Libye : retour sur un « succès catastrophique »

jeudi 8 septembre 2011

Alors que les « Amis de la Libye » réunis par Nicolas Sarkozy viennent de débloquer 15 milliards de dollars en faveur du nouveau régime, quelles sont les chances de celui-ci et, surtout, quelle est sa légitimité réelle à gouverner le pays comme à y faire respecter un véritable état de droit ?

En voyage le 2 septembre dans les Vosges où il a lancé la « bataille pour l'emploi » alors que le nombre de demandeurs d'emplois est en hausse continue depuis mai dernier, le généralissime Sarkozy déclarait martialement : « On n'arrive à rien sans ténacité. On n'y serait pas arrivé en Libye sans ténacité. Eh bien, on mettra la même ténacité sur l'emploi, sur la compétitivité de la France, sur l'amélioration de la situation.»

Des élections, mais pas avant 2013 !

Mais la situation est-elle vraiment « améliorée » en Libye ? Certes, Nicolas Sarkozy avait connu la veille un jour de gloire puisqu’il avait à l’Elysée accueilli et coprésidé (avec le Britannique David Cameron) la « Conférence internationale pour le soutien à la Libye nouvelle ». Un événement majeur regroupant, outre le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, et le président de la Commission européenne José Manuel Barroso, une soixantaine de chefs d’Etat ou de gouvernement. Parmi ceux-ci, on reconnaissait le Premier ministre grec Georges Papandréou dont on aurait d’ailleurs pu penser qu’il avait ici et maintenant, vu la faillite de son pays, d’autres préoccupations financières que le soutien à apporter à « la reconstruction de la Libye au bénéfice de tous les Libyens, avec pour objectif l'édification d'une Libye nouvelle, démocratique et pluraliste, où les droits de l'homme, les libertés fondamentales et la justice seront garantis et la prospérité partagée». Dixit Sarkozy qui, au nom des participants à sa conférence, s’est « engagé à débloquer l'argent de la Libye d'hier pour financer le développement de la Libye aujourd'hui» ». Soit 15 milliards de dollars pour commencer, prélevés sur les « dizaines de milliards » d’avoirs libyens « détournés par Kadhafi » et gelés en Europe comme outre-Atlantique depuis mars 2011, début des émeutes contre le raïs. « La conférence internationale répond ainsi aux demandes des rebelles pour leurs besoins urgents en matière d'aide et de reconstruction », a souligné le président français.

Bénéficiaire du pactole, le Conseil national de transition (CNT) a solennellement promis de « respecter l’état de droit ». Au terme d’un « plan de route précis (sic) », une assemblée constituante devrait être élue « dans environ huit mois » et des élections présidentielle et législatives « organisées d'ici à 20 mois, soit avant le printemps 2013 ». Mais nul n’est obligé de croire le CNT, ces échéances pouvant être autant de mirages.

La libération de Tripoli tournée… au Qatar !

Dans sa tribune hebdomadaire du Point comme dans les media, Bernard Henri Levy, Pierre l’Ermite de cette nouvelle croisade du droit, peut bien crier victoire et flétrir les sceptiques ou les pleutres qui avaient osé douter du bien-fondé de sa « guerre juste » contre Kadhafi et de la parfaite intégrité du Conseil national de transition ; les méthodes de ce dernier autorisent néanmoins à se poser quelques questions. Ainsi, une semaine avant de recevoir à l’Elysée un accueil triomphal de la part des (nouveaux) « Amis de la Libye », Moustafa Abdeljalil, le président du CNT, avait-il admis sur le site arabe stcom.net que, diffusé par les télévisions du monde entier, le reportage sur la « libération de Tripoli » le 23 août avait en réalité été tourné quelques jours plus tôt… au Qatar ! Objectif des faussaires, du propre aveu de M. Abdeljalil : « Démobiliser les bataillons de Kadhafi, qui se sont détachés de l’armée, remonter le moral des rebelles » et inciter « onze pays à reconnaître le CNT ». « Nous avons pu récupérer environ treize ambassades. Tous ces avantages sont le résultat de ce mensonge qui a été élaboré et transporté de manière très intelligente », commentait cyniquement M.Abdeljalil (1).

Voilà qui rappelle fâcheusement les fabrications sur la Seconde Guerre mondiale, les montages ayant abouti (et succédé) à la chute des Ceausescu fin 1989 ou le reportage horrifique réalisé en 1990 par l’agence de relations publiques new-yorkaises Hill & Knowlton sur la soldatesque de Saddam Hussein censée faire irruption dans les maternités du Koweït pour y exterminer sauvagement les nouveau-nés prématurés, l’intoxication sur le formidable arsenal de destruction massive attribué à Saddam Hussein pour justifier l’invasion de mars 2003, etc. On admettra que cela augure mal du nouvel Etat où, la transparence, « les droits de l'homme, les libertés fondamentales et la justice seront garantis », que nous fait miroiter Nicolas Sarkozy.

Un conglomérat d’intérêts divergents

On est obligé de constater que notre président, voulant à toute force justifier notre si coûteuse intervention armée (1,2 million d’euros par jour), ment, tout aussi sciemment, quand il décrit une Libye unie derrière ses « libérateurs ».

Or, ceux-ci sont un conglomérat d’affairistes, de chefs tribaux et d’islamistes ; on y trouve par exemple le djihadiste Abdelhakim Belhadj, l’un des « libérateurs de Tripoli » dont il est aujourd’hui gouverneur militaire… après avoir été considéré jusqu’à ces dernières semaines comme un terroriste ultra dangereux par la CIA ! Leurs intérêts sont radicalement différents, que seuls unissent la haine du président déchu, le désir de s’en attribuer les dépouilles… ainsi que le pouvoir qu’il détenait sans partage depuis quarante-deux ans, à la grande fureur des impatients. « Pour l'instant, la démocratie n'est pas mise en place. Il n'y a aucune garantie aujourd'hui que l'ensemble du peuple libyen soit représenté ; il n'est en tout cas, semble-t-il, pas représenté par le Conseil national de transition», soulignait à juste titre Marine Le Pen sur RTL le 2 septembre avant d’ajouter : «Il existe un danger de basculement islamiste dont je pense qu'il serait évidemment au détriment de la liberté du peuple libyen. Il m'apparaît aussi que le danger est de tomber dans une guerre civile, une guerre tribale. »

Un pays avant tour tribal

Les media les plus acquis à la cause « démocratique » ne peuvent du reste plus dissimuler cette incontournable réalité connue des lecteurs de Polémia depuis des mois, à savoir que l’organisation de la Libye est clanique. Deux jours après la conférence de Paris, la tribu des Ghedadfa, celle de Kadhafi, rejetait ainsi l’ultimatum du CNT menaçant sauf reddition de cette « forteresse » d’envahir l’oasis de Bani Walid, porte d’entrée vers Syrte, ville natale d’un raïs toujours introuvable à l’heure où nous écrivons. Faradj al Zouway, chef de la tribu Al-Zaouya, et Akram al Warfalli, de la tribu Al Warfalla, très puissantes en Cyrénaïque — d’où est parti l’incendie — laissent quant à elle planer la menace d’un gel des exportations de pétrole vers les pays occidentaux si le CNT ne satisfaisait pas leurs revendications. Au sud, les Toubous – qui, également présents au Tchad, y menèrent la vie dure aux Français sous la présidence de Valery Giscard d’Estaing, avec l’enlèvement des époux Claustre et l’assassinat du commandant Galopin – s’étaient certes ralliés aux rebelles, mais ils présentent eux aussi la note, en l‘occurrence d’une meilleure répartition des eaux, etc.

Kadhafi avait épuisé une bonne partie de la rente pétrolière à satisfaire les diverses exigences, souvent antagonistes, des dix grandes tribus qui se partagent le territoire. Les milliards débloqués par les « amis de la Libye » serviront-ils selon l’engagement de Sarkozy à reconstruire ce pays ou simplement à assurer provisoirement au CNT des fidélités aléatoires ?

Morale, Rafales et Total

Question essentielle, qui ne doit pas en occulter une autre, d’ordre plus hexagonal : en pilonnant sans pitié (plus de 8000 bombardements) les bases et les troupes de ce Kadhafi qu’il avait si somptueusement reçu en décembre 2008, le chef de l’Etat a-t-il obéi à une « ardente obligation » morale, comme eût dit De Gaulle, ou à des intérêts plus mercantiles, par exemple ceux de Dassault et de Total ?

Il n’aura échappé à personne en effet que la « guerre juste » aura constitué une formidable opération publicitaire pour les avions Rafales que nous avons tant de mal à vendre à l’étranger, y compris à Kadhafi, raison réelle de sa réception à Paris et de la latitude qui lui fut accordée d’y faire n’importe quoi. Quant à l’or noir, Paris et le CNT ont bien sûr démenti catégoriquement l’existence d’un accord passé dès le 3 avril dernier, communiqué le même jour à l’émir du Qatar, avec copie au secrétaire général de la Ligue arabe (d’où la fuite) ; selon cet accord, le Conseil national de transition libyen s’engageait à « attribuer 35% du total du pétrole brut aux Français en échange du soutien total et permanent à notre Conseil ». Mais on sait ce que valent de telles dénégations…

Toutefois on sait aussi, que, selon le mot bien connu, « les promesses n’engagent que ceux qui y croient », et l’on ne serait pas trop étonné que, enfin parvenu à ses fins, soit l’élimination totale du clan Kadhafi, le CNT casse l’accord du 3 avril. D’autant plus aisément d’ailleurs que l’Elysée lui-même en a vertueusement nié l’existence.

Et si l’on reparlait des infirmières bulgares ?

Alors, tout ça pour ça ? Le 1er septembre, notre président a couvert d’éloges son homologue du Conseil national de transition libyen, humaniste et démocrate, selon lui, exemplaire. M. Sarkozy a la mémoire courte. Car c’est bien l’excellent Moustapha Abdeljalil qui, « fidèle entre les fidèles » de Kadhafi, avait, en sa qualité de président de la cour d'appel de Tripoli, « confirmé à deux reprises la peine de mort des infirmières »(2) scandaleusement accusées d’avoir volontairement inoculé le virus du sida à des enfants libyens et qui, « en récompense de son intransigeance dans ce procès, a été nommé ministre de la Justice en 2007 » tel que le journaliste Guéorgui Milkov, qui couvrit ces procès iniques, l’a rappelé dans L’Express (du 29/3/2011).

Et s’il n’y avait qu’Abdeljalil… Mais Idris Laga, aujourd’hui coordinateur militaire du CNT, s’illustra précédemment comme président de l'Association des parents d'enfants infectés, lobby « créé par le régime pour faire monter les enchères en instrumentalisant la douleur des victimes » et « très actif pendant toute l'affaire des infirmières » dont l’exfiltration de Libye à grands frais, menée par Cécilia Sarkozy en personne en juillet 2007, fut présentée comme la grande réussite du début du quinquennat. Quatre ans plus tard, le président aurait-il oublié qu’Abdel Fattah Younès, redoutable ministre de l'Intérieur converti subitement à la religion des droits de l’homme et devenu commandant en chef des rebelles, était surnommé à Sofia, révèle encore Guéorgui Milkov, le « tortionnaire en chef » à cause des mauvais traitements infligés à répétition aux soignantes : « viols, électrochocs et morsures de chiens notamment, commis par ses hommes et destinés à leur faire avouer des crimes qu'elles affirment n'avoir jamais commis » ?

La justice (divine) est passée, le général Younès ayant été enlevé puis assassiné le 28 juillet par de mystérieux agresseurs. Cette péripétie devait entraîner la suspension de quinze de ses fidèles, ministres du comité exécutif du CNT, et la fureur de sa tribu, celle des Obeidat, qui manifesta les armes à la main en demandant justice et qui aurait abandonné le camp des rebelles sans la nomination en catastrophe de l’un des siens, le général Souleimane Mahmoud.

Ainsi va la Libye prétendument libérée, telle qu’en elle-même enfin l’éternité ne la changera jamais. Le 4 septembre, après que le Times de Londres, insistant sur les dissensions et règlements de comptes au sein des rebelles, eut évoqué un « succès catastrophique », le ministre italien des Affaires étrangères Franco Frattini exhortait la « communauté internationale et le nouveau régime libyen à ne pas détruire toute la structure de l’appareil d’Etat afin de ne pas commettre la même grosse erreur qu’en Irak ». Las, la grosse erreur semble avoir déjà été commise. Merci Monsieur BHL !

Claude LORNE
5/09/2011

Notes :
(1) http://www.youtube.com/watch?v=c8_afO3u7eA&feature=player_embedded
(2) Raison pour laquelle, le 11 mars dernier, la Bulgarie avait très mal pris la reconnaissance précipitée par la France du CNT. Que Sofia a finalement reconnu le 26 août, ainsi que la Macédoine ou la Croatie, l’Union européenne leur ayant évidemment mis le couteau sous la gorge.

Note de la rédaction :
Depuis la rédaction de cet article publié ici, la presse livre de curieuses révélations sur les liens que les Etats démocratiques entretenaient avec le régime de Mouamma Kadhafi. Des documents ont été trouvés dans le bureau de l’ancien chef des services secrets libyens, Moussa Koussa, aujourd’hui réfugié au Qatar. L’affaire est sérieuse : à ce jour seraient impliqués la CIA et le M16 britannique, au point que David Cameron diligente une enquête. Pour ce qui est de la France, l’implication serait moindre. On parle d’« échanges d’informations » sur la nébuleuse Al Qaida et de formations d’unités spécialisées libyennes par les services français. Est-ce bien tout ? Affaire à suivre. (Polémia)

Correspondance Polémia – 8/09/2011

Image : Moustapha Abdeljalil, dirigeant du CNT, et Nicolas Sarkozy à l’Elysée, le 1er septembre 2011.

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