiques de faits historiques et instrumentalisations mémorielles, Moscou dénonçant systématiquement « toute tentative de réécrire l’histoire commune » ou Kyiv (2) faisant le forcing pour faire reconnaître internationalement la famine de 1932-33 (Holodomor) en tant que génocide. Sans parler, bien sûr, de la menace russe de dénoncer le « grand traité » d’amitié et de coopération conclu avec la patrie de Taras Chevtchenko en 1997, face au tropisme atlantiste précité de cette dernière.

Lebedynsky a su éviter les travers ou affirmations historiquement discutables de certains historiens ukrainiens tout en infirmant le schéma russocentrique. Grâce à lui, nous entrevoyons de plain-pied les grandes lignes de force de l’histoire d’un pays qui pourrait bien être le foyer originel des peuples indo-européens, si on suit, bien sûr, la fameuse « théorie des Kourganes ».

L’auteur se penche par exemple sur la question de l’immense Etat médiéval des Slaves orientaux pertinemment désigné par le vocable de Ruthénie de Kyiv (traduction exacte de « Rou’s »). Rejetant le syntagme classique de « Russie de Kiev » comme erroné et anachronique (cela reviendrait pour nous à parler de « France d’Aix-la-Chapelle » pour désigner l’Empire carolingien), il ne tombe pas pour autant dans le travers inverse, expliquant qu’aucun des trois peuples slaves orientaux actuels (Ukrainiens, Biélorussiens, Russes) ne peut se prévaloir de l’exclusivité de l’héritage ruthène (3).

Après avoir embrassé la longue durée, de la principauté de Galicie-Volhynie et l’Etat lituano-ruthène à l’hetmanat des cosaques zaporogue et les indépendances du XXe siècle en passant par les dominations polonaise, austro-hongroise et russo-soviétique, Lebedynsky définit l’histoire de l’Ukraine comme « celle d’une identité enracinée sur un territoire […] portée par une population dont le fond était en place dès la Préhistoire […] Celle-ci s’est affirmée fortement à l’époque cosaque, où la conscience nationale s’est définitivement cristallisée face aux Polonais et aux Russes ». Pour lui, « cette identité a finalement survécu aux empires et aux régimes qui avaient voulu la nier et la détruire » même s’il constate que « le peuple ukrainien n’a pas traversé indemne l’épreuve des siècles et surtout celle de l’époque soviétique » en perdant « une partie de son aire ethnographique traditionnelle […] de son potentiel démographique et surtout une partie de sa personnalité ». En plein accord avec notre historien, tout « bon Européen » partisan des patries charnelles ne pourra que souhaiter que l’Ukraine « puisse faire la paix avec elle-même, pour trouver sa voie et sa place entre Occident et Russie, avant de relever les défis d’une mondialisation dissolvante des peuples et des cultures ».

Pascal Lassalle
9/08/08
http://www.europemaxima.com
Polémia
18/08/08

Notes
(1)   Notamment « Histoire de l’Ukraine », d’Arkady Joukovsky (Editions du Dauphin, 1993, réédition 2005), « L’Ukraine et les Ukrainiens », de Wolodymyr Kosyk (Publications de l’Est européen, 1993) et « De l’Ukraine : précis géopolitique, historique et religieux », d’Alain Balalas (Editions Godefroy de Bouillon, 2006) dans le droit fil du schéma historiographique mis en place par le grand historien ukrainien Mikhailo Hroutchevskiy (1866-1934), auteur d’une monumentale « Histoire de l’Ukraine-Rou’s ». On citera également la remarquable « Petite histoire de l’Ukraine », de l’Allemand Andreas Kappeler (Institut d’études slaves, 1997) ainsi que l’essai pénétrant du politologue galicien Mykola Riabtchouk « De la petite Russie à l’Ukraine » (L’Harmattan, 2003).

(2)   Par respect pour l’histoire et la langue ukrainienne, nous orthographions à dessein le nom de la capitale en « version originelle » plutôt que Kiev qui en est la traduction russe.

(3)   Voir également son article, « L’empire médiéval de Kiev, débats historiques d’hier et d’aujourd’hui » sur le site Clio.fr. Article repris, fait intéressant, dans l’ouvrage de Jean-Pierre Arrignon, « Russie », publié récemment dans la collection « Culture guides » coéditée par les P.U.F. et Clio, ce qui dénote une volonté timide , mais réelle, d’équilibre, bien que l’auteur n’en reprenne pas moins le schéma historiographique russe classique.

Iaroslav Lebedynsky, « Ukraine / une histoire en questions », L’Harmattan, avril 2008, 274 p., 24,50 €., -

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