« Que reste-t-il de notre victoire ? / Russie-Occident : le malentendu »
Par Natalia Narotchnitskaïa

dimanche 1 juin 2008

La note de lecture de Pascal Lassalle reproduite ci-après, que Polémia vient de recevoir d’un correspondant, est très révélatrice du nationalisme qui règne en Russie. Ce nationalisme, qui en soi n’est bien entendu pas condamnable, peut être néanmoins source d’incompréhension avec les nations voisines et notamment celles qui ont appartenu, il y a peu encore, à l’ancienne URSS. Même si Natalia Alexeevna Narotchnitskaïa s’en défend, dans son : « Que reste-t-il de notre victoire ? / Russie-Occident : le malentendu », elle ne peut pas s’abstraire d’une « civilisation orthodoxe singulière fondée sur la prédominance des Russes ethniques ». Elle oublie parfois que ces peuples ont eu, eux aussi, du fait de Moscou (dans la chronologie, la Russie, l’Union soviétique et à nouveau la Russie) à connaître des années de souffrance et de difficultés. Il est difficile, par exemple, de reprocher aux Lettons de vouloir réécrire leur histoire.

Le commentaire de Pascal Lassalle expose bien ce paradoxe entre vouloir à la fois militer pour un véritable axe Paris-Berlin-Moscou et tout faire pour ne pas s’extirper d’un complexe post-impérial.

On retrouve dans cette analyse parfaitement équilibrée certains thèmes, notamment celui de la souveraineté nationale redevenant un axe clé de la pensée politique, développés par Jacques Sabir dans son dernier ouvrage : « Le nouveau XXIe siècle / Du siècle “américain” au retour des nations ». Il n’y a pas lieu d’être surpris de découvrir son nom comme préfacier du livre de Natalia Alexeevna Narotchnitskaïa.

Polémia

Dans un contexte de tensions et d’incompréhension croissantes entre une Russie renaissante et un Occident américanocentré, les Editions des Syrtes ont été bien inspirées de publier un petit essai qui tombe à pic. Celui-ci est l’œuvre de Natalia Alexeevna Narotchnitskaïa, une des figures de proue de la mouvance patriotique russe et, de ce fait, porte-parole de bon nombre de ses compatriotes (1).

Née en 1948, personnalité éminente de l’orthodoxie politique, cette historienne, membre de l’Académie des sciences, fut élue député du parti Rodina et occupa le poste de vice-présidente de la Commission des affaires étrangères de la Douma. Farouche partisane d’une « civilisation orthodoxe » singulière fondée sur la prédominance des Russes ethniques, Narotchnitskaïa s’est signalée par ses critiques de la globalisation et des mécanismes supranationaux. Partisane d’un maintien des souverainetés étatiques et nationales, elle s’est fait aussi connaître par ses vigoureuses prises de position contre la désagrégation de la Yougoslavie et l’implication de l’OTAN, jusqu’à la récente proclamation d’indépendance du Kosovo.

Son premier ouvrage traduit en français est donc un événement éditorial, d’autant plus qu’elle dirige depuis peu un Institut russe de la démocratie et de la coopération basé à Paris qui vise notamment à observer les atteintes aux droits de l’homme en Occident. Polémique et passionné, son livre, desservi par une traduction parfois approximative, se présente comme un appel véhément lancé à l’opinion publique occidentale.

Narotchnitskaïa bâtit son propos autour de la question sensible de la victoire soviétique du 9 mai 1945 au terme de cette Grande Guerre patriotique menée contre l’envahisseur « fasciste ». Cette dernière aurait rétabli le territoire de la Russie historique et permis à l’URSS de retrouver son statut de grande puissance perdu en 1917, puis ultérieurement en 1990. Elle aurait, de plus, sollicité le sentiment national et la solidarité spirituelle du peuple russe.

Narotchnistskaïa s’élève vigoureusement contre ce qu’elle décrit comme des tentatives répétées de l’Occident pour ternir la mémoire de ce moment clé, celles-ci devant prouver que « le souvenir de la victoire est la pierre angulaire de la conscience nationale séculaire qui empêche la disparition de la Russie ».

Dès lors, toute ébauche de critique, qu’elle émane d’historiens dénonçant les détachements de barrage du NKVD ou de Lettons réécrivant l’histoire « à des fins politiques » est vouée aux gémonies. Ne parlons même pas du pacte Molotov/ Ribbentrop et ses fameux protocoles secrets, de l’héritage de Yalta ou des thèses de l’historien allemand Ernst Nolte concernant le « nœud causal » entre communisme et national-socialisme (2). Les pages sombres de cette période, sujets qui fâchent, sont allégrement passées à la trappe : rien sur les millions de victimes de la répression, des déportations ou du Holodomor, la famine-génocide en Ukraine de 1932-1933 (3).

Bien entendu, l’auteur ne se cantonne pas à ce moment historique particulier et en profite pour dresser une vaste généalogie des agressions occidentales contre la Russie sur la longue durée, en fait depuis la fin du XIXe siècle. Elle s’appuie, pour cela, sur une approche strictement géopolitique (thèses de Mackinder principalement) et toute une série de références glanées chez des auteurs russes autant qu’occidentaux pour démontrer la permanence d’une politique hostile de refoulement et d’affaiblissement de la Russie de la part d’un Occident souvent ingrat. L’Allemagne et surtout les puissances anglo-saxonnes se taillent la part du lion, de la guerre balkanique de 1878 jusqu’aux tentatives d’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie.

La plupart des faits évoqués sont fondés mais on sent qu’ils ont été soigneusement choisis pour justifier le postulat de base, énoncé de manière totalement réductrice et passionnelle.

Pour l’auteur, les représentants du « projet antirusse du XXe siècle » combattent la transmission de la conscience russe et soviétique » car sans cela « la guerre cesse d’être patriotique, et donc les Russes du XXe siècle n’ont pas d’histoire nationale, ni de structure d’Etat légitime. En conséquence, toute ingérence extérieure et toute révolte intérieure, tout séparatisme sont juridiquement valables ». Les catégories négatives englobant les ennemis de la Russie sont bien délimitées et comprennent, outre les Occidentaux précités, les ennemis de l’intérieur comme les « libéraux occidentalistes post-soviétiques » ou les « bolcheviks internationalistes » incarnés par le trio Lénine-Trotski-Boukharine.

L’ « interprétation marxiste nihiliste de l’histoire russe » sous forme de « phraséologie libérale et anticommuniste » sous l’ère Eltsine est aussi dénoncée. Suivant ce dernier ordre d’idée, Narotchnitskaïa affirme que les diverses campagnes de propagande pour la défense du « monde libre », de la Liberté et de la Démocratie ont servi à dissimuler l’enjeu véritable de la Guerre froide, à savoir discréditer l’URSS en la privant de son statut de grande puissance rendu par la victoire de 1945 et la refouler à l’Est, loin des mers Noire et Baltique. Cela n’est pas trop mal vu dans l’ensemble.

Cependant, s’il apparaît clairement que l’anticommunisme a bien été instrumentalisé par les Etats-Unis durant cette période, la réalité de la lutte entre systèmes idéocratiques rivaux est un peu facilement négligée dans son argumentation. En Occident, depuis les années 90 du siècle dernier, nous avons vu se mettre en place une réalité post-démocratique (4) avec la chape de velours du « politiquement correct », de la part d’un « monde libre » qui n’a plus à donner le change face à « l’empire du mal ».

Une tendance regrettable de l’auteur à essentialiser dans la durée certaines catégories historiques et politiques utilisées est décelable. C’est le cas pour la notion de « Russie historique », c’est-à-dire envisagée dans son extension territoriale maximale avec une obsession des façades maritimes baltique et méridionale, ceci avec l’idée sous-jacente que tout territoire « réuni » au noyau initial moscovite est voué à le rester éternellement. De même, « l’espace géopolitique russe » est considéré dans sa plus grande extension, en incluant le glacis des pays du Pacte de Varsovie.

A aucun moment l’auteur n’envisage de mettre en doute le bien-fondé de ces catégories et la légitimité éventuelle des tendances centrifuges de la part des populations non russes. Au contraire, elle affiche une nostalgie impériale décomplexée qui dépasse largement le cadre des frontières de la Fédération de Russie.

Tout cela sonne comme un air de déjà vu et entendu, que ce soient le fameux discours de Vladimir Poutine du 9 mai 2005, les déclarations dont sont régulièrement coutumiers les officiels russes ou le nouveau manuel d’histoire de Vladislav Sourkhov.

L’ouvrage de Narotchnitskaïa a l’immense mérite de rendre ces points de vue et ces sentiments largement partagés, beaucoup plus intelligibles pour les observateurs attentifs de ce grand pays. L’auteur donne la clé qui sous-tend sa conception du monde lorsqu’elle décrit chez ses compatriotes « un sentiment d’appartenance à une Patrie sacrée qui ne s’identifie pas à l’Etat » et relève d’une conscience orthodoxe inscrite dans « une perception de la continuité historique ». Une Patrie conçue, donc, comme une notion métaphysique, opposée au régime du moment, fût-il celui de Staline ou de ses successeurs et contre lequel il était funeste de se dresser, que l’on s’appelle Vlassov ou Sakharov. On retrouve ainsi dans ces propos toutes les contradictions inextricables auxquelles sont confrontés tous ceux qui, pour des raisons diverses, ont fait l’économie d’un nécessaire et véritable bilan du communisme dans l’espace post-soviétique.

Au terme d’une démonstration désireuse de montrer que les responsabilités pour les affrontements et les malentendus des siècles passés sont équitablement partagées, notre historienne invite Français et Allemands, noyau dur « carolingien » d’une avant-garde européenne chère à Henri de Grossouvre (5), à tirer un trait sur la Guerre froide en ouvrant la voie d’un véritable axe Paris-Berlin-Moscou. Nous ne pouvons que souscrire à cela ainsi qu’à l’affirmation que les destinées de l’Europe et de la Russie sont étroitement liées. Prenons-la au mot, tout en étant bien conscients que cela devra se faire sur des bases saines, avec un inventaire historique complet et serein, bien au-delà des pathologies de la repentance en vogue en Occident, afin de sortir une fois pour toutes de ce jeu de miroir mémoriel où chacun se renvoie les images douloureuses de blessures non cicatrisées.

Nos amis russes devront s’efforcer de s’extirper d’un complexe post-impérial qui les empêche d’opérer une analyse lucide du moment communiste de leur histoire, ce « passé qui ne veut pas passer », en assumant les erreurs et les crimes commis, puisque la Russie se considère elle-même comme l’héritière exclusive de l’Union soviétique. Ils devront également reconnaître les peuples jadis subjugués comme des entités politiques, historiques et culturelles distinctes (cas notamment des Baltes, des Ukrainiens ou des Biélorusses) en rétablissant avec eux des relations normales et équilibrées, conformes à l’esprit d’un nouveau Jus publicum europæum. Ce qui implique d’essayer de penser l’identité russe au-delà de l’expérience historique d’un empire araseur des différences. Cela permettrait à l’ethnos russe d’opérer un véritable retour à une Europe envisagée comme matrice ethno-historique (nos origines boréennes) et communauté de destin commune, au sein d’un vaste ensemble intégré, afin d’affronter ensemble les immenses défis qui se profilent à l’horizon d’un nouveau siècle chaotique.

Un travail historiographique judicieusement orienté pourrait contribuer à gommer progressivement les traces durables de la longue parenthèse « asiatique » ainsi que les tentations néo-eurasistes de doctrinaires comme Alexandre Douguine ou Alexandre Panarine.

Les autres Européens devront également dépasser le moment occidental de leur histoire en mettant en œuvre cette capacité de régénération métamorphique qui leur est propre, mode de dévoilement de leur identité faustienne dont ils ont maintes fois fait preuve au cours de leur histoire multimillénaire.

Plus que jamais, veillons à ne pas renoncer au rêve d’un empire-puissance conjuguant souveraineté et subsidiarité dans une perspective alter-européenne et eurosibérienne, afin que puisse se réduire une fracture infracivilisationnelle, sciemment entretenue et instrumentalisée, entre pôles européens romano-germanique et slavo-orthodoxe.

Pascal Lassalle
10/05/08
(source : europemaxima.com)
Correspondance Polémia
28/05/08

Notes

1.    Les lecteurs russophones pourront consulter son site : http://narotchnitskaia.ru/
2.    Ernst Nolte, « La Guerre civile européenne 1917-1945 », Editions des Syrtes, 2000. Le lecteur pourra se référer également au débat entre Nolte et Dominique Venner dans « Eléments », n° 98, mai 2000, pp. 22-24.
3.    Notons à ce sujet que la chambre basse du Parlement russe a nié le caractère génocidaire du Holodomor et condamné une instrumentalisation politique de ce drame par le gouvernement de Kiyv au moment où se tenait le sommet de l’OTAN à Bucarest, dans une résolution datée du 2 avril. Celle-ci a été soutenue par l’écrivain Alexandre Soljenitsyne qui a évoqué une « fable insensée » à destination de l’Occident, dans les colonnes des « Izvestia ».
4.    Voir Eric Werner, « L’Après-Démocratie », L’Age d’Homme, 2001.
5.    Voir Henri de Grossouvre, « Pour une Europe européenne », Xenia, 2007.

Natalia Narotchnitskaïa est historienne et philosophe, spécialiste des relations internationales. Entre 1982 et 1989, elle a travaillé au secrétariat de l'ONU à New York. Ancienne députée de la Douma, elle reste une figure emblématique de la renaissance patriotique russe, dans toutes ses contradictions, ses inspirations et dans tous ses questionnements.

Natalia Narotchnitskaïa, « Que reste-il de notre victoire ? Russie-Occident : le malentendu », Editions des Syrtes, 2008, 208 p., 18 €.

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