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Polanski, Picquart et Dreyfus

Polanski, Picquart et Dreyfus

par | 3 décembre 2019 | Exclusivité Polémia, Société

Par Monique Delcroix ♦ Monique Delcroix est une spécialiste de l’affaire Dreyfus. Portant un regard très critique sur la version officielle de cette affaire, elle s’est évidemment rendue au cinéma pour voir le dernier film de Roman Polanski. Elle nous livre une analyse engagée de ce film.
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Si vous aimez les grandes fresques historiques, vous pouvez aller voir le film de Polanski « J’accuse » : beaux décors, ambiance réaliste, bons acteurs.
Si vous recherchez la vérité historique, ne comptez pas sur ce film pour vous aider à comprendre la ténébreuse affaire Dreyfus.

Sans surprise, la vision donnée par M. Polanski est strictement conforme à la version officielle de l’affaire, que je nomme la vulgate dans un livre consacré à ce sujet. Plus étonnant, le cinéaste a choisi de faire de Picquart le principal personnage du film (très bien incarné par Jean Dujardin) au point de faire disparaître des acteurs essentiels de l’affaire, à commencer par Esterhazy, qui est tout de même le coupable officiel, mais aussi de grands dreyfusards comme Mathieu Dreyfus, frère du condamné, Joseph Reinach ou Bernard Lazare. On va revenir sur les raisons de cette option.

Commençons par l’innocence affirmée de Dreyfus. Certes Roman Polanski n’allait pas laisser planer l’ombre d’un doute sur ce dogme (il a déjà un grand mérite à dépeindre un Alfred Dreyfus plutôt antipathique conformément à de multiples témoignages). Mais il est décevant de le voir reprendre sans réserve l’affirmation courante selon laquelle c’est par préjugé antisémite que l’officier juif Dreyfus a été soupçonné, poursuivi puis condamné. Cela est faux. Historiquement, rien n’étaye l’antisémitisme abondamment dénoncé du colonel Sandherr (chef du service des renseignements) ou d’Alphonse Bertillon (illustre inventeur de la dactyloscopie, expert en écriture). Il s’agit de ragots infondés que répètent les auteurs conformistes, se recopiant les un les autres, en rajoutant un peu à chaque fois ! Et comment peut on admettre que les officiers des services secrets, au patriotisme sourcilleux, obsédés par les risques de trahison au profit de l’Allemagne, aient sciemment fait condamner un innocent – ce qui aurait eu pour conséquence première de laisser le véritable coupable continuer ses agissements ?

Oui, Alfred Dreyfus a été condamné trop vite, à partir d’un dossier insuffisamment instruit, au terme d’un procès contenant des irrégularités graves. Mais les officiers à l’origine de sa condamnation étaient sincèrement convaincus de sa culpabilité.

Résumons les faits. Alfred Dreyfus est condamné, en décembre 1894, pour être l’auteur d’un bordereau qui énonce une série de documents livrés à l’Allemagne. Il affirme être innocent ; sa famille et ses amis cherchent à établir qu’il a été victime d’une erreur judiciaire. Au printemps 1896, le nouveau chef du Service de renseignement, le lieutenant-colonel Picquart découvre un télégramme émanant de l’ambassade d’Allemagne (même source que le bordereau), adressé au commandant Esterhazy. Selon lui, c’est en enquêtant sur cet officier qu’il découvre que son écriture est celle du bordereau et qu’Esterhazy est le véritable traître de 1894. Après avoir échoué, en 1896, à convaincre ses supérieurs de rouvrir l’affaire Dreyfus, c’est avec d’infinies précautions que Picquart rejoindra les dreyfusards à l’automne 1897 pour arriver à une dénonciation publique d’Esterhazy et à son procès en janvier 1898. L’acquittement d’Esterhazy par un tribunal militaire donne lieu au célèbre article « J’accuse » de Zola. L’affaire entre alors dans sa phase dure, dont l’acmé est la découverte qu’une pièce semblant confirmer la culpabilité de Dreyfus, datant de 1896, était un faux et le suicide prétendu de son auteur supposé, le colonel Henry. Cela conduit à la révision du procès de 1894, à un nouveau jugement de Dreyfus à Rennes en 1899. A nouveau condamné, Dreyfus demandera sa grâce et ce n’est qu’en 1906 qu’à la suite d’une seconde cassation il sera mis hors de cause, puis réhabilité.

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Pourquoi M. Polanski a-t-il jeté son dévolu sur Picquart ? Ce n’est pas un hasard.

Esterhazy, officier d’infanterie fantasque, corrompu, à la vie dissolue aurait pu paraître plus séduisant à un cinéaste ; certes, mais il est très difficile à utiliser dans la version officielle. Comme dans le film, son rôle doit se résumer à « Sois coupable et tais toi ! ». Dès qu’on tente de prouver sa culpabilité dans l’affaire du bordereau, il glisse entre les doigts. Sa conduite semble incohérente, il n’était pas en mesure de fournir des renseignements importants à l’Allemagne, il joue double jeu avec l’État-major (et même triple jeu selon moi !). Les dreyfusards ont dû déployer des trésors d’imagination pour expliquer sa culpabilité. Profitons en pour rappeler que, contrairement à ce qu’on lit partout, toutes les expertises en écriture ont conclu que l’écriture d’Esterhazy n’était pas celle du bordereau !

En fait Picquart, cet officier raide, scrupuleux, au tempérament secret, est la pièce maîtresse du dispositif dreyfusard. Esterhazy est vermoulu, Picquart est vertueux. Sa vertu est la caution, sinon de la culpabilité d’Esterhazy, du moins l’existence de ses relations secrètes avec l’attaché militaire allemand. Tout démarre avec la découverte du Petit bleu. La vulgate exige donc que Picquart soit à l’abri de tout soupçon de contact avec les défenseurs de Dreyfus. M. Polanski s’aligne strictement sur cette stratégie et rien dans le film n’apparaît qui puisse justifier les soupçons de l’État-major à cet égard. Du coup, l’éviction de Picquart fin 1896 apparaît comme pure malveillance.

C’est donc une version partielle et partisane de l’histoire de Picquart. Par exemple, le film colle à la version officielle sur la découverte par Picquart de l’écriture d’Esterhazy en août 1896 (miracle ! l’officier vient justement d’écrire au ministère de la guerre, au moment même où Picquart vient faire part au ministre de ses soupçons). Lumière : le 29 août Picquart compare cette écriture à celle du bordereau et comprend que Dreyfus a été accusé à tort. En réalité, c’est dès le mois d’avril que Picquart a recherché des échantillons d’écriture d’Esterhazy, c’est dès le mois d’avril qu’il a cherché à savoir si Esterhazy était allé en manœuvre à l’été 1894, indice qu’il pensait déjà au bordereau. De même, il a laissé dire que le Petit bleu était de la main de l’attaché militaire allemand, ce qui est faux mais cautionne la seule valeur du télégramme.

De même, les principaux dreyfusards sont curieusement laissés dans l’ombre. Qui connaît un peu l’affaire sera surpris de ne rencontrer dans le film, ni Mathieu Dreyfus, le frère admirable, ni Joseph Reinach, le grand historiographe de l’affaire, principal artisan historique de la défense de Dreyfus, ni Scheurer-Kestner, vice président du Sénat, premier personnage extérieur aux proches de Dreyfus à le défendre (1897). Cela participe de la même volonté de bien faire comprendre au spectateur que Picquart est un homme seul.

D’ailleurs, les historiens dreyfusards, passés et présents, font bloc pour éviter toute question impertinente sur la stratégie employée par les défenseurs de Dreyfus. Cachotteries et mensonges qui étaient, disons le bien, excusables à l’époque, puisque les antidreyfusards affirmaient bruyamment et maladroitement, l’existence d’un « syndicat dreyfusard ». Il est en revanche stupéfiant que les historiens actuels s’inclinent avec respect devant la version monolithique et indiscutée de la façon dont les défenseurs de Dreyfus se sont organisé. Ni les incohérences ni les évidentes dissimulations de leur récit ne sont étudiées. Il ne fallait évidemment pas en attendre plus de M. Polanski.

Monique Delcroix
03/12/2019

Source : Correspondance Polémia

Crédit photo : Domaine Public

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