« Démocratie : le Dieu qui a failli » par Hans Hermann Hoppe

lundi 10 avril 2006
Le professeur d’économie Hans Hermann Hoppe est docteur de l’université de Francfort-sur-le-Main et senior fellow du Ludwig Von Mises Institute. Il a publié aux Etats-Unis « Democracy, the God that Failed » avec, en sous-titre, « The Economics and Politics of Monarchy, Democracy and Natural Order ».
Ce livre, disponible aussi en allemand, étudie l’efficacité comparée de la monarchie et de la démocratie du point de vue de la science économique et à partir d’une analyse libertarienne.


1/ La préférence pour l’immédiat (time preference), adversaire de la civilisation

Tout individu préfère un bien présent à un bien futur, c’est la « préférence pour l’immédiat ». Plus elle est élevée, plus l’épargne et l’investissement seront réduits au profit de la consommation immédiate.

Les enfants ont un taux élevé de préférence pour l’immédiat. Ce taux est d’autant plus élevé qu’ils sont moins éduqués. Selon Hoppe, les classes supérieures de la société (upper classes) sont les plus « adultes » car orientées vers le futur, l’autodiscipline, et elles sont capables de refuser une gratification immédiate au profit d’une satisfaction dans un futur lointain. Par contre, au bas de l’échelle sociale (lower classes) les individus sont souvent orientés vers le présent et l’hédonisme. Le futur n’est pas considéré comme quelque chose que l’on prépare mais comme une série d’événements extérieurs qui vous « tombent dessus ». Bref, davantage de gens impulsifs, imprévoyants, ne s’intéressant pas beaucoup à leur travail, prenant moins soin des choses, réparant moins leurs biens et souvent frappés par l’alcoolisme, la drogue et la délinquance. La cause de ces derniers phénomènes n’est pas, comme on le croit souvent, le chômage ou les faibles revenus. C’est au contraire les bas salaires et le chômage qui sont la conséquence d’un comportement déterminé par la préférence pour l’immédiat. Les non-économistes ignorent largement ce fait et expliquent la psychologie des individus par les conditions sociales, ce qui est simpliste car l’inverse est aussi vrai.

L’épargne et l’investissement qui supposent une faible préférence pour l’immédiat sécrètent un processus de civilisation. A l’inverse, la violation des droits de propriété accroît la préférence pour l’immédiat chez la victime ; la forte préférence pour l’immédiat caractérise celui qui viole ces droits de propriété : le criminel ou l’Etat socialiste. Ce dernier peut le faire légalement grâce aux pouvoirs de légiférer et de taxer. C’est pourquoi l’Etat peut être aussi une menace pour la civilisation. Différentes sortes d’Etat mènent à différents degrés de civilisation. Naturellement, l’humanité cherche à accroître le capital et le stock de biens durables, ce qui suppose une vision à long terme (d’adulte). La décivilisation ou retour à la barbarie, c’est quand l’adulte devient enfant, le prévoyant devient le rêveur au jour le jour, le producteur devient un délinquant.

A noter que le christianisme, avec les idées du Jugement dernier et la perspective de la vie éternelle, réduit la propension de l’homme à préférer l’immédiat. Pour cette raison, il est un facteur important de civilisation.


2/ Qu’est ce que la monarchie ?

Selon Hoppe, tout gouvernement commence à l’origine par être de petite taille. Or, on fait plus confiance à une personne que l’on connaît pour se protéger qu’à un anonyme : c’est pourquoi la monarchie est la forme de gouvernement originelle et la plus courante dans l’humanité historiquement parlant. Quand le gouvernement est l’objet d’une appropriation privée, on est en monarchie. Quand le gouvernement est « nationalisé » et appartient au public, on est en démocratie et le gouvernant est considéré comme un gérant au nom de tous. Comme les masses ou les majorités n’ont pas d’autorité naturelle, la démocratie ne naît pas comme la monarchie d’un processus d’émergence spontanée : elle est toujours le produit de la guerre ou de la révolution, donc de la violence.

Le caractère essentiel de la monarchie est l’appropriation privée du gouvernement. Les ressources obtenues grâce au monopole du pouvoir sont possédées individuellement. Elles accroissent le capital du monarque et font l’objet d’héritage. Le roi peut vendre ses biens, licencier son gérant, etc. Il cherche à maximiser à la fois la valeur capitalistique de sa propriété et ses revenus courants. Il ne voudra pas accroître son revenu courant au risque de détruire son capital. La propriété privée conduit au calcul économique et développe la vision à long terme de ses intérêts. Le roi ne va pas taxer à mort ses sujets : l’Etat monarchique prélevait en moyenne 8 % de la richesse nationale du XIe au XIXe siècle. Le roi fait profiter de ses privilèges peu de gens (familles et amis) à la différence, comme nous le verrons, de la démocratie.

Le peuple a une forte conscience d’être sujet : gouverné et gouvernants sont clairement identifiés, ce qui est une bonne chose car le roi doit donc faire attention à ne pas perdre sa légitimité par des excès. Le serment des premiers rois français disait : « Je vais honorer et protéger chacun de vous, maintenir les droits de chacun et maintenir la justice. » Le roi, en tant que propriétaire privé, ne peut détruire sans danger pour lui-même la propriété des autres ; il y a une solidarité. La monarchie modère aussi la politique étrangère : le mariage est préférable à la guerre pour accroître la propriété.

3/ La démocratie, un régime de gestion à courte vue

Pour Hoppe, en contraste avec la modération interne et externe de la monarchie, le gouvernement nationalisé, propriété « publique », dit « démocratie », est porté sur l’excès. Le président d’une démocratie utilise l’appareil du gouvernement à son avantage mais il n’en est pas le propriétaire. Il possède l’usage des recettes de l’Etat mais non du capital. Il va donc maximiser le revenu courant en ignorant la détérioration du capital. Ne pouvant vendre les ressources de l’Etat, le calcul économique sur le marché devient impossible. Le gérant provisoire va essayer d’utiliser les ressources le plus vite possible : consommer tout de suite. Le roi n’a aucun intérêt à réduire le capital de son pays mais pour un président la modération n’a que des inconvénients. Elle l’empêche de profiter du pouvoir et les bons résultats à long terme ne profiteront qu’à son successeur électoral qui fut avant son concurrent.

De plus, en république, le gouverné se croit gouvernant et est donc moins vigilant. Il tolère paradoxalement plus toutes sortes d’excès de pouvoirs. Pour Hoppe, la démocratisation n’est donc pas un progrès, pas plus que la nationalisation pour une entreprise. L’Etat va taxer, s’endetter et exproprier. Le poids de l’Etat dans l’économie passera de 20 % au XVIIIe siècle à 50 % au XXe. L’endettement notamment est favorisé car il frappera le gouvernement futur : or, il n’y a pas de solidarité en démocratie entre gouvernants successifs.

En monarchie, le gouvernement ne crée pas la loi. Le roi est privilégié dans le cadre du droit privé général qui s’applique à tous. Par contre, le gouvernement public (démocratie) fait émerger un droit public orienté vers la redistribution. Le gérant démocratique ne craint pas que la redistribution ne réduise la productivité dans le futur ; il est confronté aux élections et à l’ouverture du gouvernement à tous. Cela le pousse à créer un welfare state socialiste. La démocratie est ainsi le premier pas vers un socialisme rendu inévitable par le mécanisme électoral qui repose sur la flatterie.

L’inflation législative crée l’insécurité du droit. On respecte moins un droit qui change sans cesse. Le crime est relativisé. La sécurité sociale empêche les gens d’être prévoyants. Dès lors, la valeur économique du mariage, de la famille et des enfants baisse : ils sont moins utiles à la vieillesse. « Depuis l’arrivée de la démocratie, tous les indicateurs de dysfonctionnement familial augmentent » : baisse du nombre d’enfants, stagnation de la population de souche, augmentation des divorces, des familles monoparentales, des avortements.

Selon Richard Herrnstein (« Crime and Human Nature », Simon and Schuster, New York 1985), le crime peut être attrayant d’un point de vue économique car la récompense d’un agresseur est immédiate et le coût (la punition) est futur et incertain ; la personne orientée vers l’immédiat a intérêt à être délinquante ; or la démocratie oriente les individus vers l’immédiat à cause du consumérisme des médias et de l’irresponsabilité engendrée par la sécurité sociale ; l’individu est déresponsabilisé ; il ne faut pas s’étonner si le nombre des crimes et délits augmente après un siècle de démocratie en Occident.

« Dans ce contexte, ne pas produire quelque chose qui ait de la valeur, ne pas savoir prévoir l’avenir devient moins gênant que de produire et d’être prévoyant. En conséquence, indépendamment des bonnes intentions du législateur d’aider et de protéger le pauvre, il y aura de plus en plus de gens qui produiront moins et prévoiront mal, et de moins en moins de gens pour produire plus et prévoir correctement. Si l’on punit les productifs, on va réduire l’activité productrice, responsable, orientée vers le futur au profit de la consommation, du parasitisme, de la dépendance et de la vision à court terme. Les problèmes que la redistribution devait arranger vont au contraire s’aggraver. Avec la hausse de la préférence pour le présent, liée à la déresponsabilisation, l’infantilisation et la démoralisation des citoyens va augmenter. »

4/ La politique étrangère comparée de la monarchie et de la démocratie

En démocratie, la propriété nationalisée du pouvoir et l’entrée libre sur le marché politique se combinent pour accroître le désir d’expansion. Pour étendre sa base fiscale, le démocrate impérialiste n’a d’autre voie que la guerre. Hoppe s’oppose à Kant qui croyait que la généralisation de la démocratie amènerait la paix universelle. Pour lui, les rois se battent pour des objectifs concrets avec des armées et des finances privées, donc limitées. Le peuple supporte ces guerres dès lors que l’on distingue bien combattants et non combattants. La conscription est rarissime. Le soldat vaut cher, il ne faut pas le gaspiller. La guerre n’est pas idéologique donc moins cruelle.

« Par contraste, les guerres démocratiques tendent à devenir totales. On a supprimé la distinction entre gouvernants et gouvernés. Donc le public s’identifie émotionnellement à la nation en guerre. La conscription devient la règle. Le soldat ne coûte rien ; on peut en tuer autant qu’il le faudra. La brutalité guerrière augmente. L’Etat démocratique n’épargne pas les civils mais il se prend pour l’incarnation du Bien. Selon les cas, il incarne la liberté, la révolution (France, URSS) ou la Nation ! Les passions se déchaînent ! »

« En contraste avec la guerre limitée de l’Ancien Régime (sauf la guerre de Trente Ans, qui est une guerre de religion !), la nouvelle ère de la guerre démocratique qui commence avec la Révolution française et les guerres napoléoniennes, qui continue avec la guerre de Sécession aux USA et qui atteint son apogée avec les deux guerres mondiales, est l’ère de la guerre totale. » Selon Fuller (« War and Western Civilization ») « l’influence du nationalisme lié à la démocratie fut profonde en développant le côté émotionnel de la guerre et en la rendant plus brutale. Au XVIIIe siècle, la guerre est l’occupation des rois, de la cour et des gentilshommes. Les soldats vivent sur la cassette du roi. Ils coûtent trop cher pour être gaspillés. C’est la Révolution française qui a changé cela ; l’esprit sans-culottes a remplacé l’esprit de cour. Les armées ont gagné en taille et en férocité. La Révolution a donné en 1793 au monde la conscription universelle. Le massacre des civils va devenir courant. « En 150 ans, la conscription nous ramène à l’âge barbare », écrit Hoppe.

5/ La régression démocratique

En résumé, en monarchie, le gouvernement est privatisé, l’intérêt du roi propriétaire est sur le long terme, la taxation est modérée et la guerre limitée. Mais quand le gouvernement est l’objet d’une appropriation publique, démocratique et républicaine, les effets anticivilisateurs liés à une préférence excessive pour l’immédiat s’aggravent : le capital est gaspillé, le court terme l’emporte, la vie sociale s’infantilise, la brutalité augmente.

Selon Hoppe, « Juste après la Révolution française et les guerres napoléoniennes, on a compris le caractère violent du républicanisme : guerre extérieure, terreur interne, brutalité envers l’Eglise, égalitarisme voire socialisme économique. Tout cela s’est implanté durablement en France. De 1815 à 1914, l’esprit démocratique a progressé mais toute l’Europe, sauf la France et la Suisse, était monarchique. La guerre de 1914-1918 devint rapidement une guerre idéologique. Le président américain, Woodrow Wilson, se fixa la mission d’étendre la démocratie et d’éliminer les dynasties. En 1918, les Romanov, les Hohenzollern et les Habsbourg furent éliminés. Dans les monarchies qui sont restées, les rois n’ont plus de pouvoirs ; ce sont les parlementaires et les fonctionnaires qui gouvernent. L’ère de la domination américaine et de son idéologie républicaine et démocratique a commencé.

Du point de vue de la théorie économique, la fin de la première guerre mondiale est le moment où la propriété privée du gouvernement a été remplacée par la propriété collective, produisant une tendance à accroître la préférence pour l’immédiat, la croissance du poids de l’Etat et un processus de décivilisation dans les mœurs. Le XXe siècle s’identifie à la montée de l’étatisme, à la dégradation des mœurs et à la montée de la violence. Depuis 1918, tous les indicateurs de la croissance de la préférence pour l’immédiat sont montés.

Du point de vue du mode de gouvernement, l’idéologie démocratique républicaine en se radicalisant a produit le communisme (esclavage public + massacres d’Etat en temps de paix !), le fascisme, le national-socialisme et le régime plus durable qu’est la social-démocratie (la gauche). Les trois premiers régimes sont des tyrannies (pouvoirs arbitraires au nom du peuple et qui cherchent le soutien populaire) dont le modèle fut le communisme, le fascisme étant un dérivé. Le service militaire universel s’est généralisé, les guerres extérieures et civiles se sont multipliées et ont gagné en brutalité, la centralisation politique s’est accrue. La démocratie républicaine a conduit à l’accroissement permanent des impôts, de l’endettement public et du nombre des fonctionnaires. L’étalon or fut détruit, l’inflation a progressé. Le droit privé a été perverti par une législation et une réglementation galopantes.

Si l’on examine la société civile, les institutions du mariage et de la famille ont été affaiblies, le nombre des enfants a baissé, le taux de divorce, d’enfants illégitimes, d’avortements a augmenté. Le taux d’épargne a baissé malgré la hausse des revenus. En comparaison avec le XIXe siècle, le niveau intellectuel des élites politiques s’est dramatiquement effondré de même que la qualité de l’enseignement public. Les taux de délinquance, de chômage, d’assistance, de parasitisme, de négligence, de brutalité et d’impolitesse, de psychopathie et d’hédonisme désordonné ont augmenté.

Dans certains pays où la démocratie a pris en outre une tonalité antireligieuse, tout ceci est aggravé d’autant plus que la religion, chrétienne notamment, réfrène la préférence pour l’immédiat, ce trait psychologique du non-civilisé.

Finalement, pour le professeur Hoppe, ce sont les idées qui mènent le monde, vraies ou fausses. Les rois ne purent gouverner que parce que l’opinion publique trouvait cela légitime, la force n’est qu’un appoint ; de même le gouvernement démocratique dépend de l’opinion publique et de la force comme appoint. Aujourd’hui, il faut donc que cette opinion publique change si l’on veut arrêter ce processus de déclin de la civilisation lié aux défauts de la démocratie. Hoppe est persuadé que l’idée même du gouvernement démocratique sera un jour considérée comme immorale et politiquement impensable. Cette déligitimation est pour lui nécessaire pour empêcher la catastrophe sociale qui s’annonce. Ce n’est pas le gouvernement qui est la source de la civilisation mais l’institution de la propriété privée, la défense des droits de propriété, des contrats et la responsabilité individuelle : « Un gouvernement fondé sur la propriété privée est donc nécessairement plus civilisateur qu’un gouvernement dont la propriété a été collectivisée. » Il faut donc expliquer à l’opinion cette supériorité de la monarchie qui repose sur des lois scientifiques de l’économie.

6/ La libre entrée sur le marché politique n’est pas un progrès

En monarchie, c’est le prince qui décide si vous pouvez participer au pouvoir. En démocratie, tout le monde peut participer en théorie. On a cru que c’était un progrès. C’est faux. En démocratie, la loi n’est pas égale pour tous car le droit public est supérieur au droit privé. Il n’y a pas de privilèges attachés à la personne mais des privilèges attachés aux fonctions publiques. « Les privilèges, la discrimination et le protectionnisme ne disparaissent pas. Au contraire, au lieu d’être limités aux Princes, ils peuvent être exercés par quiconque. Le gérant interchangeable profite du monopole du pouvoir avec sa vision à court terme et il est indifférent à la charge qu’il fera payer aux propriétés d’autrui. Le roi, lui-même propriétaire, aura plus de scrupules. Il n’a pas intérêt à porter atteinte aux propriétés en les redistribuant. Avec le roi, le droit privé demeure le droit supérieur. Avec la démocratie, le droit public prédomine et mine le droit privé. La libre entrée sur le marché politique, qui n’est plus réservé aux propriétaires du pouvoir, signifie la libre entrée accordée à des irresponsables. »

7/ La libre compétition dans le mal

Le suffrage universel combiné avec la loi de la majorité organise une compétition entre gérants qui vont faire des promesses de type égalitariste à divers groupes sociaux pour se faire élire. L’incitation à produire et à être propriétaire va diminuer car ceux-ci seront les proies désignées. La qualité des hommes va baisser et donc la vie va perdre en agrément. Plutôt que de favoriser la production, la moralisation et la plus grande culture, la démocratie va apporter la délinquance et les mauvaises manières, la corruption et la décadence culturelle.

C’est une grave erreur de croire que la libre compétition est toujours bonne. La libre compétition pour produire des biens et des services est bonne. La libre compétition pour produire le mal est mauvaise. La compétition pour escroquer l’innocent n’est pas un bien.

Or la compétition démocratique est de cette dernière catégorie. Il y aura toujours des hommes pour vouloir voler et exproprier les autres. Le faire au nom de la démocratie donne bonne conscience. Face aux électeurs, les amoralistes qui ont le talent d’assembler des majorités envieuses autour de demandes incompatibles et immorales, les démagogues professionnels, ont toutes les chances de gagner la compétition pour gouverner. Aider A à s’associer à B pour voler C au nom de la règle de la majorité n’a rien à voir avec la justice : c’est en quoi la démocratie est non seulement antiéconomique mais carrément immorale.

La sélection d’un prince n’est pas parfaite mais il est élevé à préserver la dynastie. S’il est très mauvais, la famille interviendra et l’entourage immédiat prendra soin de l’Etat. C’est pourquoi un roi n’est jamais un Hitler ou un Staline mais ou bien un homme de qualité ou bien au pire un dilettante. Par contraste, la sélection de l’homme politique par voie électorale exclut presque qu’un homme honnête ou neutre parvienne au sommet. Seul le démagogue sans inhibitions morales arrive à se faire élire président. Le gagnant est celui qui promet le plus avec la plus grande probabilité de ne donner en fait rien du tout. On voit le résultat : toujours plus de taxes et de dettes, toujours plus de législation et de réglementation, la corruption et l’arrogance en plus ! Oser dire que la démocratie est dans ces conditions le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple est une véritable escroquerie.

8/ Perversité du socialisme

Ce n’est pas un hasard si le XXe siècle, le seul qui a connu la démocratie généralisée, fut aussi le siècle par excellence du socialisme : du communisme, du fascisme, du national-socialisme et de la durable social-démocratie. La deuxième guerre mondiale a été à l’ouest la victoire de la social-démocratie sur le fascisme ; ce fut un progrès des libertés mais les USA sont l’incarnation de la social-démocratie et certainement pas d’un véritable Etat de droit où règne la liberté. Les conservateurs américains d’ailleurs s’en plaignent à juste titre.

Pour comprendre le socialisme, il faut en revenir aux fondamentaux de l’économie : la richesse ne peut s’acquérir que de trois façons :

- s’approprier un avantage naturel rare,
- produire des biens,
- acheter ces biens d’un producteur.

Dans ces trois cas, il y a création de valeur. La propriété collective entraîne moins de ces trois activités car elles ont un coût et n’intéressent que celui qui peut être propriétaire privé. Par ailleurs, si les moyens de production ne peuvent être achetés, il n’y a plus de prix du marché pour les facteurs de production. Le calcul économique étant impossible, il y aura des gaspillages. L’efficacité professionnelle n’est plus ce qui compte mais l’intrigue politique. Cette politisation de la société créée par le collectivisme appauvrit tout le monde.

L’efficacité est liée à la propriété privée pour que chacun soit incité à faire des efforts ; elle est liée à l’existence du marché pour que les calculs de rareté soient possibles et que le gaspillage soit évité. Le socialisme est donc source d’appauvrissement. Mais la démocratie qui est la socialisation du pouvoir politique a des effets analogues. Le gérant politique non propriétaire sera moins rationnel. Au fond, le passage de la monarchie à la démocratie a été la première réforme socialiste ! Les socialistes du XIXe siècle n’avaient pas tort en disant qu’ils voulaient compléter sur le plan économique ce qui a été fait par la Révolution française sur le plan politique.

9/ L’esprit conservateur et l’esprit libertarien sont complémentaires

Hoppe estime que le conservatisme (au sens américain) et les idées libertariennes vont ensemble. Par conservatisme, il entend ceci : « Un conservateur est quelqu’un qui croit en l’existence d’un ordre naturel qui correspond à la nature des choses et à la nature de l’homme. (…) Cet ordre naturel est ancien et il est éternel. » Pour Hoppe, la famille, la propriété, la hiérarchie font partie de cet ordre naturel. Et il précise : « Les conservateurs, et plus spécifiquement les conservateurs helléno-chrétiens du monde occidental, doivent avant tout défendre la famille, les hiérarchies sociales et les tenants de l’autorité matérielle, intellectuelle et spirituelle qui émergent des relations familiales et de la parenté. » Ces conservateurs-là doivent selon lui se rallier aux idées libertariennes.

La démocratie a, selon lui, perverti le conservatisme en faisant croire que la suppression des phénomènes contraires à l’ordre naturel, destruction des familles, de l’autorité, délinquance, etc., suppose un recours croissant à l’Etat. Ce conservatisme-là croit qu’il suffit de « volonté politique » pour résoudre les problèmes. Il ignore qu’il y a des lois économiques et des lois du comportement humain. C’est l’Etat avec sa législation sociale qui est responsable du déclin de la famille et de la régression mentale et émotionnelle des adultes à l’état d’adolescent.

La pensée libertarienne part de la propriété des ressources rares sans laquelle il n’y a pas de société viable. L’éthique et le droit pénal sont réexaminés en termes de droits de propriété. Tous les droits humains sont des droits de propriété. L’éthique libertarienne n’est pas révolutionnaire mais conservatrice car fondée sur la permanence du droit naturel. Elle n’innove pas car elle est fondée sur les constantes de la nature humaine. « Mieux encore, si les conservateurs s’intéressent à la famille, les communautés, la hiérarchie et l’autorité, et si les libertariens s’intéressent aux droits de propriété et à leur gestion, ils s’intéressent tous au même objet : l’action humaine et la coopération. Les familles, l’autorité et la hiérarchie sont des concrétisations des catégories abstraites que sont les concepts de propriété de production, d’échange et de contrat. Dans le monde concret, les propriétés n’existent pas en dehors des relations familiales. Celles-ci donnent leur forme aux propriétés. La désintégration familiale et le déclin moral et culturel déploré par les conservateurs est le résultat de la destruction des bases économiques des ménages par le welfare state. La théorie de la justice peut aider les conservateurs à mieux formuler leur exigence de retour à la civilisation (normalité morale et culturelle). »

Hoppe admet que beaucoup de libertariens ont combiné l’antiétatisme avec des idées culturelles de gauche et un hédonisme débridé, se faisant les défenseurs de l’infantilisation émotionnelle et du retour à la barbarie. Le relativisme moral et l’égalitarisme antiautoritaire sont des traits mentaux provisoires de l’adolescence qui sont en cours chez les intellectuels de gauche. Pour ces milieux nihilo-libertariens, il faut tolérer la vulgarité, l’obscénité, la drogue, la prostitution, la pédophilie comme étant normales dès lors qu’il n’y a pas d’agression physique sur autrui.

Ainsi, le mouvement antiétatiste voulant restaurer les droits de propriété et l’économie de marché s’est trouvé capté par des produits émotionnels et mentaux du welfare state : la nouvelle classe des adolescents éternels ; quel paradoxe ! Mais les idées libertariennes ne consistent pas à tolérer n’importe quoi !

« L’Etat moderne a privé les propriétaires privés du droit d’exclusion impliqué dans le concept même de propriété individuelle. La discrimination est rendue illégale : les employeurs ne peuvent embaucher qui ils veulent. Les propriétaires ne peuvent louer à qui leur plaît. (…) L’Etat a ainsi volé aux individus une grande partie de ce qui assurait leur protection physique. Ne pas avoir le droit d’exclure les autres signifie ne pas avoir le droit de se protéger. Le résultat de cette érosion des droits de la propriété par l’Etat démocratique est l’intégration forcée. Les Américains doivent accepter les immigrants qu’ils ne veulent pas. Les professeurs ne peuvent exclure les étudiants qui se comportent mal ; les employeurs sont condamnés à garder des employés nuls ; les propriétaires sont forcés de garder des locataires invivables ; les banques n’ont pas le droit d’éviter les clients à risque ; les clubs privés doivent accepter des membres contrairement à leurs statuts (…).

Et pourtant, exclure quelqu’un de sa propriété est le seul moyen d’éviter des ennuis qui réduiraient la valeur de cette propriété. L’intégration forcée subventionne le mauvais comportement ; dans une société civilisée, le prix à payer pour un mauvais comportement est l’expulsion ; les individus pourris sont mis à l’écart pour protéger les individus honnêtes. Cette exclusion décourage les mauvais comportements, en accroît le coût. Si cette règle est brisée, les gens malhonnêtes et mal élevés vont proliférer. Cette politique d’intégration forcée a des résultats visibles : toutes les relations sociales, professionnelles ou privées deviennent de plus en plus égalitaires et le degré de civilisation diminue. L’identité de chacun se réduit à son seul prénom ! »

Pour Hoppe, dans le pacte d’une société libertarienne de libres propriétaires, il faut des règles de protection de la propriété et de la famille. « La communauté est menacée par l’égalitarisme et le relativisme culturel. L’égalitarisme est incompatible avec l’idée même de propriété individuelle. Elle implique l’exclusivité, l’inégalité et la différence. Le relativisme culturel est incompatible avec des relations familiales normales. Egalitarisme et relativisme sont des armes pour échapper aux contraintes d’une société normale. L’égalitarisme est basé sur cette idée infantile que la propriété est “donnée” (arbitrairement) plutôt que produite et acquise par le travail productif. C’est l’arme intellectuelle des jeunes rebelles adolescents qui veulent des ressources économiques gratuites pour mener une vie “libre” de toute discipline familiale. »
Dans une communauté libertarienne, il n’est pas question de tolérer les idées démocratiques et communistes (elles sont apparentées) susceptibles de détruire l’ordre libre convenu entre les propriétaires. Selon Hoppe, « La tolérance excessive qui conduit à la dégénérescence morale, à la désintégration sociale et au pourrissement culturel n’a rien à voir avec les idées libertariennes. Un ordre social libre est nécessairement fondé sur le droit d’exclure qui est lié à la notion même de propriété individuelle (…). Les antiautoritaires et apôtres de la contre-culture ne sont pas des libertariens mais des imposteurs. »

Conclusion : restaurer la monarchie ?

Restaurer la monarchie signifie reprivatiser le pouvoir politique. Lors de la chute du communisme en Europe centrale, on a reprivatisé les entreprises nationalisées pour des raisons de justice et d’efficacité. Il faut faire de même à présent avec le pouvoir politique et le reprivatiser en le confiant à nouveau à ses légitimes titulaires expropriés par la violence révolutionnaire.

En fait, le professeur Hoppe n’est pas du tout un idéologue monarchiste ; il est un économiste libertarien dans la tradition américaine (et autrichienne ; celle de Von Mises et Hayek). Il rêve d’une société de libres propriétaires sans Etat. Mais l’homme étant imparfait, se passer d’Etat est impossible. Le deuxième choix est pour lui la monarchie car elle est la forme la plus naturelle du pouvoir parce qu’elle émerge naturellement du besoin de protection et qu’elle est incarnée et non abstraite. Peut-on revenir à la monarchie, c’est-à-dire reprivatiser l’Etat ? Cela paraît difficile a priori mais ce serait une erreur de croire que l’histoire ne peut pas prendre de tournants imprévus. Peu de gens, hors Hayek par exemple, ont prévu la chute brutale de l’URSS. Personne n’a prévu le succès de la Réforme de Luther ou celui de la Renaissance italienne et il y a bien d’autres exemples en bien comme en mal. La démocratie occidentale n’a pas de raison d’être éternelle. A Rome, comme à Athènes, la République et la démocratie furent des étapes transitoires. Et le maximum de raffinement dans la civilisation a correspondu sans doute à la Grèce hellénistique et royale et à l’empire romain à ses débuts (sous Auguste par exemple) et non à la période antérieure. Hoppe estime que la démocratie va s’effondrer sous le poids de ses dettes et de ses dépenses sociales lors de l’effondrement démographique qui s’annonce et qui est produit par la destruction des valeurs familiales.


Yvan BLOT
Docteur de l’Institut d’études politiques de Paris
© Polémia
6/04/06
Hans Hermann Hoppe, aux Etats-Unis ,« Democracy, the God that Failed » avec, en sous-titre, « The Economics and Politics of Monarchy, Democracy and Natural Order ».

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