Laurent Lafforgue, un grand ami de la langue française

samedi 5 novembre 2005
Le numéro de mars 2005 de la revue « Pour la Science » présente, dans sa rubrique « Point de vue », une tribune de Laurent Lafforgue, intitulée « Le français, au service des sciences ».

La Lettre de Polemia a reçu ce texte d’un de ses correspondants. Elle a le plaisir de le présenter à ses lecteurs à qui elle recommande vivement de lire cette tribune iconoclaste et lumineuse.

Mathématicien de renommée internationale, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, professeur permanent à l’Institut des hautes études scientifiques à Bures-sur-Yvette, Laurent Lafforgue a obtenu la médaille Fields en 2002.


« Le français, au service des sciences »

« Les sciences, dont les racines sont culturelles, seront d’autant plus créatrices qu’elles seront conçues et énoncées dans une pluralité de langues de grande culture. »


Les mathématiques sont quasiment la seule science où, en France, les chercheurs continuent à publier couramment leurs travaux dans notre langue. On a coutume de dire que c’est parce que l’école mathématique française occupe dans le monde une position exceptionnellement forte qu’elle peut préserver cet usage. Je suis persuadé que la relation de cause à effet est inverse : c’est dans la mesure où l’école mathématique française reste attachée au français qu’elle conserve son originalité et sa force. A contrario, les faiblesses de la France dans certaines disciplines scientifiques pourraient être liées au délaissement linguistique. Les ressorts de cette causalité appartiennent non pas à l’ordre scientifique, mais à l’ordre humain ; elles ont trait aux conditions psychologiques, morales, culturelles et spirituelles qui rendent possible la créativité scientifique.

Sur le plan psychologique, faire le choix du français signifie pour l’école française qu’elle ne se considère pas comme une quantité inéluctablement négligeable, qu’elle a la claire conscience de pouvoir faire autre chose que jouer les suiveurs et qu’elle ne se pose pas a priori en position vassale. Bref, ce choix est le signe d’une attitude combative, le contraire de l’esprit d’abandon et de renoncement. Cela vaut aussi individuellement : ainsi, pour moi, pendant de longues années de travail, une source de motivation puissante, après l’amour d’un problème difficile et la volonté de percer un peu de son mystère, était le désir d’obtenir une reconnaissance internationale en écrivant dans ma langue, le français. Bien sûr, un esprit combatif ne garantit pas le succès, mais il est nécessaire : comme dit le proverbe chinois, les seuls combats perdus d’avance sont ceux qu’on ne livre pas.

Sur le plan moral, c’est-à-dire sur le plan des valeurs qui est plus important encore, le choix du français, ou plutôt l’attitude détachée vis-à-vis de la langue actuellement dominante dans le monde, signifie qu’on accorde plus d’importance à la recherche en elle-même qu’à sa communication. En d’autres termes, on écrit pour soi-même et pour la vérité avant d’écrire pour être lu — l’amour de la vérité passe avant la vanité. Il ne s’agit pas de renoncer à communiquer avec les autres : la science est une aventure collective qui se poursuit de siècle en siècle, et même le plus solitaire des chercheurs dépend complètement de tout ce qu’il a appris et continue à recevoir chaque jour. Mais refuser d’accorder trop d’importance à la communication immédiate, c’est se souvenir du sens de la recherche scientifique.

Le plan culturel et spirituel est le plus difficile à saisir, le plus hasardeux. Pourtant, il est peut-être le plus important de tous, celui où il y a le plus à perdre mais aussi à gagner. La créativité scientifique est enracinée dans la culture, dans toutes ses dimensions — linguistique et littéraire, philosophique, religieuse même. Werner Heisenberg, fils d’un professeur de grec et l’un des fondateurs de la mécanique quantique, en a témoigné dans ses écrits autobiographiques, où il insiste constamment sur l’importance de la culture générale, du rôle qu’ont joué dans sa vie de physicien ses lectures philosophiques — en particulier Platon, qu’il lisait en grec. Alors, gardons la diversité linguistique et culturelle dont se nourrit la science.

Dans notre monde industriel, nous pouvons penser que la science aussi est devenue industrielle et que nous autres scientifiques ne sommes plus que des techniciens interchangeables… Si nous pensons cela, le destin de la science française est clair : elle tendra de plus en plus à ne représenter dans la science mondiale que ce qu’autorise le poids démographique de la France, c’est-à-dire… un pour cent !

Or ce point de vue est faux, ou plutôt il ne vaut que pour ceux qui y croient. Depuis toujours, la créativité intellectuelle a été le fait d’une proportion infime de la population dans quelques lieux privilégiés. On ne peut contraindre l’esprit à souffler à nouveau dans notre pays, aussi brillant qu’ait été le passé de celui-ci ; mais une condition nécessaire est de faire résolument le choix de la singularité, de l’approfondissement de notre culture, qui s’est tant distinguée au cours des siècles et dont le cœur est la langue française. Ainsi seulement garderons-nous une chance de rester ou redevenir originaux, de contribuer à la connaissance, et d’être au service de l’universalité. ».


Laurent Lafforgue
Source : « Pour la Science » (mars 2005).
http:/www.accentgrave.org/article.php3?id_article=161

© Polemia
31/10/05

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