Sarkozy : une rupture avec le modèle français

dimanche 14 octobre 2007

Nicolas Sarkozy a été élu sur le thème de la « rupture ». Mais de quelle rupture a-t-il voulu parler ?
Pour beaucoup d’électeurs, il s’agissait de rompre avec les abus de l’Etat providence, les excès de pouvoir des syndicats, le laxisme des politiques d’immigration. Pour d’autres, il s’agissait de moderniser la France et de l’adapter à la mondialisation. Dans l’ « International Herald Tribune » du 19/09/2007 et le  « New York Times » du 20, quotidiens ô combien proches des néo-conservateurs qui peuplent l’administration Bush, l’éditorialiste Roger Cohen retient la deuxième hypothèse. Dans son article intitulé « la Révolution française » il salue, avec une certaine délectation, la rupture qu’opère Nicolas Sarkozy vis-à-vis du modèle français, soulignant dans les discours et les comportements du nouveau président : l’américanisation et l’américanophilie, le culte de l’argent, la distance avec le terroir, le mépris des élites culturelles et administratives issues des grands concours, une nouvelle politique étrangère en voie d’alignement sur celle des Etats-Unis et de l’Etat d’Israël.
Il a paru intéressant à Polémia de porter à la connaissance de ses lecteurs cet article de Roger Cohen consacré à « la destruction de 10 tabous » français.
Polémia

La Révolution française

PARIS : La Révolution française de 2007 n'a pas vu tomber des têtes mais, depuis que le président Nicolas Sarkozy assume le rôle de chef d’Etat le plus dynamique d’Europe on a assisté à la destruction de 10 tabous.

1. Le tabou américain. Qu’un chef politique français marque de l'enthousiasme pour les Etats-Unis était impensable car cela était toujours interprété comme un ralliement au capitalisme du « Far West », à l’hégémonie et à la vulgarité « anglo-saxonnes ». Deux attitudes étaient de rigueur : à Paris on affichait un mépris condescendant, à Washington, c’était la dérision macho. Les relations en souffraient. Les vacances de Sarko dans le New-Hampshire, son rêve américain porté aux nues, son jogging l’iPod aux oreilles et son style direct ont détendu l’atmosphère.

2. Le tabou agricole. Aucun président français ne pouvait paraître mal à l’aise lorsqu’il flattait la croupe d’une vache. Ce geste, au Salon annuel de l’agriculture de Paris, symbolisait le lien qui reliait le chef au terroir et à la France profonde. Mais les seules vaches que connaît Sarko, citadin par excellence, sont celles des boîtes de fromage. La référence politique à la « vache » est morte. Les politicards français sont des hommes des villes qui ne se sentent plus concernés par les vaches.

3. Le tabou de l'argent. « Pour vivre heureux, vivons caché », dit le proverbe français. Peu de choses étaient mieux cachées que les relations des présidents avec les riches. François Mitterrand et Jacques Chirac avaient des amis nantis mais, sachant que les Français ont tendance à penser que richesse égale vol, ou quelque chose d’approchant, ils ont gardé le silence sur ces liens. Sarkozy, avec ses Rolex et son penchant pour les yachts de ses amis milliardaires, a claironné que l’argent c’était une bonne chose.

4. Le tabou culturel. Pour diriger la France, il fallait être cultivé. Les citations littéraires de Mitterrand et ses expressions obscures (« Un président doit savoir s’ennuyer ») faisaient de lui un homme trop intelligent pour être contesté. Chirac avait une passion insolite pour le Japon. La culture - comme les vaches, mais à un niveau différent - assurait la communication entre le président et l’éternel Gaulois. Sarko, un mordu du cinéma américain, est plus à l’aise avec Johnny Hallyday qu’avec Jean-Paul Sartre.

5. Le tabou du Moyen-Orient. Les fortes relations traditionnelles des Français avec le Moyen-Orient imposaient une certaine froideur envers lsraël. Chirac avait laissé échapper qu'on pouvait admettre l’existence d’une bombe nucléaire iranienne, avant de dire qu’il s’était mal exprimé. Or Sarkozy, dans son soutien sans retenue à Israël, déclare que l’alternative terrible qui vraisemblablement se profile à l’horizon c’est « une bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran » ; son ministre des affaires étrangères affirme que le monde doit « se préparer au pire » en Iran, c’est-à-dire à la guerre. L'Iran n’est pas un pays arabe, mais ces propos trahissent un changement de la politique vis-à-vis du monde arabe.

6. Le tabou russe. Moscou représentait pour la France la puissance d’équilibre face aux Etats-Unis. Pendant les nombreuses années de la guerre froide, la gauche française a eu du mal à déterminer ce qui était le pire : le totalitarisme soviétique ou l’impérialisme américain. Une partie de la droite française était également indécise. Plus tard, Chirac a laissé entendre que le « néolibéralisme » - le libre-échange - était autant un danger au XXIe siècle que l’avait été le totalitarisme au XXe. Cette lâcheté morale a souvent placé Paris à mi-chemin entre Washington et Moscou. Sarkozy est clair : la démocratie américaine l’emporte sur l'autoritarisme russe, tout comme les libertés américaines l’emportent sur l’asservissement soviétique.

7. Le tabou du travail. Travailler dur pour devenir riche n’était pas une notion gauloise. Travailler moins - la semaine de 35 heures - pour se sentir heureux (théoriquement) c’était français. Or Sarkozy fait l’éloge des « lève-tôt ». Au pays du « Je pense, donc je suis », son ministre des finances déclare : « Fini de penser ! Retroussons les manches. » Le slogan du Sarkoland c’est : « Je travaille, donc je suis. »

8. Le tabou de l’extrême droite. Pendant des décennies, le Front national xénophobe de Jean-Marie Le Pen a prospéré sur un thème intouchable. Sarkozy a sapé ce parti fanatique en adoptant un fanatisme de son cru à propos de l’identité nationale française et en menant une campagne en faveur de l’expulsion des immigrés illégaux. En même temps, il a été plus franc que la gauche sur le problème de l’immigration en France et a nommé Rachida Dati, fille d'un ouvrier marocain et d’une femme de ménage algérienne, comme ministre de la justice.

9. Le tabou de l'OTAN. Il est question que la France rejoigne le commandement militaire intégré de l’Alliance atlantique, ce qui était impensable depuis que Charles De Gaulle en avait sorti son pays en 1966 sur un coup de tête.

10. Le tabou de l’élitisme. Le passeport pour accéder à une fonction gouvernementale avait toujours été le passage par l’Ecole nationale d’administration, où les futurs ministres acquéraient le talent, ennuyeux à mourir, d’annoncer qu’ils avaient sept points à développer et de se souvenir de ces sept points sans la moindre note. Sarko déteste un tel esprit de club élitiste. Il préfère un gouvernement allégé en intellos.

 

La plus grande partie de ces ruptures de tabous est positive puisqu'elles ont permis de débarrasser la France de son hypocrisie paralysante, elles ont ouvert la voie à un rapprochement franco-américain sans entrave et dégagé la possibilité de s'attaquer à la question de l'important chômage chronique.
 
On peut être troublé par l'emploi calculé de cette rhétorique anti-immigrationniste, et ses propos vagues sur l'Iran m'inquiètent. Mais je continuerai à embrasser Sarkozy en attendant de voir s'il est un révolutionnaire en actes autant qu'en paroles.
Roger Cohen

« International Herald Tribune », 19/09/07
« New York Times », 20/09/07
http://www.nytimes.com
Traduction : René Schleiter

Correspondance Polémia
21/09/07

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