La désinformation arme de guerre

mercredi 2 mars 2005
Saluons la réédition par les courageuses éditions de « L’Age d’Homme » du recueil de textes rassemblés par Vladimir Volkoff au sujet de l’une des plus vieilles occupations au monde : la désinformation. Le terme lui-même peut paraître désuet, et il est vrai que la préface de l’auteur, qui n’a pas été retouchée depuis 1986, fleure bon la guerre froide, « les miradors, les vopos armés » dénoncés à la même époque, mais en chansons, par un Jean-Pax Méfret. Il est donc question de subversion, manipulation, intoxication et autres techniques de propagande caractéristiques des différentes écoles du communisme, lesquelles ont su donner au XXe siècle une ampleur inégalée aux principales méthodes d’utilisation offensive de l’information : l’école kominternienne (approche mondialiste, techniques d’agit-prop), soviétique (désinformation, manipulation des élites, caisses de résonance), trotskiste (entrisme et noyautage) et maoïste (combat du faible au fort, contre-information) ont en effet profondément renouvelé et surtout systématisé l’utilisation de l’information à des fins offensives, subversives et déstabilisatrices.

La quasi totalité des auteurs cités par Volkoff, de Lénine à Arthur Koestler, en passant par Tchakhotine, Alexandre Zinoviev, Roger Mucchielli, Michel Legris ou encore John Barron situent leurs témoignages et réflexions dans une époque ou les sociétés, généralement industrielles, étaient génératrices d’identité et de mobilisations collectives, notamment en raison du pouvoir monopolistique et souvent fantasmé des « mass médias » et autres institutions d’encadrement politique. Depuis la fin de l’affrontement est-ouest et l’accélération du phénomène de mondialisation, c’est moins l’effondrement du bloc soviétique que les bouleversements économiques, sociologiques et pour tout dire ontologiques des « sociétés développées » qui ont permis de renouveler, notamment avec les travaux d’un Régis Debray ou d’un François-Bernard Huyghe, l’appréhension des actions toujours présentes de manipulation de l’information.

Cependant, et sans doute parce que la « désinformation » est issue de notre plus longue mémoire (1) et couvre un champ très large d’activités, la plupart des expériences décrites et ressorts décortiqués par Volkoff restent d’une grande pédagogie. Ainsi, Tchakhotine (« Le viol des foules par la propagande politique », 1952), soulignant que l’électeur, dans les démocraties, bénéficie de garanties le plus souvent formelles, mais « n’est aucunement protégé contre lui-même, contre une explosion de ses pulsions et instincts, déclenchés par autrui, immunisé contre le poison de nature psychique ». Ou Domenach, rapportant une phrase de Sorel, pour qui « Les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux se représentent leur action sous forme d’image de bataille assurant le triomphe de leur cause. Ces mythes qui touchent au plus profond de l’inconscient humain sont des représentations idéales et irrationnelles liées au combat ; ils possèdent sur la masse une puissante valeur dynamogénique et cohésive ». C’est Roger Mucchielli (« La subversion », 1972) qui analyse : « La conception classique faisait de la subversion et de la guerre psychologique une machine de guerre parmi les autres pendant le temps des hostilités, et elles s’arrêtaient à leur fin. Les Etats d’aujourd’hui, coincés par cette distinction archaïque, n’ont pas compris que la guerre psychologique fait éclater la distinction classique entre guerre et paix. C’est une guerre non conventionnelle, étrangère aux normes du droit international et des lois connues de la guerre, c’est une guerre totale qui déconcerte les juristes et qui poursuit ses objectifs à l’abri de leurs codes ». C’est le même Mucchielli qui dénonce le concept faussement rassurant de « majorité silencieuse » (« une création de la subversion, visant la sidération et l’inhibition des masses »), et ajoute : « L’action de dissociation des groupes constitués est une opération indispensable car on sait, par les recherches en psychologie sociale, que plus les individus adhèrent à des groupes cohésifs, moins ils sont perméables à la propagande et à la subversion. Il faut donc dissocier ou neutraliser les groupes de références pour individualiser les gens et les détacher individuellement de leurs valeurs groupales ». Il n’est souvent besoin que de remplacer quelques termes, passer outre certaines notions ou modifier son angle de vue pour appréhender ainsi avec un regard plus aigu la fausse vacuité de bon nombre d’événements actuels…

Au-delà des bouleversements constatés, notamment ces quinze dernières années, en matière de sciences de l’information et de la communication, mais aussi plus généralement dans les champs de la science politique, de la psycho-sociologie ou encore de l’économie, les méthodes analysées par Vladimir Volkoff restent dans une large mesure opérationnelles, parce qu’elles renvoient dans une large mesure à une permanence de l’activité humaine, comme le confirment les guerres médiatiques et autres « agressions humanitaires », du Kosovo à l’Irak, mais aussi les nombreux conflits oubliés, parce que non télégéniques, où des méthodes aussi archaïques que la ruse, le mensonge et l’intimidation surclassent des « armes de destruction massive » mal employées, mal déployées ou tout simplement… inexistantes.

Un manuel qui est aussi une leçon de vie : à lire et à relire à satiété !


H.H.
28/02/2005
© POLEMIA


« La désinformation arme de guerre », textes de base présentés par Vladimir Volkoff, éditions L’Age d’Homme, coll. Mobiles politiques, nov. 2004, 279 p., 21 €.

(1) Dès le Ve siècle avant JC en effet, Sun Tzu en a été le premier théoricien, démontrant notamment que l’affaiblissement ou l’élimination d’un adversaire était possible grâce à la technique indirecte permettant d’obtenir des informations décisives sur l’ennemi et plus encore d’utiliser l’information contre lui. Ce que confirmeront un millénaire plus tard les « 36 stratagèmes ». Loin d’être une spécificité « chinoise », cette appréhension de la dialectique entre ruse et conflit, et de l’importance des « procédés obliques » dans la victoire, a également été saisie très tôt par les Grecs (métis) et illustrée notamment par le consul romain Sextus Julius Frontinus, inspirateur de « L’Art de la Guerre » de Machiavel.
Archives Polemia