Les Américains hantés par un nouveau « cauchemar géopolitique »

dimanche 4 juin 2006
Polémia a reçu d’un correspondant un article intitulé « Le cauchemar géopolitique de l’Amérique et les ententes stratégiques dans le domaine de l’énergie en Eurasie », paru, aux Etats-Unis, le 7 mai 2006, sous la signature de F. William Engdahl. L’auteur, écrivain économico-politique américain, connu dans son pays notamment pour son ouvrage « A Century of War : Anglo-American Oil Politics and the New World Order » (Pluto Press Ltd.), dresse dans cet article un large tableau du changement de politique du président Bush face aux évolutions relevées au Moyen-Orient. Cette analyse qui est très longue et que Polémia ne peut pas reproduire in extenso, s’articule en deux grandes parties.

Dans un premier volet, l’auteur rappelle tout d’abord la doctrine politique de G.W. Bush dont les fondements « ont été rassemblés en une politique officielle, en septembre 2002, dans un texte du Conseil de sécurité nationale intitulé : “Stratégie Nationale de Sécurité des Etats-Unis” ».

« La doctrine de Bush était et est une doctrine néo-conservatrice de guerres préventives et de préemption, ce qui s’est révélé être une catastrophe stratégique pour les Etats-Unis dans son rôle d’unique super-puissance. C’est la toile de fond qui permet de comprendre tous les événements d’aujourd’hui, tels qu’ils se déploient dans et autour de Washington », dit F.W. Engdahl.

A Washington, « l’administration Bush est en crise ». « Le signe le plus fascinant d’un changement important au sein de l’administration politique américaine à l’égard de la doctrine de Bush, c’est le débat qui se développe à propos d’un texte de 83 pages, initialement publié sur le site officiel de l’université de Harvard, qui critique le rôle dominant d’Israël dans la construction de la politique étrangère des Etats-Unis ». La presse française s’en est fait l’écho, il y a quelques mois. Les auteurs de ce texte, qui a pour titre « Le lobby israélien et la politique étrangère américaine », sont deux universitaires américains, « des réalistes en matière de politique étrangère américaine qui conseillent le Département d’Etat » : l’un, John Mearsheimer, est professeur de sciences politiques à l’université de Chicago ; l’autre, Stephen Walt, est titulaire d’une chaire d’enseignement à la Kennedy School of Government à Harvard. Tous deux appartiennent à la « Coalition pour une Politique Etrangère Réaliste » dont les membres sont appelés « les réalistes » ; on y trouve, par exemple, Henry Kissinger, Brent Scowcroft et Zbigniew Brzezinski.

Un véritable combat se joue actuellement entre les différentes factions de l’élite américaine. Ce qui est étonnant, pour nous Français habitués à une presse très politiquement correcte, c’est de voir que les principaux médias américains ont pris la défense de Mearsheimer et de Walt : « L’interdiction de parler publiquement du programme pro-israélien des néo-conservateurs a, apparemment, été brisé. Cet état de fait laisse penser que la vieille garde de l’administration de la politique étrangère, comme Z. Brzezinski, B. Scowcroft et leurs amis, accroît ses pressions pour reprendre en mains la direction de la politique étrangère. » Les « réalistes » estiment que les néo-conservateurs « ont prouvé leur échec dans leur défense des véritables intérêts stratégiques américains ».
Ces luttes internes débouchent sur un nombre considérable de démissions, spontanées ou provoquées, dont la liste et les causes ne sont pas notre objet. Toutefois, F.W. Engdahl s’étend quelque peu sur les conséquences fâcheuses de certaines bévues diplomatiques commises lors de la visite officielle récente aux Etats-Unis du président chinois Hu Jintao. L’auteur prétend que « G.W. Bush a agi selon un script écrit par les néo-conservateurs antichinois, délibérément rédigé pour insulter et humilier M. Hu à la Maison-Blanche ». Le président chinois n’a pas encore demandé le remboursement des 825 milliards de dollars en bons du trésor américains que son pays détient, ce qui provoquerait inévitablement une chute du dollar, une vague de faillites et un chômage massif, sans compter un effondrement du marché immobilier ; mais, sur le chemin du retour, il s’est arrêté en Arabie Saoudite, le temps de signer des accords commerciaux, de défense et de sécurité, « ce qui est tout de même une claque à la figure de Washington lancée par la famille royale saoudienne traditionnellement “loyale” aux USA ».

Dans son second volet, F.W. Engdahl décrit les changements auxquels on assiste au Moyen-Orient, où un bouleversement géopolitique latent ne demande qu’à émerger. La presse française a une vue très parcellaire des événements qui se déroulent dans cette région, notamment en Irak et en Iran. Seuls apparemment intéressent l’Europe, pour l’Irak, les déboires de la coalition et, pour l’Iran, le développement contesté du nucléaire à des fins militaires. Ce n’est que timidement que notre presse aborde les implications géopolitiques qu’entraînent ces événements, notamment la constitution de nouveaux blocs en Asie Centrale et en Asie du Sud (voir « Empoignade sino-japonaise autour du pétrole iranien », par Régis Arnaud, in « Le Figaro économie » des 27 et 28/05/06 et « La nouvelle idylle Moscou-Pékin », par Marie Jego, in « Le Monde » des 28 et 29/05/06).

C’est pourquoi Polémia a choisi de publier ici un extrait de la deuxième partie de cette longue étude de F.W. Engdahl.

« Le cauchemar géopolitique de l’Amérique et les ententes stratégiques dans le domaine de l’énergie en Eurasie » (America’s Geopolitical Nightmare and Eurasian Strategic Energy Arrangements)
par F. William Engdahl
7 mai 2006

Deuxième partie : Désintégration de l’influence stratégique des Etats-Unis en Eurasie

(…)

L’Organisation de coopération de Shanghaï et les événements d’Iran

Les derniers développements concernant l’Organisation de coopération de Shanghaï (The Shanghai Cooperation Organization, SCO) et l’Iran mettent davantage en évidence le changement spectaculaire de la position géopolitique des Etats-Unis.

La SCO fut créée à Shanghaï le 15 juin 2001 par la Russie et la Chine ainsi que quatre républiques d’Asie Centrale de l’ancienne Union soviétique : le Kazakstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Uzbekistan. Avant le 11-Septembre et la déclaration américaine de janvier 2002 sur l’ « axe du mal », la SCO n’était pour Washington qu’un simple espace de bavardage géopolitique de second plan. Aujourd’hui la SCO, que jusqu’à présent les principaux médias américains ont pratiquement ignorée, est en train de définir un nouveau contrepoids politique à l’hégémonie américaine et à son monde « unipolaire ».

A la prochaine réunion de la SCO, le 15 juin 2006, l’Iran sera invité à devenir membre à part entière de l’Organisation.

Le mois dernier à Téhéran, l’ambassadeur de Chine, Lio G Tan, a annoncé que des accords en cours sur le gaz et le pétrole entre la Chine et l’Iran étaient sur le point d’être signés.

Ces accords porteraient sur au moins 100 milliards de dollars et comprennent la mise en exploitation de l’énorme gisement pétrolifère de Yadavaran. L’entreprise chinoise Sinopec serait d’accord pour acheter 250 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié sur les 25 ans à venir. Il n’est donc pas étonnant que la Chine ne marque pas beaucoup d’empressement à soutenir Washington contre l’Iran au Conseil de sécurité des Nations unies. Les Etats-Unis avaient essayé de faire fortement pression sur Pékin pour arrêter ces négociations, pour des raisons géopolitiques évidentes, mais sans résultat. Encore une défaite importante pour Washington.

L’Iran envisage également de fournir du gaz naturel par pipeline au Pakistan et à l’Inde. Les ministres de l’énergie des trois pays se sont récemment rencontrés à Doha [Qatar, NDLR] et ils ont prévu de se revoir ce mois-ci au Pakistan.

L’avancement de ce projet de pipeline est une rebuffade cinglante pour Washington qui s’efforçait de tenir les investisseurs à l’écart de l’Iran. Par une sorte d’ironie, l’opposition américaine pousse ces pays à se jeter dans les bras les uns des autres, un « cauchemar géopolitique » pour Washington.

A cette même réunion de la SCO du 15 juin prochain, l’Inde, que Bush essaie personnellement de courtiser pour en faire un « contrepoids » à la Chine sur la scène géopolitique asiatique, sera elle aussi conviée à se joindre à l’Organisation, tout comme la Mongolie et le Pakistan. La SCO prend actuellement une importance géopolitique tout à fait considérable.

Le ministre des affaires étrangères iranien, Manouchehr Mohammadi, a déclaré à ITAR-Tass (agence de presse russe, NDLR) à Moscou en avril que la participation de l’Iran à la SCO « pourrait rendre le monde plus juste ». Il a aussi parlé de la construction d’un « arc gaz-et-pétrole » Iran-Russie à l’intérieur duquel les deux producteurs géants d’énergie coordonneraient leurs activités.


L’Amérique mise à l’écart en Asie Centrale

L’admission de l’Iran à la SCO lui ouvre, ainsi qu’à sa région, beaucoup de nouvelles possibilités. En sa qualité de membre de la SCO, l’Iran pourra désormais participer aux projets de l’Organisation, ce qui signifie qu’il aura en retour accès aux technologies, aux investissements, aux marchés et aux infrastructures qui lui font cruellement défaut. Ce qui entraînera d’importantes répercussions sur la sécurité énergétique mondiale.

La SCO aura mis en place, d’ici le sommet de juin, un groupe de travail composé d’experts pour développer une stratégie énergétique commune en Asie et discuter des projets de pipelines, de recherche pétrolière et activités connexes. L’Iran repose sur la 2e plus importante réserve de gaz naturel du monde, la Russie est sur la toute première. La Russie est le deuxième producteur mondial de pétrole, derrière l’Arabie Saoudite. Tous ces faits ne sont pas négligeables.

L’Inde souhaite désespérément arriver à un accord énergétique avec l’Iran, mais elle fait l’objet de pressions de la part de Washington pour y renoncer.

L’administration Bush a essayé l’année dernière d’obtenir le « statut d’observateur » auprès de la SCO mais il lui a été refusé. Cette rebuffade, ainsi que les demandes de la SCO de réduire la présence militaire américaine en Asie Centrale, l’intensification de la coopération entre la Russie et la Chine et les revers diplomatiques américains en Asie Centrale, ont incité Washington à revoir sa politique.

Après sa tournée en Asie Centrale en octobre 2005, la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice a annoncé la réorganisation de sa direction Asie du Sud du Département d’Etat américain pour y inclure les Etats de l’Asie Centrale, et la création d’un nouveau projet américain de « Grande Asie Centrale ».

Washington essaie de couper les Etats d’Asie Centrale de la Russie et de la Chine. Le gouvernement de Hamid Karzai, à Kaboul, n’a pas répondu aux ouvertures que lui a faites la SCO ; étant donné ses liens historiques avec Washington, il n’a pas vraiment le choix.

Gennady Yefstafiyev, un ancien général des services secrets russes, a déclaré : « Les objectifs américains sur le long terme en Iran sont évidents : provoquer la chute du régime en place ; établir le contrôle sur le gaz et le pétrole iraniens ; et utiliser son territoire comme route la plus courte pour le transport des hydrocarbures sous contrôle américain depuis les régions d’Asie Centrale et de la mer Caspienne, en contournant la Russie et la Chine. Ceci sans parler de l’importance militaire et stratégique intrinsèques de l’Iran. »

Washington avait fondé sa stratégie en faisant du Kazakstan un partenaire clef en Asie Centrale. Les Etats-Unis veulent étendre leur contrôle physique sur les réserves pétrolières de ce pays et formaliser le transport du pétrole kazakh via le pipeline Baku-Ceyhan, tout en se créant un rôle dominant dans la sécurité de la mer Caspienne. Mais le Kazakstan ne joue pas le jeu. Le président Nursultant Nazarbayev s’est rendu à Moscou le 3 avril pour réaffirmer le maintien de sa dépendance à l’égard des pipelines russes. Et la Chine, comme nous l’avons noté en décembre, est elle aussi en train de conclure avec le Kazakstan d’importants accords en matière d’énergie et de pipeline.

Histoire d’aggraver encore les problèmes géopolitiques de Washington, et en dépit d’un accord passé avec l’Uzbekistan après septembre 2001 pour s’assurer dans ce pays une importante base militaire américaine, les relations des Etats-Unis avec l’Uzbekistan sont aujourd’hui désastreuses. Les efforts déployés par les Américains pour isoler le président Islam Karimov, selon les tactiques utilisées lors de la « Révolution orange » en Ukraine, sont sans effet. Le premier ministre indien Manmohan Singh s’est rendu à Tachkent [Uzbekistan] à la fin du mois d’avril.

De même, le Tadjikistan compte fermement sur le soutien de la Russie. Au Kirghizistan, malgré les tentatives américaines souterraines pour créer des dissensions au sein du régime, l’alliance du président Burmanbek Bakiev avec le premier ministre Felix Kulov soutenu par Moscou tient bon.

En l’espace de 12 mois, la Russie et la Chine ont réussi à inverser les pièces de l’ « échiquier » géopolitique de l’Eurasie : les Etats-Unis, qui jouissaient d’un immense avantage stratégique, se retrouvent aujourd’hui de plus en plus isolés. C’est peut-être la plus grande défaite stratégique des Etats-Unis dans leur volonté d’étendre leur puissance à la suite de la deuxième guerre mondiale. C’est aussi la toile de fond stratégique de la ré-émergence de ce qu’on appelle la faction réaliste de la politique américaine.


http://www.engdahl.oilgeopolitics.net/Geopolitics/Nightmare/nightmare.html


Présentation et traduction de l’anglais (Etats-Unis) par René Schleiter
© Polémia
31/05/06

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