« L’Empire des dettes : A l’aube d’une crise économique épique » par William Bonner et Addison Wiggin
traduit par Marianne Véron

dimanche 2 juillet 2006
LA CHRONIQUE DES BELLES LETTRES
Le vendredi 9 juin 2006

Chaque vendredi, Michel Desgranges, président des Editions « Les Belles Lettres », propose une libre promenade autour de livres d'hier et aujourd'hui.
MAÎTRES DU MONDE ! DES FEMMES POUR LE KHAN ; J'EMPRUNTE DONC JE SUIS
Sous mes yeux, une carte du monde. Elle date de l'an 2002, est divisée en six sections et indique la répartition des commandements militaires américains : USPACOM (Pacifique), USEUCOM (Europe), USSOUTHCOM (Amérique du Sud), USNORTHCOM (idem du Nord, Mexique inclus) et USCENTCOM (le Moyen-Orient pétrolier : « commandement central ») ; un petit encadré montre que l'Antarctique n'a pas été oublié.

Je peux me tromper, mais je ne crois pas que les gouvernements du Guatemala ou du Danemark, par exemple, aient produit une telle carte pour octroyer à leurs généraux la responsabilité armée de territoires couvrant l'ensemble de la planète et qui, ma foi, sont censés ne pas leur appartenir.
Je crois même que seuls les dirigeants des Etats-Unis d'Amérique se sont accordé, de leur propre chef, la suzeraineté de la totalité de notre terre (océan compris…) et c'est là la caractéristique d'un Empire, dont la nature est de régner sur l'ensemble du monde connu, lequel, aujourd'hui, coïncide avec le monde réel, faisant ainsi de l'Empire américain le premier véritable Empire universel de l'Histoire de l'humanité.

« Que nous faut-il pour faire de nous un peuple heureux et prospère ? Un gouvernement sage et frugal, qui retiendra les hommes de se porter tort l'un à l'autre, et pour le reste les laissera libres de régler leurs propres efforts d'industrie et de progrès, et n'enlèvera pas de la bouche du travailleur le pain qu'il a gagné. Voilà le résumé du bon gouvernement, et voilà ce qui est nécessaire pour boucler le cercle de nos félicités. »

Cet idéal est celui qu'exprimait Thomas Jefferson (1743-1826) dans son « Discours inaugural » de sa première présidence des Etats-Unis d'Amérique, le 4 mars 1801, et, pour ce qui concerne les affaires étrangères, il se fixait comme but : « la paix, le commerce, et l'amitié honnête avec toutes les nations, des alliances contraignantes avec aucune. »

Certains pourront soutenir que le bombardement de villes exotiques n'est que manifestation primesautière d'une « amitié honnête » et que l'élection d'un fantoche servile sous la menace de spadassins surarmés ne constitue pas une « alliance contraignante », d'autres observateurs y verront l'expression d'une hégémonie qui, pour ne pas dire son nom, ne s'en exerce pas moins avec une vorace brutalité.

Mais trêve de sémantique, le simple bon sens suffit pour voir et dire que les Etats-Unis sont un Empire, et se conduisent comme tel, d'où cette question : comment la frugale République instituée par les Pères Fondateurs, dont Jefferson, s'est-elle transformée en un insatiable Léviathan, qui exerce avec une redoutable bonne conscience sa tyrannie et sur tous les peuples de la terre, et sur son propre peuple ?

Question que traite en historien et moraliste William Bonner dans « L'Empire des dettes » <http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100216850>, ouvrage virtuose qui, loin des lieux communs sur la vanité fugace des entreprises humaines, nous montre la naissance et la mort des divers Empires plus ou moins aboutis que subit l'humanité (chinois, inca, centrafricain, mongol, romain, aztèque, français, byzantin, khmer, britannique, sassanide, etc.), en établissant des parallèles toujours pertinents avec la construction inconsciente et tenace de l'Empire américain.

Et pourquoi un Empire ?

Gengis Khan, qui fut le bâtisseur et le maître du plus vaste Empire jamais établi (avant celui des Etats-Unis), apportait une réponse honnête :
« Pour un homme, le plus grand bonheur est de pourchasser et vaincre son ennemi, de s'emparer de tous ses biens, de faire pleurer et gémir ses épouses, de chevaucher son hongre et d'utiliser le corps de ses femmes comme vêtement de nuit et comme source de réconfort. »

Woodrow Wilson, qui, de l'agression contre le Mexique à la guerre contre l'Allemagne, fut le premier maître d'œuvre de l'impérialisme américain (et dont William Bonner nous trace un portrait instructif), était moins précis dans son programme : « Nous nous battrons pour la démocratie, pour les droits et les libertés des petites nations, pour [leur] apporter paix et sécurité et faire régner la liberté sur le monde. »

Contrairement au pillage et au viol, activités bien concrètes, les buts énoncés par Wilson et ses successeurs sont des idées susceptibles d'interprétations multiples (pour James Madison, autre Père Fondateur: « Les démocraties se sont toujours révélées incompatibles avec la sécurité des personnes ou les droits de propriété » ; quant à la « liberté », elle fait l'objet de débats métaphysiques qui sont loin d'être clos…) et donc des buts impossibles à atteindre, puisque dépourvus tant d'existence physique que de définition univoque…

Trahison absolue des principes qui ont fondé la République américaine, l'Empire a d'abord exercé son pouvoir contre son propre peuple (essentiellement depuis le vertueux Lincoln, mais il y eut des tentatives antérieures…), pour le dépouiller en pratique de tous ses Droits inscrits dans sa Constitution (il suffit pour cela que la Cour suprême déclare « constitutionnel » ce qui de toute évidence ne l'est pas, ou se taise) avant d'entrer dans une guerre permanente contre les autres peuples (ou des entités : guerres contre la « drogue », la « terreur », l' « obésité ») qui justifient, à l'intérieur, de nouvelles suppressions de Droits, et, à l'extérieur, l'élaboration, par l'agression ou la menace, d'un fouillis de liens de vassalité et d'alliances qui, englobant des millions et millions d'humains aux intérêts divergents, se révèlent vite contradictoires et génèrent de nouveaux conflits au hasard : le Panama, le Viet-Nam, l'Irak étaient dirigés par des hommes qui étaient, ou avaient été, les alliés de l'Empire lorsque celui-ci décida de les envahir, sous des prétextes grotesques.

Reposant sur le mensonge et la fumisterie, et imbibé de nuisibles bons sentiments, l'Empire a totalement oublié la finalité qui justifiait les disparus empires antérieurs et qu'il est pourtant simple de retenir : rapporter, dans son établissement et son maintien, plus d'argent (roubles, sesterces, louis, dollars…) qu'il ne coûte. En d'autres termes, un Empire se doit d'être une entreprise bénéficiaire qui gagne plus (grâce au tribut pris sur les soumis) qu'elle ne dépense et répartit (inégalement) ses profits entre ses dirigeants et ses sujets.

Curieusement, l'Empire américain, lui, dépense infiniment plus qu'il ne gagne et n'évite la faillite honteuse qui frapperait toute autre entreprise que grâce au miracle de l'emprunt.
Avec une frénésie qui établit chaque jour un nouveau record de dettes, dont le montant atteint un niveau tel que l'esprit humain ne peut même plus se le représenter. (Jefferson : « Aucune génération ne peut contracter de dettes supérieures à ce qu'elle peut payer dans le cours de sa propre existence. »)

William Bonner nous montre la naissance et la croissance de cette machine folle et a le talent de nous la faire voir en action, spectacle fascinant qui nous permet de contempler l'objet que son excès même eût dû dissimuler.
Il nous explique, point crucial, que ce n'est pas seulement l'Empire (i.-e. le gouvernement) qui a cédé à la frénésie du crédit, mais également ses citoyens : ceux-ci, comme leurs dirigeants, dépensent plus qu'ils ne gagnent et continuent allégrement de le faire, en gageant leurs biens (hypothèques immobilières) auxquels prêteurs et emprunteurs s'accordent à donner une valeur virtuelle sans cesse augmentée sans qu'aucune réalité ne la valide.

Nulle condamnation ici du crédit destiné à financer un investissement supposé productif, car la dette américaine ne relève pas de cette rubrique : elle ne sert qu'à payer au jour le jour les dépenses quotidiennes (et à verser, souvent en monnaie de singe, i.-e. en dollars dévalués comme le montre William Bonner, les intérêts de la dette) -- télés plasma et smartphones pour les sujets, nouvelles fournées de bombardiers, fonctionnaires et satellites-espions pour leurs maîtres.

Je trouve la chose curieuse : quels que soient les gains de productivité que l'on puisse rêver, il est d'une absolue évidence que jamais la dette américaine ne pourra être remboursée, et pourtant, il se trouve chaque jour de nouveaux prêteurs pour la faire grossir et rendre ainsi encore plus certaine l'insolvabilité de leur débiteur (en droit, c'est là le délit désigné sous le nom de « soutien abusif » qui, tiens, ne s'applique pas aux gouvernements qui l'ont promulgué…).

Délaissant le franc pillage de jadis, l'Empire s'est converti à l'escroquerie (moins visible par sa sophistication, et qui recueille, dans un premier temps, la complicité de victimes appâtées par des espoirs de gain rapide) ; William Bonner la démasque et la dénude ; il ne nous dit pas, ne prétendant être devin (et il a trop d'humour pour endosser cet habit), combien de temps encore elle peut durer – mais il nous donne de précieux conseils pour nous éviter d'être ruinés par son inéluctable chute.

Car, égyptien ou mexicain, autrichien ou maurya, les empires meurent, et nous aimerions savoir pourquoi, que nous soit apportée une réponse autre qu'un peu utile « Tout s'use », ou du moins, s'il n'existe pas d'autre réponse, qu'il nous soit montré comment ces monumentales constructions humaines se sont usées.

Reprenant un sujet largement traité depuis Gibbon mais disposant d'une plus vaste information, Ramsay MacMullen, qui est sans aucun doute le meilleur historien actuel de la période, nous propose une analyse neuve de l'effondrement de l'Empire romain dans « Le déclin de Rome et la corruption du pouvoir » http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100073830&amp;CFID=660957&amp;CFTOKEN=23012541 (que j'avais cité trop brièvement dans ma première chronique) et nous offre un comment, à défaut de l'impossible pourquoi (Momigliano : « En dernière analyse, Rome tomba parce qu'elle fut conquise »…). Il examine également avec une grande précision, et sans se départir d'une nécessaire prudence, l'état de chaque province au moment du « déclin » et de la « chute » et nous fait découvrir, à nous, victimes d'une périodisation qui remplace les lentes transitions par d'imaginaires ruptures, que ce déclin et cette chute furent, en bien des lieux, des temps de prospérité – les empires s'écroulent, et nombreux sont leurs sujets qui n'en remarquent pas la disparition.

Michel Desgranges
Président des Editions « Les Belles Lettres »
Correspondance Polémia
13/06/06

PS. Les citations de Jefferson sont extraites de ses « Ecrits politiques » <http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100234870&amp;CFID=660957&amp;CFTOKEN=23012541> ; j'en conseille vivement la lecture pour accompagner la synthèse de William Bonner ; elle permet de contempler le gouffre qui sépare les intentions des Fondateurs de la République américaine avec ce que celle-ci est devenue. (Benjamin Franklin, prémonitoire : « Nous vous léguons donc une République, si vous parvenez à la garder. »)

NB. Pour qui souhaite se donner le plaisir de lire les analyses quotidiennes de William Bonner, fondateur et dirigeant de l'un des premiers groupes mondiaux d'information financière, il les trouvera, en anglais, sur <http://www.dailyreckoning.com/>, adaptation française sur : <http://www.la-chronique-agora.com/>

William Bonner & A. Wiggin, « L'Empire des dettes », Editions « Les Belles Lettres », mai 2006, 397 p.
http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100216850

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