Jean-Claude Valla : un guerrier des idées (première partie)

samedi 27 février 2010

Le journaliste Jean-Claude Valla est mort d’un cancer jeudi 25 février 2010. Il était âgé de 65 ans. Il a exercé son métier à Valeurs actuelles, Éléments, Magazine Hebdo, Minute, puis comme journaliste indépendant. Il avait été, auprès de Louis Pauwels, le créateur et la cheville ouvrière du Figaro Magazine : dans sa formule d’origine, la plus belle réussite de la presse française au cours de ces quarante dernières années. Un étonnant succès commercial dû à la liberté de ton et à l’intelligence. Les maîtres du discours ne s’y sont pas trompés : ils y ont mis fin à coup de campagnes de diabolisation et de pressions publicitaires. A l’occasion d’un de ces épisodes de « normalisation », Jean-Claude Valla avait été livré au moloch. Il n’en avait gardé nulle rancœur. Il avait juste raconté l’aventure – la mésaventure - dans un article intitulé : « Avec Louis Pauwels au Figaro Magazine ». Polémia a publié ce récit en 2006 sous le titre : « Un exemple de tyrannie médiatique : la normalisation du Figaro Magazine ». Polémia met à nouveau ce beau texte à disposition de ses lecteurs. En hommage à son auteur, combattant de la liberté et guerrier des idées.

Polémia.

Avec Louis Pauwels au Figaro Magazine

 

La rencontre avec Louis Pauwels

J'ai connu Louis Pauwels le 31 octobre 1971 au VIIe séminaire national du Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne (GRECE), dont j'étais alors le « secrétaire études et recherche ». Il avait accepté d'en être l'un des orateurs, aux côtés de Pierre Thuillier, de Stéphane Lupasco et du professeur Pierre Debray-Ritzen. Cette date allait marquer le début d'une étroite collaboration entre cet écrivain renommé et ce qu'il sera convenu plus tard d'appeler la « Nouvelle Droite ».

Louis Pauwels avait trouvé auprès de notre jeune école de pensée les idées qui répondaient à ses aspirations. « Je suis passé, en vous découvrant avec vos amis, confiera-t-il le 22 décembre 1981 à Alain de Benoist, d'une conscience solitaire à une conscience solidaire. » La lecture d'un livre de Louis Rougier, Le Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, édité par le GRECE en 1974, l'avait passionné et semblait l'avoir conforté dans son refus du christianisme. Toutefois, l'élément décisif de ce ralliement avait été son admiration pour Alain de Benoist qu'il tenait, comme il l'écrira en 1977 dans le Journal du dimanche , pour « l'un des esprits les plus vastes et percutants de notre époque. »

Je me souviens des quelques voyages que nous avons effectués, Louis et moi, pour des conférences du GRECE dont il était l'invité. Un jour où nous revenions de Lille en voiture, il me parla longuement de la forêt de Saint-Germain-en-Laye où il aimait à se promener. Sa propriété du Mesnil-le-Roi n'en était guère éloignée. Comme je lui confessais ma lassitude de l'habitat parisien, il me suggéra de prendre contact avec l'une de ses amies qui s'apprêtait à quitter son appartement du parc de Maisons-Laffitte. C'est ainsi que nous sommes devenus voisins ou presque deux ou trois mois plus tard.

A la même époque, il me donna rendez-vous aux Champs-Elysées, dans les bureaux des éditions Retz où était publiée sa revue Question de. J'y fis la connaissance d'Hélène Renard, que j'allais retrouver au Figaro Magazine, et de Jacques Bergier, son acolyte du Matin des magiciens, tapi dans un petit bureau encombré de livres. Brillant et confus, c'est le souvenir que j'ai conservé de ce personnage insolite. Je compris, ce jour-là, que Louis s'apprêtait à tourner une page. La mort de Bergier allait encore lui inspirer Blumroch l'admirable (Gallimard, 1976), mais une autre aventure intellectuelle avait déjà commencé.

Louis travaillait alors sur le projet d'un hebdomadaire du week-end. C'était, pensait-il, le seul moment de la semaine où le lecteur était vraiment disponible. Les news magazines, disait-il, avaient épuisé leur formule. Leurs articles insipides et interchangeables lui tombaient des mains. Il voulait en revenir aux grandes signatures, aux articles stimulants pour la réflexion et estimait que les hebdomadaires devaient s'adapter à la civilisation des loisirs. La presse était un domaine qu'il connaissait bien pour l'avoir longuement pratiqué. Avant de fonder la revue Planète  il avait été rédacteur en chef de Combat et d'Arts, éditorialiste à Paris-Presse, avait dirigé la rédaction de Marie-France, collaboré à Carrefour et au Figaro littéraire, etc. Déjà considéré comme l'une des meilleures plumes de la « jeune droite », il avait été victime d'un guet-apens dans les locaux de L'Express, le 24 juillet 1956. Il y avait été attiré et physiquement malmené. Il ne parlait pas souvent de cette mésaventure mais je ne peux m'empêcher de penser que l'hebdomadaire dont il rêvait était aussi une façon de se venger de l'affront qu'il avait subi ce jour-là.

A plusieurs reprises il nous a réunis, Alain et moi, pour évoquer ce projet auquel il tenait à nous associer. J'en garde un souvenir ému, car la confiance qu'il nous témoignait, mais aussi sa gentillesse et l'accueil toujours chaleureux de son épouse, Elina Labourdette, avaient de quoi toucher le cœur du modeste jeune homme que j'étais. Pour trouver les financements nécessaires, Louis comptait sur la caution et l'appui de Georges Pompidou, alors président de la République. Il avait réussi, je ne sais comment ni par quels intermédiaires, à le convaincre de la nécessité d'un tel hebdomadaire. Mais, en 1974, la maladie emporta le chef de l'Etat et le projet tomba à l'eau. Louis en fut profondément peiné mais ne renonça pas. L'idée n'allait cesser de l'habiter.

En juillet 1975, Robert Hersant fit l'acquisition du Figaro, avec le soutien des deux personnalités qui se voulaient la « conscience » de ce grand quotidien : Jean d'Ormesson, son directeur, et Raymond Aron, son éditorialiste. Mais les rapports se dégradèrent peu à peu et, lorsque le nouveau propriétaire annonça en mai 1977 qu'il se réservait le droit d'écrire des éditoriaux, Raymond Aron donna sa démission, bientôt suivi de Jean d'Ormesson. Le premier s'en alla aussitôt à L'Express  tandis que le second, après avoir fait marche arrière, négociait avec Hersant un nouveau statut qui lui permettait de conserver un salaire confortable et quelques-uns des privilèges attachés à son rang d'académicien. Toutefois, les fonctions de directeur lui étaient définitivement retirées.

Préoccupé par la succession de Jean d'Ormesson, Yann Clerc, qui était secrétaire général du Figaro, s'enquit de trouver une personnalité politiquement fiable dont il pourrait suggérer le nom à Robert Hersant. J'avais connu Yann quelques années plus tôt, lors de la fondation du Syndicat des journalistes CGC. Nous étions très amis. Je lui parlai de Louis Pauwels. L'idée lui sembla excellente. Hersant, en réalité, ne souhaitait pas désigner un nouveau directeur. Il s'attribua ce titre mais accepta de rencontrer Louis Pauwels. Et c'est ainsi que prit corps un autre projet qui consistait à doter Le Figaro d'un supplément culturel encarté dans le numéro du samedi mais portant le nom de Figaro dimanche.

Le Figaro dimanche, tribune de la « Nouvelle Droite », puis Le Figaro Magazine

Propulsé à la direction des services culturels du Figaro en septembre 1977, Louis avait proposé à Alain de Benoist de collaborer à ce supplément et m'avait sollicité pour le poste de rédacteur en chef. Je ne pouvais malheureusement pas accepter, car j'étais retenu par mes fonctions de directeur des éditions Copernic. Nous avions créé cette maison en octobre 1976. Elle venait de remporter un grand succès, à la fois commercial et d'estime, avec la publication de l'ouvrage d'Alain de Benoist, Vu de droite, que l'Académie française allait doter de son grand prix de l'essai en 1978.

Je me souviens encore de la déception de Louis. Nous étions chez lui, au Mesnil-le-Roi, avec Alain. Il insista, puis, se rangeant à mes raisons, il nous demanda de trouver quelqu'un d'autre capable d'assumer cette responsabilité. Le nom de Patrice de Plunkett, qui était alors à Valeurs actuelles, nous vint à l'esprit. C'était un militant du GRECE et ses compétences professionnelles ne faisaient aucun doute. Louis ne le connaissait pas mais nous faisait confiance. Pressé de trouver une solution, il souhaita que nous l'appelions immédiatement, malgré l'heure tardive. Ce que je fis, en disant simplement à Patrice que nous devions l'entretenir de toute urgence d'une affaire importante. Une heure plus tard, Alain et moi étions à son domicile. D'abord incrédule, il se laissa facilement convaincre. L'offre, il est vrai, en valait la peine !

Le Figaro dimanche fut une formidable tribune pour les idées de la « Nouvelle Droite ». Alain de Benoist y alternait des chroniques avec Louis Pauwels. Le 8 octobre 1997, une page entière fut consacrée au livre du professeur Hans J. Eysenck, L'Inégalité de l'homme, publié aux éditions Copernic. Le 4 février 1978 fut annoncée en bonne place la parution, aux mêmes éditions, du livre de Jean Cau, Discours de la décadence. La semaine suivante, Louis Pauwels consacra sa chronique à un numéro d' Eléments, l'organe officieux du GRECE. Des exemples parmi d'autres, car la plupart des sujets qui étaient alors au centre des préoccupations de la « Nouvelle Droite » furent relayés par Le Figaro dimanche. Mais, au printemps 1978, Robert Hersant prit la décision de transformer ce modeste cahier supplémentaire en véritable magazine dont la date de parution était fixée au mois d'octobre.

Louis trouvait là l'occasion de mettre en œuvre son vieux projet. De nouveau se posa le problème de la rédaction en chef. Tout en estimant que Patrice de Plunkett n'avait pas démérité, Louis le jugeait trop cassant et n'avait pas totalement confiance en lui pour un projet de cette envergure. Aussi voulait-il le flanquer d'un autre rédacteur en chef. Il me sollicita donc pour la seconde fois. L'enjeu était si important que je ne pouvais plus décemment refuser. Les éditions Copernic avaient encore besoin de moi. C'était si vrai que mon départ n'allait pas tarder à poser de sérieux problèmes. Mais l'idée de participer à cette grande aventure m'enthousiasmait. C'était, de toute évidence, l'occasion ou jamais de donner à nos idées une audience considérable.

Le Figaro Magazine devait faire appel à de grandes signatures, celles du Figaro, bien sûr, mais d'autres aussi, moins conformistes ou plus surprenantes. Je pense notamment à Jean-Edern Hallier, qui avait déjà collaboré au Figaro dimanche. Certains journalistes de la vieille maison allaient également y collaborer et même, pour quelques-uns d'entre eux, être transférés d'une rédaction à l'autre. Mais il fallait recruter pour compléter l'équipe. Louis me chargea de cette mission, sachant et souhaitant que je fasse appel, dans la mesure du possible, à des journalistes acquis aux idées du GRECE dont j'étais encore, pour quelques semaines, le secrétaire général. Il ne cessa d'ailleurs, bien après que j'eus démissionné de cette fonction, de me considérer comme le patron du GRECE. Comme sa timidité le mettait souvent mal à l'aise avec les journalistes, sauf avec les femmes, l'autorité que j'avais sur eux le rassurait.

Travailler avec Louis n'était pas de tout repos. L'esprit constamment en éveil, il nous bombardait, Patrice et moi, de notes de services dont je ne peux aujourd'hui encore consulter la collection sans un certain étonnement. Il pensait à tout, s'inquiétait, s'impatientait, s'enthousiasmait, poussant le sens de la perfection jusqu'à choisir lui-même les photos après d'interminables séances de projection. Il était capable de tout changer à la dernière minute et n'acceptait pas qu'on lui objectât une contrainte technique. Tant qu'il eut les coudées franches, son instinct ne le trompa jamais. Il n'avait qu'un défaut : celui de ne pas savoir dire non aux solliciteurs qui assiégeaient son bureau. Il le savait et, chaque fois qu'il se laissait piéger, il m'appelait et, devant l'importun, prenait un air malicieux pour me prier de lui donner satisfaction. Ce n'était évidemment qu'une comédie que nous avions fini par roder à merveille.

Louis nous avait affublés, Patrice et moi, d'un titre de rédacteur en chef qui ne correspondait pas à la qualification figurant sur nos bulletins de salaire. Pour ma part, j'étais chef des informations et, comme tous les autres journalistes du magazine, j'émargeais à l'Agence de presse et d'information (AGPI) que Robert Hersant avait créée pour ne pas avoir à octroyer à ses nouvelles recrues les sacro-saints « avantages acquis » auxquels la rédaction du Figaro ne voulait pas renoncer. Nous ne figurions pas davantage dans « l'ours » du Figaro Magazine. A mes yeux, cela n'avait aucune importance, puisque j'avais, au sein de la rédaction, l'autorité et la marge de manœuvre nécessaires.

Dans un premier temps, Louis nous avait demandé, à Patrice et moi, de superviser à tour de rôle un numéro du Figaro Magazine. Cette rédaction en chef tournante était censée nous laisser à chacun quinze jours pour préparer un numéro et donc de le peaufiner, mais la formule, séduisante au premier abord, n'était pas viable. Il y renonça très vite et répartit les tâches entre nous : Patrice se vit confier les pages culturelles, tandis que me revenaient les pages politiques et société. Un troisième secteur, celui de l'art de vivre, consacré principalement au tourisme, relevait de la seule responsabilité de Maurice Beaudoin, le directeur exécutif. Ce vieux briscard appartenait à la hiérarchie parallèle mise en place par Robert Hersant qu'il connaissait depuis longtemps. En dehors de Louis, il était, d'ailleurs, l'un des rares et probablement le seul de la rédaction à être en contact direct avec lui. Personnellement, je n'ai rencontré Hersant qu'une seule fois, le 7 septembre 1978, lorsqu'il jugea bon de dire quelques mots aux journalistes du Figaro Magazine. Je l'ai par la suite croisé dans les couloirs. Il semblait raser les murs. Etonnant personnage !

Le Figaro Magazine monte en puissance mais …

Le premier numéro parut le 7 octobre 1978 avec un portrait de Giscard à la Une. Les grandes signatures étaient au rendez-vous : Jean d'Ormesson, Philippe Bouvard, Jacques Chancel, Jean-Jacques Gautier, François Chalais, Bernard Gavoty, François Nourissier, Jean-Marie Benoist, Jean-Raymond Tournoux, Geneviève Dormann, Alain de Benoist, Jean-Louis Barrault, Joseph Losey, Anthony Burgess, Marcel Julian, James de Coquet, Pierre Daninos, Sempé, etc. Le premier ministre Raymond Barre et l'ancien président des Etats-Unis Richard Nixon avaient accordé de longs entretiens. C'était un bon début.

La première année se déroula sans histoire. Le succès ayant été quasiment immédiat, les journalistes en tiraient une légitime fierté. Nous nous sentions libres, peut-être trop, au point d'en être parfois un peu grisés. Louis n'était pas en reste. Dans ses éditoriaux, il vulgarisait les idées qui nous étaient chères et qui, par la grâce de son immense talent, acquéraient leurs lettres de noblesse. Avec le zèle du néophyte et ce courage qui frôle parfois l'inconscience, il assumait pleinement cet engagement à nos côtés. Les lecteurs ne s'en plaignaient pas, bien au contraire. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tel était du moins mon état d'esprit lorsque Le Figaro Magazine ferma ses portes en juillet pour la durée des vacances d'été. J'avais décidé de profiter de cette interruption pour partir au Mexique sur les traces des Mayas et des Aztèques. Maurice Beaudoin, à qui j'avais proposé un article pour sa rubrique touristique, m'avait aidé à préparer ce voyage.

J'étais loin de me douter que l'été allait être aussi chaud pour Le Figaro Magazine ! Avant de m'envoler pour Cancun, j'avais eu le temps de prendre connaissance du Nouvel Observateur du 2 juillet portant en couverture l'emblème du GRECE frappé d'un titre en réserve blanche : Les habits neufs de la droite française. Je ne m'en étais pas ému outre mesure. Certes, le contenu du dossier n'était pas aussi objectif que le titre pouvait le laisser penser. Mais nous avions déjà été épinglés au cours de ces derniers mois. Le succès du Figaro Magazine ne pouvait qu'exciter la jalousie et l'inquiétude des grands médias acquis à l'idéologie de gauche. Et, surtout, j'étais habitué aux calomnies. Diverses officines avaient poursuivi le GRECE de leur vindicte depuis le début des années soixante-dix. Les rapports de police qu'elles avaient constitués traînaient dans les salles de rédaction. Ils pouvaient ressurgir à tout moment.

Je suis parti serein, sans imaginer une seconde que ce premier dossier n'était que le coup d'envoi d'une incroyable campagne de presse. Pendant tout l'été, nos chers confrères vont s'en donner à cœur joie contre Le Figaro Magazine et la « Nouvelle Droite », associés dans le même opprobre. Nous serons accusés de tous les maux, avec d'autant plus de mauvaise foi que nous n'étions pas en mesure de répliquer. Cette campagne de presse fut la première du genre. Elle révéla le goût de certains journalistes pour les méthodes de basse police et leur façon de se recopier les uns les autres, sans prendre la peine de vérifier les informations, chacun prenant soin, au contraire, de faire assaut d'imagination pour se singulariser.

L'objectif était clair : faire peur à la droite institutionnelle que nos adversaires soupçonnaient de prêter une oreille complaisante à nos idées. Louis Pauwels entretenait alors les meilleures relations avec le président Giscard d'Estaing. La participation anonyme d'Alain de Benoist au livre de Michel Poniatowski, L'Avenir n'est écrit nulle part (Albin Michel, 1978), était un secret de polichinelle. Quant à moi, j'avais dans Le Figaro Magazine cosigné des articles avec Alain Griotteray, l'un des fondateurs des Républicains indépendants. L'idée que nous puissions avoir la moindre influence au sein de la majorité de l'époque était insupportable aux petits marquis du prêt-à-penser. La gauche avait la prétention de détenir le monopole de l'intelligence. Il ne lui manquait plus que le pouvoir politique qu'elle espérait recueillir incessamment comme un fruit mûr. Mais encore fallait-il que la droite restât la plus bête du monde.

Bien entendu, nos détracteurs nourrissaient également l'espoir de discréditer la « Nouvelle Droite » auprès de Robert Hersant. Ils l'avaient pourtant accablé de leurs sarcasmes et ne s'étaient pas privés d'étaler ses erreurs de jeunesse. Feignant d'oublier que « l'ancien nazi » avait été élu député radical-mendésiste en 1956, ils en avaient fait une sorte de [pacte avec le] diable. Mais ils savaient aussi que le « papivore », confronté à d'incessantes difficultés financières, ne pouvait pas se permettre d'entretenir le scandale autour de son nom.

Parti pour le Mexique, je n'ai pas vécu cette campagne. D'autant que je fus victime, au troisième jour de mon voyage, d'un grave accident de voiture. Sur une route du Yucatan, je percutai une vache surgie d'une forêt que je croyais inhabitée. Souffrant d'un sérieux traumatisme crânien, je fus transporté à l'hôpital neuro-psychiatrique de Mérida, puis à l'American British Cowdray Hospital de Mexico, avant d'être rapatrié sur un brancard quelques jours plus tard. De nouvelles interventions chirurgicales m'attendaient à l'Hôpital Foch où de nombreux amis du Figaro Magazine vinrent me rendre visite. C'est ainsi que je découvris peu à peu l'ampleur de la campagne de presse : un délire journalistique de près de cinq cents articles, auquel n'avait pas échappé le vénérable Figaro sous la plume d'Annie Kriegel.

Je n'en fus pas surpris, car j'étais bien placé pour savoir que les rapports entre Le Figaro Magazine et sa maison mère n'étaient pas bons. Louis m'avait demandé, un an plus tôt, d'assurer la liaison entre les deux rédactions qui, depuis l'expérience du Figaro dimanche, vivaient retranchées de part et d'autre de la rue du Mail. Chaque semaine, je m'étais rendu dans le bureau de Max Clos, le directeur de la rédaction du quotidien, pour lui transmettre le sommaire de notre numéro à paraître. Nous voulions ainsi éviter des doublons avec Le Figaro du samedi dans lequel le magazine était encarté. Louis souhaitait ainsi une normalisation de nos rapports. Mais ces efforts avaient été vains. Le Figaro s'était obstiné à traiter, certains samedis, les mêmes sujets que nous, dans une optique systématiquement différente. Au point que nous en avions été réduits à communiquer de faux sommaires. Max Clos et les chefs de service que je retrouvais dans son bureau m'avaient toujours accueilli poliment. L'un d'eux était même un ancien camarade de classe. Mais, à l'évidence, la vieille garde du Figaro se méfiait de nous. Notre succès aurait dû la réjouir, car il avait permis au quotidien d'augmenter ses ventes du samedi de quelque 100 000 exemplaires. Elle n'en tirait que jalousie et tremblait devant les censeurs de la presse de gauche.

L’agression du XIVe colloque national du GRECE

J'étais encore en convalescence lorsque se déroula un événement nouveau dont je fus le témoin : le 9 décembre 1979, le XIVe colloque national du GRECE, qui se tenait au Palais des congrès de la Porte Maillot, fut soudainement attaqué par un commando d'une prétendue Organisation juive de défense (OJD). Plusieurs des nôtres furent grièvement blessés. Cette action violente – dont certains auteurs furent arrêtés mais relâchés le soir même après intervention de Jean-Pierre Pierre-Bloch, fils du président de la LICRA et alors député UDF de Paris – était d'autant plus malvenue que le thème du colloque était la dénonciation de tous les totalitarismes. Aussi suscita-t-elle de vigoureuses protestations. Un appel pour la liberté d'expression fut signé par plusieurs douzaines de personnalités qui ne partageaient pas toutes, loin s'en faut, les idées du GRECE. Louis Pauwels figurait, bien entendu, parmi les signataires.

Mais quelques personnalités récalcitrantes s'étonnèrent d'avoir reçu le texte du manifeste accompagné d'une lettre à en-tête du Figaro Magazine et s'en offusquèrent aussitôt. En janvier, alors que je venais à peine de reprendre mon travail, Louis me fit part de son intention de se séparer du journaliste qui avait commis cet impair. Il semblait très ennuyé mais sa décision était irrévocable. Le « coupable » devait partir et, comme c'était un membre du GRECE, c'était à moi de le lui faire savoir.

Le climat n'était plus tout à fait le même au sein de la rédaction. Un certain nombre de journalistes reprochaient à Louis Pauwels d'avoir un peu trop courbé l'échine. Ils sous-estimaient les pressions qui avaient été exercées sur lui et dont ils ignoraient l'ampleur. Mon absence n'avait pas arrangé les choses. Bien que mon remplaçant, Henri-Christian Giraud, se fût bien acquitté de sa tâche, Patrice de Plunkett, qui était le plus ancien dans le grade le plus élevé, avait profité de la situation pour élargir ses prérogatives. Il avait surtout senti le vent tourner et compris tout le profit qu'il pouvait tirer à se présenter auprès de Louis en élément modérateur. Sa nouvelle attitude ne pouvait qu'alimenter les soupçons et exacerber les critiques de ceux qui l'avaient connu beaucoup plus va-t-en-guerre.

Ayant décidé de confirmer Henri-Christian dans son titre de rédacteur en chef, Louis me nomma directeur de la rédaction. Déjà absorbé par la préparation du Figaro Madame dont le premier numéro était prévu pour le mois de mai, il avait besoin de quelqu'un qui puisse le seconder plus efficacement au Figaro Magazine. Mais, encore affaibli par mon accident, j'étais loin d'avoir récupéré la totalité de mes capacités de travail. De surcroît, mon bureau était devenu celui des doléances et il me fallut consacrer beaucoup de temps à essayer de calmer les esprits. J'étais moi-même troublé par la nouvelle attitude de Louis. Comme nous étions presque voisins et qu'il voyait bien que ma santé était encore fragile, il avait demandé à son chauffeur de passer me prendre à mon domicile. Pendant plusieurs mois, nous avons ainsi fait la route ensemble chaque matin. C'était évidemment l'occasion de discuter. Il se rendait bien compte que je n'étais pas disposé à accepter les avanies de nos adversaires. Il essayait de me convaincre de la nécessité de faire des concessions pour préserver l'essentiel. Et il ajoutait parfois de son regard malicieux : « Nous les aurons ! »

Je n'en étais pas convaincu. Mon expérience à la tête du GRECE m'avait appris qu'il ne faut jamais donner à l'adversaire le sentiment que l'on est vulnérable à ses attaques. Faire preuve de faiblesse, c'était s'exposer à recevoir de nouveaux coups, chaque fois plus douloureux. Il lui arrivait d'en convenir mais je sentais bien qu'il n'avait plus les coudées franches. Je compris également un aspect essentiel de sa personnalité : Louis avait une vision chevaleresque du débat des idées. Il se battait en honnête homme pour ce qu'il croyait être juste ou souhaitable, sans toujours mesurer la portée des formules assassines dont il avait le secret et sans bien se rendre compte que ceux d'en face n'avaient pas du tout envie de débattre.

Louis offrait un curieux mélange de naïveté et de lucidité. Il avait parfaitement identifié nos adversaires. Il les connaissait pour les avoir déjà croisés sur son chemin. Il savait très bien ce dont ils étaient capables. Je crois qu'il les haïssait tout autant que moi. Mais la campagne de presse l'avait profondément déstabilisé. Il les découvrait plus influents encore qu'il ne les avait imaginés. Et cette toute-puissance l'effrayait. Il faut se souvenir du climat de cette année 1980. Nous étions à la veille de l'élection présidentielle. Mitterrand piaffait d'impatience et la gauche faisait feu de tout bois pour tenter de discréditer le pouvoir giscardien. Le chef de l'Etat était ouvertement soupçonné de sympathies vichystes et de dédain à l'égard de la communauté juive. Dans le livre qu'il a consacré aux Juifs dans la société française (Flammarion, 1990), Maurice Szaffran rapporte ces incroyables propos que lui a tenus un proche collaborateur de Michel Rocard : « Oui, je crois Giscard fondamentalement antisémite. Il appartient à cette bourgeoisie française où il n'est pas de bon ton d'épouser un juif. Et il y a une traduction politique de cet état d'esprit : Giscard a ouvertement méprisé les juifs. Si De Gaulle et Pompidou se sont opposés, à un moment de leur présidence, au judaïsme français, ils ne l'ont jamais méprisé. C'est cela l'antisémitisme à la Giscard. »

Image : Jean-claude Valla, journaliste indépendant, Jean-Claude Valla (16 mai 1944 – 25 février 2010)

Voir : deuxième partie

 

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