Discrimination positive : la préférence des grandes entreprises

samedi 15 octobre 2005
Nicolas Sarkozy a ouvert fin 2003 le débat sur la discrimination positive. A première vue, il peut paraître curieux qu’un tel projet sociétal, générateur de contraintes supplémentaires sur la vie économique et sociale, soit porté par un candidat présidentiel qui affiche, par ailleurs, des opinions et un programme plutôt libéraux. Mais la contradiction s’explique lorsque l’on observe qu’en fait, comme le montrent l’exemple américain et les premières expériences françaises, ce sont les grandes entreprises qui sont les vecteurs les plus ardents de la discrimination positive.

Explications :

1. La discrimination positive est contraire à la logique libérale et républicaine

La doctrine libérale fait une large place au libre choix des acteurs économiques dans la combinaison des facteurs de production (capital et travail) et donc dans le choix des collaborateurs d’une entreprise ; de ce point de vue, un acteur privé doit avoir le droit – pour des raisons qui lui sont propres – de recruter telle ou telle personne en tenant compte, ou non, c’est sa liberté de préférence, de ses origines, de sa culture, de sa religion, de son sexe ou de ses orientations. Au demeurant, le jeu de la libre concurrence régulera les choix des entreprises en éliminant celles où n’auront pas été prises les bonnes décisions.

Quant à l’idéologie républicaine fondée sur l’égalité des droits des individus et la reconnaissance de leurs mérites, elle a inspiré les législations antidiscriminatoires qui interdisent de prendre en compte l’origine ou les orientations sexuelles ou politiques des individus dans l’accès à des emplois ou des services. C’est là une limitation classique de la liberté au nom de l’égalité.

La discrimination positive obéit, elle, à une tout autre logique : nier l’égalité de droit entre individus pour créer une égalité de résultats entre groupes.

La discrimination positive se situe donc aux antipodes de la tradition républicaine comme du libéralisme économique et philosophique, notamment par les atteintes aux libertés et les contraintes supplémentaires qu’elle revient à faire peser sur les choix des individus et des entreprises, contraintes encore plus lourdes s’agissant d’ailleurs des petites entreprises.

Pourtant la discrimination positive est en train de s’imposer en France dans les esprits et dans les faits. Ceux qui feignent de s’y opposer pour des raisons de doctrine voire de concurrence électorale avec Nicolas Sarkozy reprennent souvent sous un autre nom les mêmes propositions. C’est ainsi que le Conseil d’analyse de la société (CAS), créé en 2004 par Jean-Pierre Raffarin, placé sous la présidence du Premier ministre et animé par Luc Ferry, vient de remettre, le 21 septembre 2005, un rapport intitulé « Pour une société de la nouvelle chance : une approche républicaine de la discrimination positive ». Ce rapport, disponible à la Documentation française,


oppose les « démocrates-US-modernistes » aux « républicains-Français-nostalgiques » et propose une nouvelle synthèse « ne cédant pas au pathos d’un républicanisme nostalgique ». Concrètement le CAS recommande de développer les statistiques sur les minorités visibles dans les entreprises, de multiplier les filières d’accès parallèle aux grandes écoles, selon le modèle de l’Essec et de Sciences-Po, et de financer l’édification de lieux de culte musulman sur fonds publics. Sur un plan plus politique, c’est dans cette même logique que s’inscrit le villepeniste Azouz Bégag, ministre délégué à la Promotion des chances, lorsqu’il écrit dans Le Monde du 11 septembre 2005 : « Je voudrais faire en sorte qu’il y ait un peu plus de concordance entre l’équipe nationale de foot “black, blanc, beur” et la composition de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, le personnel des entreprises, les présentateurs télé. » Azouz Bégag peut d’ailleurs être rassuré : les télévisions et les entreprises ont commencé à prendre le chemin qu’il indique !

2. Les grandes entreprises : motrices de la discrimination positive

La prise de position de Nicolas Sarkozy en faveur de la discrimination positive (novembre 2003) est contemporaine de la publication du livre de l’Institut Montaigne (janvier 2004) consacré aux « Oubliés de l’égalité des chances », ces Français issus de l’immigration rebaptisés « minorités franco-maghrébines ». Dans ce livre

inspiré à la fois par la nouvelle culture américaine et les clés d’analyse du marxisme, Azid Sabeg oppose le pragmatisme américain à l’assimilation républicaine et l’égalité réelle à l’égalité formelle.

Quelques mois plus tard, l’Institut Montaigne est revenu sur le sujet dans une note de Laurent Blivet, du Boston Consulting Group (BCG), intitulée « Ni quotas, ni différences : l’entreprise et l’égalité positive ».

Un catalogue de mesures est sorti de ces deux études : la définition d’une « charte de la diversité », des avantages (notamment en termes d’accès aux marchés publics et aux subventions pour les entreprises se conformant à cette charte), une utilisation plus intense de l’arsenal de répression judiciaire, la mise en place d’un dispositif statistique permettant d’évaluer la place des « minorités visibles », la publication des photos des cadres dirigeants des entreprises dans le bilan social, etc.

En adoptant la ligne définie par Claude Bébéar, PDG d’Axa et président de l’Institut Montaigne, dans L’Express du 9 février 2004, « Quand deux candidats de même qualité sont en concurrence, il faut donner la préférence à celui qui est issu d’un quartier difficile », beaucoup de grands patrons se sont ainsi engagés dans la voie de la discrimination positive : François Mérieux, Henri Lachmann, PDG de Schneider, Serge Weinberg, président de Pinault-Printemps-Redoute. Les grandes entreprises automobiles ont suivi : le président de Renault, Louis Schweitzer devenant président de la Haute Autorité de lutte contre la discrimination et pour l’égalité (HALDE) pendant que PSA met en place depuis 2004 un plan de recrutement d’une centaine d’ingénieurs et de cadres étrangers et au moins 45 diplômés de l’enseignement issus de « zones urbaines sensibles ». L’accord social conclu en 2004 prévoit qu’ « au-delà des règles légales, PSA entend appliquer et promouvoir les meilleures pratiques et lutter contre toutes les formes de racisme, de xénophobie et d’homophobie ».

Initié par les grands titres du CAC 40, la discrimination positive en entreprise est promise à une généralisation prochaine : Roger Fauroux, ancien PDG de Saint- Gobain, vient de remettre au ministre Jean?Louis Borloo un rapport recommandant l’établissement de statistiques ethnoculturelles dans les entreprises ; quant à la nouvelle présidente du MEDEF, Laurence Parisot, elle souhaite engager avec les syndicats une négociation sur « la diversité en entreprises » et a pris position « dans l’esprit » en faveur de la discrimination positive (Le Figaro, 30 août 2005).

3. La discrimination positive : quel intérêt pour les grandes entreprises ?

On comprend aisément l’intérêt des minorités concernées (ethniques, religieuses, sexuelles, etc.) pour la discrimination positive : comme l’a exprimé Anne?Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université de Rennes I, dans la revue Le Débat (mars-avril 2001),
la recherche de l’égalité de fait plutôt que de droit relève d’ « une stratégie opportuniste d’une parfaite limpidité. L’observation et l’écoute attentive révèlent, en effet, que chaque groupe ou corporation revendique l’égalité pour avoir autant de droits et la différence pour avoir plus de droits et moins d’obligations, dans un opportunisme et un relativisme généralisés conduisant à l’incivisme ».

Mais qu’en est-il de l’intérêt et des motivations des grandes entreprises les conduisant à s’engager dans une direction – a priori contraire à la logique libérale, en ce sens notamment qu’elle revient à accroître les réglementations ?

On peut trouver plusieurs explications : en terme de pouvoirs à l’intérieur des entreprises, en terme de logique de grands marchés, en terme de stratégie d’image.

Une première remarque s’impose : les grandes entreprises ne sont pas forcément hostiles aux réglementations car elles disposent de tous les moyens pour s’y adapter. Le coût d’une réglementation supplémentaire est sans commune mesure pour une petite ou moyenne entreprise et pour une grosse entreprise : cette dernière peut même y trouver un avantage compétitif. Et à l’intérieur même des grandes entreprises, les réglementations et/ou les codes de bonne pratique sur la discrimination positive déplacent le pouvoir des centres opérationnels vers les états-majors, les directeurs des relations humaines (DRH) et les services de communication.

Sur un plan plus économique, les grandes firmes raisonnent sur la conquête de marchés et l’organisation de la production à l’échelle mondiale ; elles ont poussé à la disparition des frontières et continuent d’agir en faveur de la globalisation : avec la discrimination positive elles œuvrent pour l’abaissement des frontières intérieures, psychologiques et matérielles, qui continuent d’exister entre communautés d’origines et de cultures différentes. Leur action en faveur de la discrimination positive peut avoir aussi pour effet d’augmenter la demande d’emploi, notamment s’agissant des cadres, et donc exercer un effet à la baisse sur les salaires et donc sur les coûts de production.

Plus fondamentalement encore, les entreprises aujourd’hui se battent pour leur image ; leur image auprès des acheteurs, d’une part ; leur image auprès des actionnaires, d’autre part.

De bons cours de bourse sont souvent la clé de l’indépendance des entreprises – et en tout cas la meilleure garantie contre les risques d’OPA et les raids hostiles. Or les cours de bourse ne dépendent pas seulement de facteurs économiques rationnels tels qu’ils peuvent être tirés des bilans comptables ; ils dépendent aussi des données hors compte et singulièrement de l’image de l’entreprise. Or aujourd’hui pour jouir d’une bonne image, il faut offrir le meilleur profil aux grands médias et donc le profil le plus politiquement correct possible : la promotion de la discrimination positive en est un moyen.

4. La France ne suit pas le modèle américain, elle suit les dérives du modèle américain

Le débat français aime à opposer le modèle républicain au modèle américain. C’est d’un certain point de vue un contresens. Le modèle républicain français comme le modèle américain traditionnel puisent à la même source : l’idéologie des Lumières qui déboucha sur la Révolution américaine puis, dix ans plus tard, sur la Révolution française. Dans les deux cas, il s’agissait d’affirmer l’égalité des droits des individus, indépendamment des origines et de promouvoir une société méritocratique. En ce sens il n’y a pas d’opposition entre le modèle des deux grandes républiques. Mais il y a une opposition entre le modèle républicain d’origine et les transformations profondes qui l’affectent depuis le début des années 60, aux Etats-Unis, le début des années 80, en France.
De ce point de vue la lecture de l’ouvrage de Samuel P. Huntington Qui sommes-nous : identité nationale et choc de culture
est particulièrement éclairante. Il décrit la mise en place à partir des années 60 d’un « mouvement déconstructionniste » pour qui « [l’Amérique cesse] d’être une communauté nationale faite d’individus partageant une culture, une histoire et un credo commun [pour devenir] un conglomérat de races, d’ethnies et de cultures infranationales dans lequel les individus se définissent par leur appartenance à un groupe plutôt que par une nationalité commune (p. 143?144). Cette « déconstruction » qui vise à changer la devise des Etats?Unis « E pluribus Unum », appelée à cesser d’être « Un seul issu de plusieurs » pour devenir « Plusieurs au sein d’un seul », a pris deux formes : le recul de l’anglais au profit du multilinguisme et l’ébranlement du credo américain par la substitution de l’ « affirmative action » à l’égalité des droits.

Progressivement la raison d’être de la politique des droits civiques a été transformée pour l’orienter vers un objectif de défense des droits des minorités, vers « la préférence raciale » (p. 153). A ce sujet, Samuel Huntington pointe le rôle joué par la Fondation Ford dans « le soutien de la discrimination positive et les mesures du même type visant à accorder une préférence aux minorités raciales par rapport aux Blancs ». Huntington poursuit ainsi son propos : « Le monde des affaires poussé par des impératifs commerciaux, désireux d’éviter d’éventuels procès et la mauvaise publicité due aux boycotts organisés par les Noirs et d’autres minorités, a joué un rôle très important dans l’établissement des mesures de préférence raciale. Le secret inavouable de la discrimination positive, notait Richard Ahlenberg en 1996, est qu’elle est soutenue par l’Amérique des entreprises » (p. 152?153). D’ailleurs, là où il y a eu des référendums sur la discrimination positive comme en Californie, les promoteurs des résolutions en faveur de l’abolition de l’affirmative action estiment que « leurs adversaires les plus importants n’étaient pas les médias, ni même les personnalités politiques (…) mais le monde de l’entreprise » (op. cit., p. 154), en l’occurrence, en 1998, dans l’Etat de Washington : Bill Gates, fondateur de Microsoft, et le géant de Seattle : Boeing.

5. L’opposition n’est pas entre modèle américain et modèle républicain, elle est entre établissement et peuple

Pour Huntington, il y a deux lignes de faille :

une ligne de faille historique qui intervient à partir de 1960 et qui aboutit à la remise en cause du credo américain et de la prévalence de la culture anglo-protestante ;

une ligne de faille sociologique entre l’établissement acquis à la rupture avec le modèle traditionnel et le peuple attaché à son maintien, voire à son rétablissement, comme on l’a vu lors du vote d’initiative populaire.

A la lumière de cette analyse, la situation française paraît largement comparable à celle des Etats-Unis avec un décalage dans le temps d’une vingtaine d’années.

La question qui se pose néanmoins est la suivante : le modèle républicain (français ou américain) est-il simplement remis en cause pour des raisons idéologiques tenant à la montée du multiculturalisme ? Ou bien le multiculturalisme est-il la conséquence politique inéluctable d’une modification de l’infrastructure démographique et sociologique des nations ?

En clair, un modèle fondé sur l’égalité des droits des individus peut-il survivre lorsqu’il cesse de s’appliquer à une population culturellement homogène pour s’étendre à ne population plus diverse : Noirs en voie d’intégration et Hispaniques aux Etats-Unis, générations issues d’une immigration maghrébine ou africaine en France ?

Quoi qu’il en soit, la discrimination positive proposée par certains leaders politiques et puissamment soutenue par l’établissement économique paraît difficilement acceptable : ne serait?ce que parce que la discrimination positive pour les uns, c’est la discrimination négative pour les autres. Ce qui ne va dans le sens ni de la justice ni de la concorde.


Andrea Massari

© POLEMIA
3/10/2005
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