Les « lois mémorielles » sous le feu de la contestation

samedi 17 mars 2007

Les « lois mémorielles », que Polémia a déjà évoquées à diverses reprises, font l’objet depuis un an et demi d’assauts contestataires répétés, tant collectifs qu’individuels :
http://www.polemia.com/contenu.php?iddoc=1374&cat_id=16
http://www.polemia.com/contenu.php?iddoc=1103&cat_id=37

Après la déclaration du 12 décembre 2005 de dix-neuf historiens, menée par René Rémond, et la création de l’association « Liberté pour l’histoire » dont il assure la présidence, ce fut le tour de cinquante-six juristes qui, le 21 novembre 2006, ont demandé l’abrogation pure et simple de ces lois liberticides dites mémorielles.

Aujourd’hui, nous assistons à des initiatives individuelles mais, cette fois, de la part de praticiens qui s’insurgent contre le danger de ces lois votées à l’ «émotion » par un parlement poussé par des groupes de pression bien souvent communautaires. Les arguments de ces courageux contestataires peuvent être analysés sous trois aspects :

  1. juridique ;
  2. historique ;
  3. philosophique.

L’aspect juridique

Madame Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université de Rennes-I, qui s’est déjà prononcée dans ce sens dans un article publié dans « Le Monde » du 3 décembre 2006, a fait paraître sur le site de l’Observatoire du communautarisme, sous le titre « La banalisation des procédures arbitraires », un large extrait d’un texte destiné à un ouvrage collectif à paraître :
http://www.communautarisme.net/La-banalisation-des–procedures–arbitraires_a883.html?preaction=nl&id=857570&idnl=19117&

En juriste plus pénaliste que constitutionnaliste, elle s’interroge « sur la protection des libertés » qui, selon elle, « ne passe pas seulement par la limitation des incriminations pénales » mais « repose aussi très largement sur les garanties de procédure du droit répressif ». Or, que constate-t-elle aujourd’hui ? Tout bonnement la soumission sans limites du législateur français à la « pression des lobbies de toutes sortes qui ne trouvent jamais l’arsenal pénal suffisant et réclament toujours plus d’efficacité dans la répression ». « L’ “envie du pénal”, poursuit-elle, ne s’arrête pas à la multiplication des délits mais s’étend à leur sanction effective par les tribunaux de l’inquisition chargés de nous éduquer au “pas de loi” » (1).

Mme Le Pourhiet s’inquiète de la maltraitance de « tous les grands principes libéraux du droit répressif » et elle cite : la présomption d’innocence, la charge de la preuve, le secret de l’instruction, l’immunité parlementaire, la proportionnalité des peines, la règle selon laquelle le doute bénéficie à l’accusé et, plus généralement, l’interprétation stricte de la loi pénale. Et elle a raison. Pour s’en convaincre, il suffit de fréquenter avec assiduité la XVIIe chambre du Tribunal de grande instance de Paris (là où sont traités les délits de presse qui se transforment à tout coup en délits d’opinion) pour constater que les juges s’intéressent, pour condamner le prévenu, autant sinon plus à ses intentions qu’aux actes ou délits pour lesquels il est poursuivi.

« Tous les grands principes intangibles qui gouvernaient la protection de nos libertés sont altérés et méprisés au nom des nouveaux droits des groupes et de leur prétendue dignité », écrit-elle.

Elle va même jusqu’à parler de « terrorisme judiciaire » qui a notamment pour cause « la possibilité pour les associations qui se proposent par leurs statuts de “contrôler” ou de “lutter” contre une phobie quelconque, de déclencher les poursuites pénales », en un mot d’exercer les droits reconnus aux parties civiles.

Et là elle en arrive à l’intolérance de « ceux-là mêmes qui, sous prétexte de prêcher la tolérance, utilisent des méthodes dignes du maccarthysme ». Ces associations « moralisatrices » sont toutes-puissantes, d’autant qu’elles sont validées, sinon encouragées, par des organismes para-étatiques mais « indépendants » (!), comme la Halde (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) qui  dispose d’un véritable pouvoir de police : faculté de lancer des perquisitions sans l’accord du responsable des lieux, établissememt de procès-verbaux, sanctions telles que amendes, affichage de la décision, publication de communiqués dans le « Journal officiel » ou d’autres journaux… L’affaire Vanneste, du nom de ce député UMP du Nord qui, totalement abandonné par ses collègues, s’est fait lourdement condamner pour des propos qualifiés d’homophobes, illustre parfaitement cette dérive judiciaire. Anne-Marie Le Pourhiet manifeste néanmoins une certaine indulgence à l’égard des magistrats qu’elle ne rend pas entièrement responsables ; pour elle, les juges ne font qu’appliquer des lois « iniques » conçues et votées par une « classe politique tombée, dans sa quasi-totalité, dans la lâcheté, le clientélisme et la compassion à vocation électoraliste ».

L’aspect historique

Madame Françoise Chandernagor, elle aussi juriste mais ayant accompli une longue carrière au Conseil d’Etat, dénonce les nouvelles menaces qui pèsent sur la liberté d’expression, qui, selon elle, viennent du parlement avec, pour victime première, l’Histoire. Auteur de nombreux ouvrages et romans historiques (on se souvient du succès de « L’Allée du roi »), elle est la vice-présidente de l’association de René Rémond « Liberté pour l’histoire ». Cette double qualité lui donne toute la compétence requise pour brandir la bannière de la révolte contre les lois mémorielles.

La revue « L’Histoire », dans sa livraison de février 2007 et sous le titre « Historiens, changez de métier ! » (2) a publié de larges extraits d’une conférence donnée par Françoise Chandernagor aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, le 14 octobre 2006. « Appartient-il à la loi de dire la vérité historique ? » Tel était le titre de la conférence. Sa réponse, nous la devinons, c’est non : « Soumis à la pression simultanée et contradictoire de la mondialisation et du communautarisme, le “récit national” qui sous-tendait en France l’enseignement de l’histoire a éclaté. (…) Peu à peu, profitant du vide [et là on retrouve “l’envie du pénal” cité plus haut - NDLR] le parlement est passé à l’offensive : aujourd’hui, des lois dangereuses peuvent conduire des historiens étonnés devant des juges embarrassés. » On remarquera, ici, la prudence raisonnée de Françoise Chandernagor ; l’éventualité qu’elle soulève a été, à de nombreuses reprises, réalité dans une série de procès tenus à l’encontre d’historiens devant la XVIIe chambre du Tribunal de grande instance de Paris ou d’autres, au titre de la loi Gayssot, première loi mémorielle qui a par la suite suscité des vocations.

« Ces lois, reprend l’écrivain juriste, sont dangereuses, parce qu’elles violent le droit et parfois l’histoire. La plupart d’entre elles, déjà, violent délibérément la constitution, en particulier ses articles 34 et 37. » En préambule à sa démonstration, elle rappelle que la constitution limite, en son article 34, le champ d’application du parlement français. Elle fixe les limites du pouvoir législatif qui, par exemple, n’a pas à légiférer sur « la fixation de la vérité historique », pas plus que sur les programmes scolaires et encore moins sur les méthodes d’enseignement ou les programmes de recherche qui relèvent du seul gouvernement ou des instances administratives compétentes. Il y a donc viol de la constitution.

Mais alors, que fait le Conseil constitutionnel ? Exerce-t-il normalement son contrôle ? Une réponse toute simple nous est fournie par Françoise Chandernagor : « Aucun citoyen, ni groupe de citoyens, aucun juge, même, ne peut saisir le Conseil constitutionnel et lui-même ne peut pas s’autosaisir. Il ne peut être saisi que par le président de la République, le premier ministre, les présidents des Assemblées ou soixante députés. » Or, on le sait, ces lois sont votées quasiment à l’unanimité, sous la pression émotionnelle et électoraliste des groupes communautaires. La procédure n’est donc pas favorable à une saisine du Conseil constitutionnel par soixante députés ; quant au président de la République, au premier ministre et aux présidents des Assemblées, on les voit mal engager une telle démarche. La loi sur l’esclavage, dite « loi Taubira », a même provoqué chez le président Chirac un retour en arrière puisque, face aux violentes et nombreuses protestations qui se sont déclenchées lors de la découverte de son article 4, il s’est cru obligé, pour calmer le jeu, d’abroger par décret l’article contesté (manœuvre, selon les spécialistes, à la limite de la constitutionnalité !).

Autre infraction : toujours selon Françoise Chandernagor, il y a viol des « principes généraux du droit, c’est-à-dire de la Déclaration des droits de l’homme et de son article 8 qui stipule que : “Nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit”. (…) Or ces lois “historiennes” sont, dans leur fondement même, rétroactives. La loi votée le 12 octobre 2006 qui inflige des sanctions pénales à tous ceux qui contesteraient (…) la notion de génocide appliquée à l’Arménie de 1915 n’est pas rétroactive quant au délit (…) mais ce qui est rétroactif, c’est la définition même du crime. » Ceci revient à dire que ce ne sont pas les auteurs du crime qui seront punis, puisqu’ils sont tous morts depuis longtemps, mais les historiens. Et c’est bien la volonté du parlement, dit-elle, puisque, juste avant le vote, Patrick Devedjian « avait proposé un amendement qui excluait de la portée de la loi sur le génocide arménien la recherche universitaire et scientifique », amendement qui a été globalement rejeté par les députés. Le mécanisme est identique pour la loi Gayssot et les historiens révisionnistes. Il est vrai que l’histoire du droit montre que la culpabilité peut engager ceux qui ne furent ni acteurs ni même témoins du crime. Néanmoins, Françoise Chandernagor lance un appel aux historiens en les incitant à « ouvrir les yeux : les chercheurs, les universitaires et les scientifiques sont bien visés par toutes ces lois pénales ».

Un dernier point soulevé par Françoise Chandernagor : elle précise que « ces lois dérogent aussi aux modalités ordinaires de préparation des textes législatifs. D’abord, elles ne sont jamais examinées par le Conseil d’Etat » dont le rôle, en la matière, n’est pas de se prononcer sur leur opportunité mais de les améliorer du point de vue rédactionnel. « Les textes de lois mémorielles ne sont pas des “projets” gouvernementaux : ce sont toujours des “propositions” déposées par des parlementaires, qui ne passent donc pas devant le Conseil d’Etat. Pourquoi, en la matière, le gouvernement, au lieu de déposer un projet de loi, préfère-t-il glisser son texte en catimini à un parlementaire ? Uniquement pour éviter l’examen du Conseil d’Etat. » Elle signale également les amendements déposés au dernier moment, ce qui évite leur examen en commission des lois.

On voit ainsi que certaines lois, par une utilisation perverse des procédures, échappent à tout contrôle et revêtent la tunique des lois d’exception. Voilà comment le parlement sort de son rôle et outrepasse ses droits.

Pour clôturer ce chapitre, un échange entre Elisabeth Guigou, à l’époque garde des Sceaux, et le député Renaud Donnadieu de Vabres, actuel ministre de la Culture, lors des débats précédant le vote de la loi Taubira, illustre assez bien les méthodes :

— Le ministre : Ce que vous faites là est contraire à la constitution, vous êtes en train de violer l’article 37.
— Le député : Nous sommes élus au suffrage universel, donc nous sommes le souverain, donc nous pouvons faire ce qui nous plaît.

Comme le rappelle Françoise Chandernagor : « Le Parlement n’est pas le souverain mais seulement le délégué du souverain. »

L’aspect philosophique

Ces lois mémorielles, dont on vient de parler longuement avec Anne-Marie Le Pourhiet et Françoise Chandernagor, sont avant tout, nous l’avons vu, une atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de recherche. On ne compte plus le nombre des procès pour délits d’opinion qui ne frappent pas seulement quelques historiens qui s’écartent des vérités officielles mais aussi un certain nombre d’écrivains et même d’hommes politiques qui s’affranchissent du politiquement correct.

Un troisième juriste, cette fois historien du droit et philosophe, a livré, voilà un an et demi, un « Manifeste libertin » sous forme d’ « Essai révolutionnaire contre l’ordre moral antiraciste » (3) :
http://www.librairienationale.com/lib/detail.php?ID=1755).
N’allons pas imaginer qu’il s’agit d’un brûlot destiné aux pervers en attente de descente dans la rue.

Avocat au barreau de Paris, éminent spécialiste du droit de la presse, Eric Delcroix a mis en écriture sa rude et longue expérience du prétoire de près de quarante ans qui lui a donné matière à réflexion. On pourrait penser qu’avec Eric Delcroix on s’éloigne des lois mémorielles. Pas du tout. Avec son ouvrage, il démonte la genèse de la pensée unique et développe toute la philosophie qui y a concouru.

Avec une remise en définition des mots quelque peu galvaudés de « libertinage » et de « libertin », il leur redonne leur véritable sens au cours d’une élégante promenade littéraire dans un XVIIe siècle berceau du classicisme puis dans un XVIIIe siècle si ambigu. Il cite, bien sûr, entre autres personnages, Charles de Saint-Evremond (1613-1703), emblème de la littérature libertine française, qui se voulait « un philosophe également éloigné du superstitieux que de l’impie, un voluptueux qui n’a pas moins d’aversion pour la débauche que d’inclination pour les plaisirs ».

L’auteur en vient tout naturellement à considérer le libertinage comme une méthode intellectuelle : « Savoir séparer la croyance et le réel vérifiable est une vieille problématique européenne », dit-il en sorte de préambule à un historique très fouillé de cette méthode dont il fait remonter les origines à Thalès et à l’école de Milet. « Le libertinage intellectuel est donc une méthode et, bien au-delà, une discipline souvent contraignante pour échapper aux passions. (…) Le libertinage d’esprit c’est le refus méthodique de tout carcan imposé au nom d’une vérité métaphysique et de la morale induite. » Propre de l’homme européen, l’esprit libertin est plus que jamais nécessaire face aux nouvelles superstitions, face au nouvel ordre moral. Nous y voilà ! Car ce nouvel ordre moral existe bien dans notre société idéologiquement formatée.

A la morale naturelle, minimum biologique comportemental permettant la vie en société, s’est substituée une morale transcendantale émanant d’une autorité supra-humaine à laquelle il faut faire allégeance et qu’Eric Delcroix appelle « La Chape », puissance virtuelle impondérable mais parfaitement opérationnelle.

Au fil des dernières décennies, avec la quasi-religion des « droits de l’homme » et de l’ « Etat de droit », une nouvelle Inquisition s’est établie. On a vu plus haut quels étaient les grands prêtres de cette quasi-religion : les associations moralisatrices. Le droit n’est plus une technique relative, prosaïque et souveraine d’apaisement des tensions sociales mais il est devenu une idéologie absolutiste, moralisante et manichéenne. Contre cette nouvelle Inquisition, pour la liberté de conscience, l’auteur appelle ses frères européens à libérer leur génie prométhéen de l’aliénation de l’antiracisme obsessionnel.

Droit, histoire et philosophie, quelle belle trilogie face à des lois mémorielles votées par un parlement soumis à des idéologies factices ! Mais quel degré d’impuissance devant la démocratie totalitaire !

René Schleiter
© Polémia
09/03/07

(1) Philippe Muray, « L’Envie du pénal » in « Exorcismes spirituels I », Les Belles Lettres, 1997.
(2) Voir « L’Histoire » n° 317, février 2007.
(3) Eric Delcroix, « Manifeste Libertin », L’Æncre, 2005.

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