« La Tyrannie de la pénitence : Essai sur le masochisme occidental »
Par Pascal Bruckner

mercredi 7 mars 2007
Tout d’abord, selon l’auteur, le sentiment de la faute et de la pénitence qui caractérise l’Occident aujourd’hui trouve son origine dans la conception chrétienne du péché originel. Il est vrai que pour la religion chrétienne l’homme est coupable de naissance et ne peut être sauvé que par la rédemption. Les idéologies laïques d’après Nietzsche, comme le rappelle Pascal Bruckner, ont hérité de cette conception mais l’ont surchristianisée et ont renchéri sur son message. La damnation et le remords envahissent les esprits et l’Occident en est arrivé à vouloir le remords, et son corollaire la pénitence, en soi et pour soi.

De fait, ce remords et cette pénitence interdisent de juger l’autre. L’Occident a trop péché pour se permettre de juger l’autre. Et si même, malgré toutes les excuses et explications données, l’autre est reconnu comme mauvais, la faute ne peut en incomber qu’à l’Occident lui-même qui l’aurait corrompu. Par ses fautes, ses très grandes fautes, l’Occident mérite la haine des autres ; la haine de l’Occident est donc justifiée. L’Occident est intrinsèquement mauvais et criminel. De surcroît, cet antioccidentalisme instille le relativisme et le doute destructeur. L’autodénigrement de l’Occident est même devenu si fort que toute collaboration avec ses ennemis est considérée comme juste. La condition du bonheur universel résiderait alors dans la mort de l’Occident. Toute résistance aux agressions est ainsi annihilée. Il en ressort que cette « jouissance » de déséquilibré résulte plus de la haine de soi que de l’amour des autres. Nous Occidentaux serions des « salauds » a priori, cet axiome est incontestable, il est le postulat de toute saine réflexion sur le monde et sur nous-mêmes. Nous avons besoin de la croix, nous voulons porter une croix et comme nous ne sommes pas modestes, nous voulons porter la croix du monde, celle de l’humanité tout entière.

L’Occident et plus particulièrement l’Europe se veulent pacifiques. En Europe, depuis 1945 la violence est devenue tabou. Le culte de l’anti-héros est devenu la norme. La critique est devenue permanente. Non pas une critique qui nous délivre du préjugé mais une critique qui devient préjugé. Toutefois, ici, si l’auteur souligne la responsabilité des idéologies de gauche, il ne descend pas assez dans l’analyse et aurait pu développer les retombées idéologiques et philosophiques de l’autocritique. Dogme de l’idéologie marxiste-léniniste qui n’a cessé de s’attaquer à l’Occident et dont on peut se demander si, là aussi, la raison d’être de cette idéologie n’est pas plus la haine de l’Occident que la « libération des peuples opprimés ». De fait, l’Occident fait constamment son autocritique et organise son procès (stalinien ?) tous les matins. Cela va très loin, car la critique-condamnation de l’Occident s’attaque à son être même et fait le procès de son histoire qui ne pouvait dans sa logique que l’amener aux crimes hitlériens et staliniens.

De toutes les nations, écrit P. Bruckner, la France est celle qui incarne à l’outrance les maladies de l’Europe. A la faute de la collaboration, la France ajoute celle de la colonisation et de l’esclavage et passe donc de repentances en repentances. Cela donnerait droit, à l’égard des étrangers et notamment des immigrés, à l’octroi d’une créance illimitée. Dans cette démarche de culpabilisation, nous Français aurions ainsi une dette à l’égard des ex-colonisés et de leurs descendants. L’immigration ne serait que le remboursement de cette dette. Viennent chez nous des ayants droit avec leur portefeuille de griefs. Il s’agit alors pour eux d’en tirer le plus grand profit. Cela donne lieu à une survalorisation de la victime, ou supposée telle. Se poser en victime c’est se doter du double pouvoir d’accuser et de réclamer. Le fameux devoir de mémoire n’est brandi par les uns que pour susciter le devoir de pénitence chez les autres. Face à la logique mise en place, il n’est plus que des « salauds » et des « justes ». La mémoire devient un instrument politique. Les minorités qui s’honorent du titre glorieux de martyres sont valorisées. S’instaure alors une course au martyre et les privilèges-avantages de notre société sont transférés sur ces minorités. Se crée ainsi un appel d’air pour réclamer et alimenter sans fin le procès de l’Occident. Par ailleurs, cette pratique est contagieuse et incite d’autres « minorités » au sein même de l’Occident à se présenter en plaignantes pour des outrages réels ou imaginaires subis au cours de l’histoire pour des comportements déviants, sexuels ou de toute autre nature.

Cette idéologie de la culpabilisation outrancière et sans limite est instillée et entretenue par l’ultragauche qui est en France comme le surmoi de la République. Mais, en poussant l’analyse, Pascal Bruckner voit se cacher derrière un langage philanthropique une exacerbation des égoïsmes. Car face à ce rejet de l’Occident, chacun finit par défendre ses propres intérêts. Pour lui, en France comme en Europe, l’individualisme résultant de cette situation est à l’origine du déclin du nationalisme. Ce qui est dommage, c’est qu’il ne mentionne pas l’importance du communautarisme découlant de l’immigration dans ce déclin. Cela semble pourtant de première importance.

Constatant ce déclin, la France comme l’Europe développent alors le besoin de trouver des responsables. L’idéologie de gauche étant dominante depuis 1945, les responsables sont vite trouvés : ce sont les libéraux, les riches. Un anticapitalisme se développe, le « bobolchevisme » prospère dans les classes moyennes. Cette haine de soi à l’origine mène à une haine de la nation la plus riche et la plus prospère de l’Occident, c’est-à-dire des Etats-Unis d’Amérique. Haine des Etats-Unis donc, dans une Europe qui préfère la quiétude de la repentance à la résistance. Selon P. Bruckner, l’Europe qui se veut coupable utiliserait in fine cette culpabilité pour ne plus agir et se réfugier ainsi dans une sécurité empreinte de lâcheté qui la pousserait à ne plus répondre aux agressions sous prétexte de ne pas céder à la provocation. Les Etats-Unis qui, eux, réagissent face aux agressions deviennent la cible de l’Europe qui craint par là de voir sa sécurité si lâchement acquise remise en cause. Il faut donc se démarquer des Etats-Unis présentés comme le mauvais Occident, capitaliste et dominateur alors que désormais l’Europe serait, elle, pacifique voire angélique. L’approche de Pascal Bruckner n’est pas ici dénuée de tout fondement mais les critiques de l’Europe envers les Etats-Unis ne sont pas toujours injustifiées. L’auteur transforme parfois son argumentaire en plaidoyer en faveur des Etats-Unis et d’Israël, ce qui l’éloigne du sujet. Il n’en demeure pas moins que l’Europe et les pays qui la composent pris individuellement ont incontestablement perdu de leur crédibilité sur la scène internationale. Face au terrorisme, l’Europe comme la France ne donnent pas l’impression d’être craintes et de vouloir se défendre en infligeant des dommages sérieux à l’adversaire. « Rapetissons-nous encore un peu plus, trouvons des excuses aux terroristes et ils nous en sauront gré », semble être la ligne politique retenue par l’Europe.

Et P. Bruckner de faire la distinction entre une Europe pénitente et passive, même craintive, et des Etats-Unis actifs, agissants. Pour lui, un autre Etat est aussi agissant, il s’agit de l’Etat d’Israël.

C’est ici qu’apparaît un oubli dans l’exposition et l’analyse, celui de la définition claire de l’Occident. Le terme a subi un glissement sémantique qu’il aurait fallu corriger ; ce que fait d’ailleurs à juste titre l’auteur à propos de l’Europe.

P. Bruckner inclut donc Israël dans l’Occident. Et pour lui, l’Europe reporte sa culpabilité autant sur Israël que sur les Etats-Unis. Si on peut comprendre et soutenir l’auteur sur la volonté de résistance, si on reconnaît que l’Europe et la France se trompent en critiquant ceux qui se défendent, on ne partage pas la totalité de son point de vue. Sans se joindre au chœur des critiques antiaméricaines, il semble nécessaire de rappeler, ce que l’auteur semble oublier, que si l’Europe en est arrivée à ce point de culpabilisation, les Etats-Unis et l’Etat d’Israël y ont une grande part.

Cette fameuse culpabilisation découle du rôle et de la politique menée par les Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale et l’immédiat après-guerre et de l’exploitation qu’ils ont faite de cette culpabilisation. Les Etats-Unis ont eu beau jeu de se présenter comme le seul sauveur « digne » de guider l’humanité, à l’inverse d’une Europe incorrigible, victime de ses errements colonialistes et antisémites, une Europe qui a failli et s’est discréditée. N’y avait-il pas là une volonté d’élimination morale d’une rivale, même si accessoirement celle-ci pouvait être utile comme soutien au temps de la guerre froide ? Du procès de Nuremberg contre un régime politique honni à la culpabilisation de toute l’Europe, le chemin a été vite parcouru : des historiens américains se sont appliqués à démontrer que les Nazis n’étaient pas seuls coupables mais que l’étaient également le peuple allemand dans son ensemble ainsi que les pays qui avaient collaboré (cf. Robert O. Paxton).

Cette culpabilisation de l’Europe, où le devoir de mémoire s’apparente à une obligation de culpabilité permanente, ne s’est pas arrêtée là. En 1956, lors de l’intervention franco-britannique en Egypte, les Etats-Unis ont dénoncé les comportements colonialistes de l’Europe. Cela était encore plus flagrant au moment de la guerre d’Algérie où J.F. Kennedy a dénoncé à l’ONU le rôle de la France. C’est aussi aux Etats-Unis que certains groupes politiques, sous la bienveillance des autorités, n’hésitaient pas à présenter la France comme un Etat colonialiste et crypto-raciste incorrigible. Il ne s’agit pas de se jeter de l’un à l’autre la responsabilité de la situation actuelle, mais les choses doivent être dites. De même, si aujourd’hui des minorités veulent ouvrir des procès de Nuremberg de série B, c’est parce qu’elles ont compris tout l’intérêt et l’avantage qu’elles peuvent en tirer.

N’est-il pas légitime que l’Europe, qui a subi ces procès, soit critique à l’égard des donneurs de leçons, parangons de vertu, qui ne font pas mieux lorsqu’ils sont confrontés aux vicissitudes de l’histoire ? Ce procès se retourne aujourd’hui contre ceux qui l’ont instruit. Ceux qui se sont auréolés de la gloire du soldat de la liberté ou de la palme du martyre de la barbarie brisent eux-mêmes les tabous qu’ils ont construits.

En accord avec P. Bruckner, il ne faut pas nier que le soutien aux Palestiniens et la critique de l’Etat d’Israël tiennent à la fois de la chute du piédestal sur lequel cet Etat avait été mis et du ras-le-bol de la culpabilisation de l’Europe sans cesse rappelée depuis 1945. Il est vrai qu’aujourd’hui une certaine gauche fait régner la terreur à propos des actes d’Israël et des Etats-Unis comme ce fut le cas, et l’est encore trop souvent, à propos de l’appréciation des heures-les-plus-noires-de-notre-histoire. La méthode est la même, seul le but a changé, mais le résultat reste le même : la culpabilisation de l’Occident.

Oui, P. Bruckner a raison sur le fait qu’il nous faut dépasser nos divisions et opposer au devoir de mémoire le devoir de nos gloires. Oui, le remords tel qu’il est cultivé ici est une faute. Oui, l’Europe doit sortir de cette culpabilisation outrancière dans laquelle on la baigne depuis 1945 et de nouveau jouer un grand rôle dans l’Histoire. Pour cela il faut replacer les faits dans cette même Histoire et fermer enfin ce procès et tous ceux qui auraient pu être ouverts suite aux massacres qui ont eu lieu depuis trois mille ans.
L’ouvrage de Pascal Bruckner a donc le mérite de traiter d’un sujet tabou et d’essayer de le renverser. Toutefois, le chapitre portant sur la critique de l’Europe à l’égard d’Israël paraît hors sujet. Il n’apporte rien à l’étude présentée dans l’ouvrage. De même, les passages à propos des banlieues tombent dans le travers qu’il entend dénoncer et dans un pathos et un angélisme niais conformes aux discours bien pensants en vogue de nos jours. Enfin, son appel à un rapprochement transatlantique qui limiterait les risques du messianisme démocratique américain et rendrait à l’Europe sa confiance ouvre un débat d’un grand intérêt qui est sans aucun doute celui de l’avenir de l’Occident.


Bruno Odier Cénat de L’Herm
© Polémia
28/02/07

Pascal Bruckner, « La Tyrannie de la pénitence : Essai sur le masochisme occidental », Grasset et Fasquelle, octobre 2006, 258 p.
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